Un ruban marque-page dans le journal d’une fille perdue


Balises au néant, rubettes et rubans : des œuvres, des pratiques d’artistes balisées de rubans dans une topologie d’assemblages et de relations entre matériaux, formes, supports et significations pour une expérience du regard toujours à refaire.


Prisonnière à peu près de ses lectures, de ses rêves les plus secrets d’où elle ne s’évade que pour faire preuve d’existence visible, en dansant, en criant, en dînant,
en versant des breuvages dispendieux aux clients des Folies-Bergères,
elle fait la serveuse et joue de son intelligente photogénie avec l’extrême naturel et l’extrême simplicité d’une enfant. D’ailleurs elle rougit comme une enfant, devant un client sans image [autant dire face au regard du regardeur] qui vient voir qu’elle aussi n’est personne.

On la reconnaît bien ici avec sa frange venant jusqu’aux sourcils et son ras de cou en ruban perlé de couleur noire avec un médaillon en forme de mandorle aux reflets roses et noirs, appuyée des deux mains sur le bar encombré de bouteilles de champagne, de liqueurs, vins, bières, d’une coupe cristalline remplie de mandarines et d’un petit vase avec deux roses, une mauve et une blanche.
On sait qu’elle n’aime rien, hormis la danse, rien que la danse, l’art de l’instant, sa danse : ni d’hier, ni de demain, tout simplement , présente dans l’émotion du désir qui se dit. Certains mots sont cachés car les corps se recouvrent.

Voici longtemps que le rose aux joues est hors temps et frôle l’éternité de l’instant, l’une des vérités de la danse, l’une des vérités de l’amour : « Viens, viens là, prends-moi dans tes bras mon amour, prends moi contre toi, sens mes seins contre toi, touche... »
Dans “L’origine du monde (Folies-Bergères)” l’artiste invitée à la biennale de Lyon (La durée) ne s’interroge plus (après Michel Foucault, Thierry de Duve, etc.) sur la construction de l’espace pictural du tableau de Manet.
Agnès Thurnauer aujourd’hui ne s’occupe pas de la distorsion entre ce qui est représenté dans le miroir et ce qui devrait y être reflété, ne fait pas l’hypothèse d’un miroir en diagonale, ne cherche pas à démontrer comment la construction du tableau est une expérimentation d’atelier, elle cadre serré autour de la serveuse et peint avec des mots un fragment d’un discours amoureux.

« Agnès Thurnauer emprunte certaines images aux chefs-d’œuvre de l’histoire de l’art. Ceux d’Edouard Manet tout particulièrement. Non pour leur imposer un autre style, mais pour interroger leur place dans le processus d’historisation des œuvres. Pour autant il ne s’agit pas de pédagogie picturale. Ni d’une révolte qui viserait à réhabiliter » le petit nombre de femmes qui ont été peintres entre le XIIe et le XXe siècle : “XX story” féminise avec humour quelques patronymes célèbres de l’histoire de l’art et se garde de toute soumission à l’autorité, sans imposer la sienne à quiconque. [1]

Thymiane aussi est une insoumise. Dans la pharmacie de son père, un employé abuse d’elle. Un enfant nait. Situation insupportable pour la famille. Les bonnes mœurs et la répression -Family Life, vont de pair dans la bourgeoisie étriquée et hypocrite. La fille perdue est reniée par ses parents et enfermée dans une maison de redressement.
Quand Louise Brooks est abusée à neuf ans par un voisin de la maison familiale, sa mère pour toute consolation lui reproche de l’avoir aguiché. Elle ne finira jamais de le faire à la scène comme à la ville, mais elle ne peut être perdue. En elle un engagement se prend, on pressent qu’il est éperdu : elle se convertit au catholicisme. Elle renonce au cinéma pour écrire dans le théâtre du silence un film muet toujours inachevé, Trois pages d’un journal.

La durée de trois pages réactivées dans le déplacement du ruban marque-page d’un cahier couvert de moleskine noire marque trois jours d’une vie retrouvée : début, progression, épectase.
Une histoire de l’art est dans le non-savoir,
sur ses marges, sur ses côtés, là où des regardeurs discrets, distraits, attentifs, impatients, silencieusement irrités et prêts peut être à la révolte, transforment des “excreta” en chef d’œuvre et le journal d’une fille perdue en peinture de Manet empruntée.

