Un cri pour le Liban - La courbature
Wajdi Mouawad, écrivain et metteur en scène québécois d’origine libanaise, interroge la langue dans laquelle il travaille face aux morts chaque jour de plus en plus nombreux.
Cet article a paru dans Le Devoir, Montréal, le 25 juillet.
C’est la soudaineté de tout cela qui fait mal. Tout à coup. D’un coup. Voilà. Ponts détruits, jambes arrachées, enfances perdues et routes cassées, immeubles écroulés, avions dans le ciel et hurlements. Sifflement et explosion et prière désespérée, souffle trop court, coeur qui bat, grande frayeur, sommeil brûlé et ironie et honte et humiliation. Cela tout à coup. Soudaineté. Comme un couteau planté dans la gorge.
Des jours déjà que je marche sans faire attention à rien, à la recherche des mots. Ne pas croire ceux qui disent « qu’il n’y a pas assez de mots pour dire... », au contraire, s’entêter. Quand on n’a plus rien, il nous reste encore des mots ; si on commence à dire qu’il n’y a plus de mots, alors vraiment tout est perdu, noirceur noirceur.
Chercher même si on ne trouve pas. Regarder ses propres mains et y voir, là, dans ses propres veines et ses propres muscles, là, dans ses bras, l’impossibilité d’agir. Constater et être impitoyable envers soi et assumer : je ne peux rien faire, je ne sais pas quoi faire, je me sens impuissant, je ne peux qu’attendre et suivre le décompte.
Zidane, il y a un siècle.
Il y a bien longtemps de cela, un siècle je crois, je tremblais pour Zidane et pour les Bleus. Je comptais, avec une jubilation profonde, les buts marqués contre le Brésil, le Portugal, l’Espagne et puis voilà, fin de la Coupe du monde, et tout à coup, un couteau planté dans la gorge !
Depuis je compte les morts d’un match cauchemardesque où les règles s’inventent à mesure : 316 à 48, addition infernale, sang pour sang sanglante sans remise possible ni banco ni go à passer pour réclamer les vies, toutes les vies perdues, morts, ils sont morts et les voilà, Moustafa, Samir, Sarah, Jean, Abdelwahab, Esther et Isaac et Naji et Nayla et Walid devenus chiffres comme dans France 1 Brésil 0, catastrophe catastrophe.
Est-ce qu’on peut pleurer des lettres ? Pleurer de tout son alphabet, alphabet arabe, Aleph et Bé, Alpha et beta. Devenir poulpe et éclater en encre. Pour inventer des mots ? Est-ce qu’on peut pleurer des lettres ?
Alors marcher dans la rue. Chercher des mots. Non pas pour apaiser, non pas pour consoler. Non pas pour dire la situation de tout cela, non pas pour parler politique. Surtout pour ne pas parler politique. Au contraire. Utiliser une langue incompréhensible à la politique.
Au journaliste qui me demandait quelle était ma position dans le conflit du Moyen-Orient, je n’ai pas pu lui mentir, lui avouant que ma position relevait d’une telle impossibilité que ce n’est plus une position, c’est une courbature. Torticolis de tous les instants.
Et moi.
Je n’ai pas de position, je n’ai pas de parti, je suis simplement bouleversé car j’appartiens tout entier à cette violence. Je regarde la terre de mon père et de ma mère et je me vois, moi : je pourrais tuer et je pourrais être des deux côtés, des six côtés, des 20 côtés. Je pourrais envahir et je pourrais terroriser. Je pourrais me défendre et je pourrais résister et comble de tout, si j’étais l’un ou si j’étais l’autre, je saurais justifier chacun de mes agissements et justifier l’injustice qui m’habite, je saurais trouver les mots pour dire combien ils me massacrent, combien ils m’ôtent toute possibilité à vivre.
Cette guerre, c’est moi, je suis cette guerre. C’est un « je » impersonnel qui s’accorde à chaque personne et qui pourrait dire le contraire ? Pour chacun le même désarroi. Je le sais. J’ai marché toute la nuit à la faveur d’une ardente canicule pour tenter de trouver les mots, tous les mots, tenter de dire ce qui ne peut pas être dit. Car comment dire l’abandon des hommes par les hommes ? Ébranlés ébranlés. Nous sommes ébranlés car nous entendons la marche du temps auquel nous appartenons et aujourd’hui, encore, l’hécatombe est sur nous.
De haine ou de folie.
Il n’y a que ceux qui crient victoire à la mort de leurs ennemis qui tirent joie et bonheur de ce désastre. Je ne serai pas l’un d’entre eux même si tout concours à ce que je le sois. Alors justement, comment faire pour éviter le piège ? Comment faire pour ne pas se mettre à faire de la politique et tomber ainsi dans le discours qui nous mènera tout droit à la détestation ?
Je voudrais devenir fou pour pouvoir, non pas fuir la réalité mais, au contraire, me réclamer tout entier à la poésie. Je voudrais déterrer les mots à défaut de ressusciter les morts. Car ce n’est pas la destruction qui me terrorise, ce ne sont pas même les invasions, non, car les gens de mon pays sont indésespérables malgré tout leur désespoir et demain, j’en suis sûr, vous les verrez remettre des vitres à leurs fenêtres, replanter des oliviers, et continuer, malgré la peine effroyable, à sourire devant la beauté. Ils sont fiers. Ils sont grands. Je les connais. Les routes sont détruites ? Elles seront reconstruites. Et les enfants, morts dans le chagrin insupportable de leurs parents, naîtront encore. Au moment où je vous écris, des gens, là-bas, font l’amour. Obstinément.
Je les connais. Ils ont trouvé une manière de gagner qui consiste à perdre et cela dure depuis 7000 ans. Ce n’est pas cela. L’armée qui envahit mon pays devra un jour ou l’autre se retirer et ce jour-là sera un jour de fête, et demain, vous verrez, d’autres guerres viendront prendre le relais de celle qui nous occupe en ce moment, d’autres attentats, d’autres massacres, d’autres ignominies, d’autres souffrances, renvoyant tout ce qui nous révolte aujourd’hui à l’oubli.
Non, ce qui est terrifiant, ce n’est pas la situation politique, c’est la souricière dans laquelle la situation nous met tous et nous oblige, face à l’impuissance à agir, à faire un choix insupportable : celui de la haine ou celui de la folie.
Wajdi Mouawad
Le Devoir, Montréal, 25 juillet 2006.
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