Voyez-vous

chapitre 2

Je dis - la vieille fille que de longues années de recherches et d’observations sur le monde me permettent d’avancer les faits suivants, qui peuvent dans l’état actuel des choses et de la connaissance être tenus pour vrais : on n’a pas trouvé de cygne qui noircit alors tous les cygnes sont blancs, on n’a pas trouvé de chat qui quadrichrome alors tous les chats sont gris, on n’a pas trouvé de souris qui danse alors tous les chats sont là, on n’a pas trouvé de moulin qui accélère alors tous les meuniers dorment, on n’a pas trouvé d’archimède qui se lave alors tous les hommes se noient. Quant àl’existence supposée des gorgones, elle est développée dans bien des livres qui content des sornettes. Les gorgones tantôt habitent des trous noirs, au fond des gorges des montagnes, tantôt sont préposées àla garde de portes secrètes. Mais en voilàassez, croyons-nous, sur le côté légendaire de la question ; il nous reste àl’envisager du point de vue scientifique. A-t-il existé de véritables gorgones ? Nous remarquerons tout d’abord que, parmi les auteurs anciens, il n’en est aucun qui prétende en avoir jamais vu.

Je ne regarde pas où je mets les pieds, j’observe ses cheveux roux et je tombe, le premier qui rigole je le dévisage. Je passe quatre heures par jour devant la télévision et vingt-quatre heures par jour devant la vie.

La petite servante de Thrace était vraiment trop bête de rire, chaque fois que Thalès se cassait la gueule dans un puits en observant les comètes, me dit la vieille fille : puisque les comètes disent le futur, et forment le mot : puis, dans lequel Thalès se cassera la gueule.

TÉLÉVISION. Émission scientifique : les mineurs. Les mineurs creusent dans les mines crayonneuses. Ils ont l’âge de voir les images indécentes : puisque c’est justement cela qu’ils cherchent, tout au fond de la terre. Ils creusent. De la terre, meuble et noire et odorante, dans une galerie souterraine aux côtés des vers qui se meuvent, alexandrins et muets. Le mineur est payé lorsqu’apparaît quelque chose d’intéressant. C’est làla condition : que quelque chose d’intéressant apparaisse. Pas juste de la terre : la terre, on connaît déjà. Pas un tigre non plus, ni une fourmi ni un rouge-gorge. On connaît tout cela : quel intérêt ! quel intérêt àce qu’un rouge-gorge ou un tigre déboulent du ventre de la terre ? Aucun intérêt. Il faut quelque chose de bien plus beau. Par exemple quelque chose de vert. Certes le vert existe déjàsur la terre ; oui mais : ce vert-làest inintéressant au possible. Le feu devient vert et les hommes avancent. Le vert souterrain lui, ce vert qui n’existe que dans le noir, fait reculer les hommes. Reculer, en arrière, vers ce qui a été. Choses mortes qui se redressent, oiseaux qui remeurent dans leurs cendres. Ce vert-làn’a qu’un homonyme sur terre : ce sont ses yeux, or va-t-on lui arracher les yeux pour les lui mettre dans les mains ? On ne va pas. Alors il faut reculer, en ces contrées passives et nostalgiques où les femmes sont gentilles-jolies, reculer, enculer, voilàpourquoi ce vert est intéressant. On appelle ça une émeraude. Le vert n’existait pas auparavant sur la terre. Il apparut ainsi. Les femmes ornèrent leurs deux yeux de ce vert, marchant sur la terre, en se déhanchant si possible, oublieuses de ce qui rampe dans les galeries souterraines, creusant l’air de leurs hanches, verticalement, creusant l’air de leurs reins alors l’air joliement-gentiment se déforme. Gemmes sur femmes, f sous g, courbé dans l’alphabet, creusant et creusant le sens de la terre aveugle et noire et odorante.