28 mai 1929 (début)


Je suis obligée de constater que jusqu’à présent ce journal est très pauvre et ne m’apprend rien sur moi. Tout au plus, il me permet d’avoir l’illusion que je fais mieux que rien,
- ce qui serait encore à discuter.

 [2]

Le ruban est instable, [3] la “musique éternelle” et à partir de 1929 la projection des films muets disparaît à peu près complètement des salles de cinéma. C’est cette année là pourtant que la fille perdue, avec son air faussement garçonnier, chante une chanson des rues et joue de gestes orientaux pour réveiller ses charmes.
J’écoute son extinction de voix. Dans les films muets les personnages ne se privent pas de parler, bien au contraire.
L’absence de paroles audibles est la condition même de l’art du jeu de cette femme insaisissable dans laquelle on voit scintiller
Le charme inattendu d’un bijou rose et noir...

La petite clef qui ouvre les secrets du cahier s’est perdue. Il y a bien longtemps qu’elle n’est plus une clef au cou de Thymiane.
La page de journal ici ne raconte rien, ni narration ni fable ni histoire. Elle montre et réfléchit, comme la peinture de Manet [et en plus (en moins ?) sans miroir], elle peint au moyen des mots comme la peinture d’Agnès Thurnauer.
La voix éraillée de la fille fredonne un chant visible fait de ressassements et de longs silences. Le jaune d’or d’une flûte de champagne l’éclabousse pour la première fois.
Thymiane est capricieuse, versatile, mais cette fois la lumière la tient : son caractère autoritaire a un faible pour qui prend de l’ascendant sur elle.
Même quand l’amour vient du regard d’une débonnaire maquerelle, c’est de l’amour. Parfois il y a moins de sentiment dans la société qu’au bordel, surtout si celui-ci se nomme Bar aux Anges.

Les éclats de voix des films muets de Georg Wilhelm Pabst avec Louise Brooks s’élevèrent de la cave de la cinémathèque où Henri Langlois les avaient oubliés. La bouffée de chaleur qui s’en suivit est
interminable ; elle avait été étouffée par la censure dès la sortie des films en 1929.
Un petit américain veillait sur la fille assoupie qui s’abandonne en dansant dans les bras de son premier client. James Card, enfant devin, échangeait à ses copains des bouts de film avec des cartes de base-ball. Comme Louise Brooks, il était un collectionneur. Tous les deux à leur manière assemblaient des histoires amoureuses pour faire rêver la vie à chaque fois comme un nouveau commencement.

Olympia, Agnès, Louise, Suzon parlent un langage intérieur qui contourne la parole
dans sa durée. La “mutité” de l’image mouvante en dit longtemps sur l’espace furieux de la langue. La fille perdue reçoit l’argent de son premier client. Elle ouvre l’enveloppe, un intertitre (c’est la débonnaire maquerelle qui parle) :
et en plus tu as son bonjour.
Elle s’effondre de désespoir au dedans du lit de luxe et de luxure. Je regarde bouleversée l’expression si juste de son ingénuité au dedans du lieu même de la parole, sur ses lèvres muettes :
je veux travailler.
Ce qui sous entend “honnêtement” : elle veut donner des cours de danse. C’est même feu la danseuse et la danse. La petite danseuse d’un mètre cinquante sept avait eu l’illusion de faire mieux que rien, - ce qui serait encore à discuter.

14 juillet 1940 (progression)

Je sais, maintenant (et c’est à peu près entendu entre nous), que ce cahier lui est destiné, comme une sorte de testament.
Que va-t-il en résulter quant à sa rédaction ?

 [4]

Michel Leiris possédait un dessin d’André Masson fait d’après l’écrivain sans intention de portrait mais qu’il avait toujours regardé comme tel :
la tête appuyée dans l’une de ses mains, un homme, tenant de l’autre main un cornet, a jeté sur une table des dés, qu’il semble ne pas regarder ; on dirait même qu’il détourne les yeux, à moins que sa main ne les voile... L’on pourrait croire encore que ce que disent les dés le fait pleurer.
 [5]

Paul Valéry aussi était au bord des larmes devant le Coup de dés qui élevait une page à la puissance d’un ciel étoilé et relevait pour la première fois d’une pensée placée dans notre espace.
Des mots sur une page de journal rendent les événements d’une vie cohérents, mais une ligne de lettres peintes trace à la fois la figure et le fond. Pour que ça dessine l’espace, il faut masquer le sens des mots et n’en garder que le volume. L’artiste-homme de lettres Marcel Broodthaers a fait cela :
les mots ça me fait jouir.
Les mots « ça me fait jouir » inscrits au bord intérieur gauche à même le tableau sans cadre peignent ce moment impossible où l’espace et l’exigence de l’œuvre se confondent.

