Un phare, 03 | Mathias Lair & Amélie & Lauriano

UN PHARE
22h00

Robert, 24 ans
Sophie, 54 ans
Albert, 71 ans

ROBERT

J’aime vraiment me rendre ici, regarder ce phare imposant face à l’étendue de l’océan… Déjà une bonne heure que je cours, il me faut une pause. La soirée est bien avancée et il y a encore pas mal de monde sur le ponton. Malgré tout, ce lieu est reposant. Le phare au bout du ponton est magnifique, l’odeur salée de l’océan et celle du soir, le bruit des vagues que j’arrive à distinguer par-dessus le brouhaha…

SOPHIE

Jamais je ne serai lassée de ce phare, le seul endroit qui me fasse me sentir chez moi. Les gens ne comprennent pas, ils ne comprennent pas comment vivre reclue au bord d’une falaise peut-être plaisant. Ça l’est pour moi, ça l’a toujours été et ça le sera jusqu’à ce que mes beaux jours prennent fin. J’espère ne jamais oublier cette image, celle de la puissance du vent et de la mer battue par les éclairs qui répondent à la lueur de mon tas de briques. Longiligne. Insignifiant mais vivante. Mon cœur battant au rythme de la cloche de 22h00, ma préférée. Ce beau son qui m’a donné envie d’hériter de cette ruine qui commence à périr, tout comme la falaise, tout comme moi.

ALBERT

Dix heures du soir, c’est tard, un peu tard mais en cette saison avec les bouchons… je préfère l’hiver, depuis le temps j’ai connu ici toutes les saisons, j’ai suivi les changements, Monette a quitté son bar, l’instit célibataire a vendu sa maison, mais le phare est toujours là, et la vache au loin dans la mer, quand je campais ici je l’entendais mugir toute la nuit, du moins quand le vent vient d’ouest et apporte la pluie comme aujourd’hui. Ici je connais bien les courses du soleil, je sais l’endroit où il se couche, selon les saisons, franchement à droite en été, comme ce soir.
Il est tard, mais pas trop tard, le ciel est encore clair, quelques échancrures bleues et vertes dans les nuages, le soleil apparaît sous la barre qu’ils forment, gris profond, il va bientôt rejoindre la ligne d’horizon, quand il en est proche on le voit descendre, à vue d’œil vraiment, on en est là il va s’enfoncer dans l’océan, l’horizon se bombe comme un ventre au lieu de sa disparition, c’est étrange. C’est cela, je crois, je viens répéter ici un rituel de la disparition, derrière moi la nuit noire déjà, devant le jour à son dernier moment, et déjà la scansion du phare, une longue deux brèves, dans une manière de morse désormais inutile puisque les bateaux sont guidés maintenant par des étoiles d’aluminium, bakélite et polymère, pourquoi l’a-t-on conservé ? Il y avait là, juste au bord de la falaise, deux nids de mitrailleuses, nous les appelions ainsi, à leur place aujourd’hui l’herbe suit son cours si je puis dire, rien ne permet plus de distinguer leur place. J’y venais souvent avec elle, nous faisions un feu dans la nuit, à l’abri du béton nous étions protégés de la pluie d’aujourd’hui. Et si je reviens ici depuis toujours, si j’y ai emmené tous mes amours, comme pour une manière de baptême, c’est peut-être en souvenir des premiers baisers de Lisbeth ? Comme s’il fallait tresser quelque fil. Aujourd’hui je reviens seul.

ROBERT

Ah, le phare est encore ouvert aux visiteurs à cette heure. Quelques personnes en profitent. Il y a cette femme, d’ici elle me fait penser à ma mère. J’ai l’impression qu’elle a un regard bienveillant, mais elle a l’air seule. Elle doit avoir l’habitude de venir ici, sûrement qu’elle y amenait ses enfants, qu’elle venait avec son mari. Peut-être qu’elle l’attend d’ailleurs. Ou alors elle n’a plus personne.

SOPHIE

La solitude est une telle habitude que j’ai appris à ressentir les autres, leur présence. Je le sens et je le remarque, enraciné mais balayé par le vent au bord du précipice. Il a certainement dû apercevoir mon ombre brisant la rondeur parfaite de la lanterne. Il ne semble pas concret, comme un spectre venu des vieilles légendes pour pleurer sa bien-aimée. Je suis en quelque sorte la Juliette ou plutôt la Sophie, et lui mon Roméo bien qu’il puisse être mon fils. La pluie qui serpente sur mes jumelles et la nuit sombre m’empêchent de bien distinguer son visage, presque angélique tant il reflète le moindre éclair ou la moindre lueur. Et pourtant, c’est plutôt la mort que je vois sur son corps branlant et ses yeux vides de toute flamme.