Je lis un quotidien d’informations : les dernières vingt-quatre heures sont couchées là, avant qu’on ne les enterre. C’est le week-end, fin du jour de la semaine de l’année du monde : apocalypses ! Le journal propose un supplément end, supplément fêtes, les dernières vingt-quatre heures sur leur trente et un. àvendre. Sac de dame : en peau d’animal, d’une espèce réputée pour la beauté des motifs qui l’ornent, doublure intérieure en cuir de vachette, boutons en corne de vachette. Chocolats : rondeur exquise où la ganache souple est parfumée d’une infusion àla verte verveine. Bague : or pâle serti d’une émeraude, quatorze cent grammes, un peu plus les jours de fête. Le lendemain (il y a eu un lendemain : l’apocalypse a clamsé avant la fin du monde), un lecteur se révolte : Je suis révolté. Je me faisais une joie de feuilleter ce supplément et d’y trouver quelques idées de cadeaux. Or il n’y a, au fil des pages, que des objets d’un luxe inutile, et àdes prix qui défient l’entendement. Un sac de dame à... ! Une émeraude à... ! Quelle insulte - la pauvreté, - la misère ! Heureux les 20% d’illettrés qui ne pourraient avoir ni jalousie ni envie, n’étant pas lecteurs de ce supplément ! Les autres se sentent agressés par des étiquettes àcinq ou àsix chiffres. Car quel intérêt peut-on trouver - àpart une curiosité amusée ou masochiste - àrêver devant ces objets inutiles et ces textes grandiloquents truffés d’anglicismes ?

MANIFESTE. Heureux les 20% d’illettrés, signataires ! Heureux les 20% d’illettrés qui ne savent pas lire : car ils n’ont que leur chemise ! Heureux les pauvres, signataires : car ils n’ont que leur esprit ! Petits revenus petits soucis ! Il faut cultiver son jardin d’ouvrier ! Et ils cultivent leur lopin, et dans leur lopin il y a deux lapins : aucun tigre aucun jaguar ! Et si elle est jaune leur chemise, elle n’est pas rouge, signataires : le jaune n’est pas jaloux du rouge ! Heureux les 20% d’illettrés, qui le matin oubliaient d’aller àl’école ! Heureux les 20% d’illettrés, qui ne savent pas écrire les émeraudes ! Car ils ne sont pas jaloux des mots, signataires ! Émeraudes, les lettres e, m, e, r, a, u, d, e, s, salissures noires qui dans cet ordre forment un cercle, car e, a, u, r, m, d, s, ça ne veut rien dire, voyons, mais eux ne le savent pas, ces lettres sont pour eux des tâches, qui caquettent étrangement, et peut-être en voyant l’émeraude, peut-être, bêtes qu’ils sont, peut-être imaginent-ils la couleur jaune ! ou bien la rondeur de l’oeil sot du lapin, ou bien encore le gravillon inutile ! Car ils ne font que voir, pas plus loin que leur nez, signataires, leur nez fait le tour du lopin et s’avance, excroissance, le long de la rue sale qui mène àl’usine ! et sur leur nez parfois un furoncle, lorsqu’ils découvrent ci ou ça ! car ils découvrent tout de même des choses, signataires, mais jamais d’émeraudes, heureux qu’ils sont ! Ni curieux ni masochistes ni anglicistes ! Et si la beauté les aborde, ils ferment les yeux devant ses yeux ! Heureux les 20% d’illettrés, signataires ! Petits rêves petites réalités ! Mais ? Mais ? Mais que voyons-nous là ? Un illettré qui feuillette un journal en ne regardant que les images ! Vicieux, vicieux ! Masochiste ! Petit angliciste ! Il ne sait pas lire, et il regarde (àson âge !) des images de femmes et d’émeraudes ! Crevez-lui les yeux, signataires ! Mais crevez-lui donc les yeux ! Quel intérêt peut-il trouver àrêver devant ces objets qui lui sont inutiles et devant ces textes grandiloquents truffés d’anglicismes ? Cochon ! Cochon !