Un corps à corps, un face à face, un va et vient, un vie à vie, un entre deux où l’épaisseur des mots est littéralement matière (picturale) se joue de la séparation du visible et du lisible. Agnès Thurnauer regarde les mots, lit la peinture et pénètre la faille qui ouvre l’espace.
J’écoute la voix muette de Loulou-Louise qui dit qu’elle n’est pas perdue, en tout cas pas comme nous tous parce que de ses défaites mêmes elle a planté les germes d’une immortalité :
mon amour je te vois comme un immense enfant qui serre entre ses petits doigts le trop plein de ma vitalité
mon amour tu as déjà au doigt l’anneau de mon amour mais l’union que je veux contracter avec toi est une union non constituée
mon amour c’est sur un mode inconnu d’alliance que t’aveugle et t’éclaire l’éblouissement de ma jouissance
mon amour avant de te connaître je souffrais d’une infirmité spirituelle et maintenant je sais que je vivrai jusqu’à mourir de l’excès de ferveur de ce méta-amour

"... au bord des protocoles méta" pouvoir expérimenter en tâtonnant, puis prendre le temps de réfléchir, créer des "récits" et des "outils" permettant d’informer et de transformer la perception que nous avons des évènements, des méthodes et des moyens que nous utilisons, écrit un autre grand amoureux d’aujourd’hui : Jean-Paul Thibeau qui marche de plain-pied depuis qu’il est artiste (il est né comme ça) dans des espaces où les paroles se répondent sur un pied d’égalité.
Car les pieds se confondent dans l’amour comme parfois un visage d’homme et un visage de femme apparaissent éternellement unis et en même temps séparés.

“L’égalité d’amour” serait la loi des pratiques artistiques d’aujourd’hui si les manières de les montrer ne revendiquaient pas, sans doute un peu trop vite, leur qualité d’être “hors-la-loi”.
“Notre histoire” commence peut-être là où notre expérience de l’exaltation et de l’extase trouve sa place dans des mots peints : Poésure et Peintrie, même. Les artistes savent que leurs œuvres nous sont destinés, mais ils ne savent pas “quand ?”, dans quelle vie présente, passée ou à venir. Qu’en résulte-t-il quant aux pratiques ?

27 septembre 1985 (épectase)


La vérité est doublement mortelle : d’une part, quand on l’a dite (si toutefois on y parvient), l’on a plus rien à dire que billevesées, de sorte que le point final est posé, d’autre part, c’est à la mort qu’inéluctablement notre vie aboutit, comme si elle trouvait là son C.Q.F.D.

Titre de livre : Bouche-trou

 [6]

En somme je pourrais dire que je vis juste très tranquillement ici et pas tellement différemment de la façon dont j’ai toujours vécu. Je me rappelle à New York, parfois une domestique de quelque personne que je connaissais venait frapper à ma porte, parce que je n’étais pas sortie depuis une semaine.
Cela a toujours été mon habitude de vivre très seule, mais les relations avec le milieu brillant et intelligent qui m’avait tout appris me manquent beaucoup.
Je n’ai jamais oublié... J’ai relu de merveilleux livres. Je ne les avais pas relus depuis ma jeunesse et j’ai été étonnée de ne pouvoir me souvenir du sens des mots et de ne pouvoir en prononcer la moitié d’entre eux tellement mon vocabulaire a diminué.
Je ne rencontre plus jamais personne d’intéressant, je suis juste avec moi-même et ce que j’écris.