ALBERT

La marée est basse, on voit encore la plage. Si l’on peut appeler ainsi le dédale des rochers au pied de la falaise, impossible de descendre ici, il faut prendre le sentier des douaniers sur la gauche et, les pieds dans l’eau, suivre le lit du ruisseau qui a creusé la roche. Le jour baisse mais on voit clair encore, je me souviens des très légères différences de lueur la nuit, ça suffisait pour ne pas tomber dans le vide, les différences entre l’herbe sombre et l’argile claire du sentier, presque luminescente. En bas on n’entend presque plus la vache, le vent souffle moins fort, comme seul bruit l’écho de mes pas renvoyé par les rochers qui sont deux fois, trois fois hauts comme moi, j’entends quelqu’un.
J’ai souvent imaginé retrouver Lisbeth par hasard, si longtemps après, je crois que je pourrais la deviner de loin, pas sa silhouette, elle a dû bien changer, mais aux gestes, à l’inflexion de ses gestes, à son allure – cette marque singulière qui tient à une personne et une seule. Mais ce n’est pas Lisbeth, c’est un homme alerte qui saute de rocher en rocher, apparemment jeune, il pourrait être son fils, je sais qu’elle a des enfants. Je vais bien voir, puisqu’il s’approche. Comme si je pouvais reconnaître un inconnu, à quels signes, peut-être la couleur des cheveux, elle était d’un blond vénitien si rare, certains jours tirant sur le roux, voilà nous nous croisons nous nous saluons.

ROBERT

Peut-être que je pourrais aller lui parler. Si elle est seule, avoir un peu de compagnie lui fera sûrement plaisir. Surtout si elle a des enfants qui sont loin. Je ne les remplacerai pas, et ce n’est pas ce que je veux, mais ça pourrait tout de même être bien pour elle, de pouvoir discuter, sortir un peu avec quelqu’un. Mais peut-être qu’elle ne voudra rien de tout ça.

SOPHIE

Ce monde continuera de tourner tant bien que mal. La pluie s’arrêtera et ma vie défilera encore. Mais, plus jamais je ne serai seule, hantée par l’ombre d’une vie écoulée, possédée par une vie qui n’est pas la mienne. Ce balcon et cette falaise n’arrêteront pas de s’effriter mais le paysage ne sera plus le même, moins vide. Mais rempli de quoi ? De silence ? De mort ? D’un phare sans plus aucune âme ? Ce qui est sûr, c’est que je me sentirai moins vivante, encore plus proche de la fin, celle où la vague m’emportera aussi au fond des abîmes.

ALBERT

Il a les yeux verts, les beaux yeux verts de Lisbeth, il lui ressemble à croire que le géniteur n’a pas laissé de trace. J’hésite, je pourrais lui parler. Lui dire que j’ai aimé sa mère il y a un demi-siècle ? Le déranger avec nos vieilles histoires, aussi vieilles que moi et bientôt disparues… Je le laisse donc sauter de rocher en rocher, peut-être Lisbeth a-t-elle gardé la maison à la pointe du Castelli ? Mais il n’a plus l’âge d’y être avec sa mère, avec une amie plutôt. Je connais chaque recoin du lieu, les chambres, la grande baie d’où l’on voit le tombeau d’Almanzor, ce curieux rocher qui paraît sculpté, on dirait une table de sacrifice, des rigoles creusent ses flancs, pour faire couler… Je vois très bien ce qu’il fait dans cette maison, comme si j’y étais, comme j’y ai été. La côte a un peu reculé, mangée par les vagues mais rien n’a changé, à quelques détails près ce jeune homme doit faire et vivre ce que j’ai moi-même fait et vécu, c’est la magie du lieu qui le veut. Rien ne change ici, ou plutôt tout reste en suspens, chaque geste accompli par tant de générations. À condition que quelqu’un les fasse vivre aujourd’hui, les répète pour la première fois, dans la joie de la découverte. C’est sans doute ce que fait ce jeune homme, à la pointe du Castelli. Pour la première fois, je me dis que je pourrais ne pas revenir ici.

Robert : Amélie (ML 77)
Sophie : Lauriano (ML 77)
Albert : Mathias Lair

13 juin 2016
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