 [7]

Qui sait ce que peut un corps ?... Comment se faire un Corps sans Organes ? Le détail qui répond, bien que futile, semble faire toucher l’éternel, le thème essentiel de l’œuvre [celle de Thurnauer, de Manet, de Leiris].
Le ruban marque-page est pris dans un courant d’air et s’envole par la fenêtre, un avion -c’est un concorde, s’élève dans les cieux : « La peinture n’est pas une fenêtre, un périmètre autre. C’est un lieu “entre”. C’est un lieu de liens, de rencontres et non de rupture. Le tableau est un médiateur. » [8]

« De l’autre côté des toiles, un corps plein soudain là, un corps jaillit d’une synergie ou d’une symbiose d’éléments qu’on n’aura pas vus venir, le corps qui n’aura lui jamais été élémentaire qui est déjà accompli et jeté dans la présence, autant que les graphes de peinture, de l’autre côté, sont disposés dans la réserve et le retrait. Mais aussi bien, des deux côtés, c’est une espèce d’éclat qui se joue, des éclats de peinture, un corps en éclat qui est lui-même un éclat. Éclat pluriel et singulier à la fois. Peinture en éclats, claquements de raies, de barres, à côté de la peau, sur la peau, marquant la peau, déposant des marques, une chair lourde et des traces légères. » [9]

Le mot “ruban” se noue parfois à l’écart du cou d’Olympia, se joue de sa peau blanche et même parvient à la repeindre parfaitement immaculée. Jean-Luc Nancy cite de mémoire Diderot qui « prend comme index ou comme paradigme d’une question de la couleur et de sa justesse, la question de la couleur de la chair [et] demande comment rendre la couleur de la peau d’une femme au sortir des bras de son amant. » On pourrait dire, poursuit le philosophe-artiste : « saisir l’insaisissable d’une jouissance. Est-ce que ce n’est pas toujours l’enjeu d’une représentation du nu, peinture ou photo ? » [10]

Ainsi la vie par les bords : enseigner, reprend. [11]
“Faire une liste des thèmes abordés dans Le Ruban”.
Liste (ordre alphabétique) : affrontement, angoisse, âges de la vie, amitié, amour, art, artifice, aveu, confiance, création littéraire, cruauté, dandy, déchéance, désir, enfance, excentricité, famille, femme, fête, haine de soi, identité, impuissance, injustice, illusion, introspection, lune, luxure, mal de vivre, masochisme, masturbation, mère, moi, mort, mysticisme, mythologie, obsession, opéra, prostitution, psychanalyse, puissance, rêve, rupture, sacré, sadisme, sang, sexualité, solitude, souffrance, sublimation, suicide, symbole, valeurs morales, vie moderne, vieillesse, vieillissement, voyage...

Louise célèbre le nom d’un être avec qui elle lit le même Livre de Ruth qui restaure son âme et est le soutien de sa vieillesse tellement il vaut mieux ne rien dire.
Quelques femmes, des amoureuses, brûlent jusqu’à la mort un regard pur d’adultère sur un homme qui ne laisse nulle empreinte dans le miroir. Elles en portent un deuil joyeux et s’habillent gaiement de couleur noire.
The glad eye est un idéal, un bonheur idéal, enfin atteint, réalisé, il n’a nul besoin d’image, de représentation, de lieux de plaisirs, d’émotions, de douleurs... C’est avec lui qu’elles dorment, qu’elles veillent et qu’elles poseront le point final, le “toujours plus de Dieu”, l’épectase, les derniers mots inscrits sur les trois pages d’un journal :

Un peu plus d’amour et personne n’est perdu dans ce monde.

1er février 2006
T T+

[1Carole Boulbès , “ Agnès Thunauer, Peindre au moyen des mots”, Art Press 320, février 2006, p. 40-42

[2Michel Leiris, Journal 1922-1989, Gallimard, 1992, p. 187

[3Flicker. Le ruban instable. Philippe-Alain Michaud. Les Cahiers du Musée National d’Art Moderne, N° 94, spécial cinéma, janvier 2006

[4Michel Leiris, Journal 1922-1989, Gallimard, 1992, p. 329

[5Michel Leiris, Journal 1922-1989, Gallimard, 1992, p. 330

[6Michel Leiris, Journal 1922-1989, Gallimard, 1992, p. 781

[7d’après un entretien de Richard Leacock réalisé avec Louise Brooks, peu de temps avant sa mort.

[8Agnès Thurnauer, “Les circonstances ne sont pas atténuantes”, Palais de ToKyo, janvier-février 2003.

[9Jean-Luc Nancy, Transcription, le crédac, Ivry, 2001

[10Jean-Luc Nancy, ibidem, note 9