chapitre 4

MANIFESTE. Je suis ! Je suis ! Comment pouvez-vous dire de pareilles bêtises, signataires ? Je suis ! Attendez, signataires, attendez, restez là, qu’on rigole un peu. Vous disiez donc : je suis. Mais que suivez-vous ? Répondez : que suivez-vous donc ? Vous suivez les femmes comme des chiens, qui pour deux caresses se rouleraient de bonheur au pied du monde ? Vous suivez du regard leurs yeux, comme des laisses où se pendre en bandant ? Que suivez-vous, signataires ? Vous suivez les feuilletons àla télé, pour savoir si c’est ce soir que Bob couchera avec Booz ? - Bien sà»r que c’est ce soir, tiens, il va pas rester làtoute sa vie àcroiser les bras, disait hier un enfant très au courant et très con. Ben non, signataires ! Ben non ! Bob ne couchera pas avec Booz, ni Oedipe avec la voisine ! Et c’est bien ça qui est pratique, signataires, quand on rencontre Oedipe : on n’a pas peur qu’il nous pique nos femmes, ah ça non ! On sait qu’il est bien sage, et bien obéissant : alors on n’a pas peur ! On peut laisser nos femmes se balader en petite culotte devant lui : rien àfoutre, il en a rien àfoutre, ce fayot ! Il veut avoir tout juste ! Il ne s’arrête même pas une seconde, signataires, même pas une petite seconde pendant laquelle il regarderait autour de lui, voir si des fois il n’y aurait pas d’autres femmes plus intéressantes, alors son destin pourrait avoir peur, son destin pourrait se dire : merde ! merde ! il va me planter là, et partir avec la voisine. Ben non, signataires, ben non ! Oedipe, il se la joue premier de la classe, jusqu’au bout ! Je dois faire ci et ça, je ferai ci et ça ! Il ne perd pas de temps avec des amourettes ! C’est avec sa mère qu’il a couché dans le futur alors c’est avec sa mère qu’il couchera dans le passé, et avec personne d’autre ! - Mais t’es complètement con àla fin de me dire la fin de l’histoire, disait hier encore un enfant très passéiste et très con. La fin de l’histoire ! Il ne veut pas connaître la fin de l’histoire ! Il veut donc qu’on lui mente ? Ok ! Ok, on va lui mentir, signataires ! Ok ! Bob couchera avec Booz ! Ok, ok, Oedipe couchera avec la voisine, et les chevaux resteront brouter l’herbe aux portes de Troie !

Je suis de mon temps, mais je ne sais pas en quel verbe. Je ferme les yeux : car c’est une surprise. Je ferme les yeux, là : et entre les lignes suivantes la surprise va apparaître, rien que pour vous et moi. Puisque les choses surgissent, au hasard. Quoi, quoi, c’est quoi ce qui va apparaître, rien que pour nous ? Tiens, c’est un tigre. Pourquoi pas, un tigre ? Ou un enfant, qui ne vous reconnaît pas. Il ne veut pas de vous. Il cherche ses parents, naturellement. Mais qui sont-ils ? Voilàune énigme difficile àrésoudre. Il faudrait mener l’enquête, le long de l’histoire du monde. Fermez les yeux c’est une surprise ! Pour que les choses surgissent, au hasard. Quoi, quoi, c’est quoi ce qui va apparaître, rien que pour moi ? Une femme au nez trop long, miracle, une femme au nez beaucoup trop long ! Comment une chose pareille peut-elle apparaître sur la terre ? Si, si, si de quelques centimètres, si de quelques centimètres seulement son nez avait été plus court, si seulement. Si son nez avait été un peu plus court, je ne la reconnaîtrais pas, je ne me dirais pas que c’est elle : si seulement ! Ouvrez les yeux c’est une surprise.

TÉLÉVISION. Émission scientifique. Un tiers des hommes ont la télévision allumée en permanence, 24 heures sur 24, qu’ils la regardent ou non. Je la laisse allumée car cela me tient compagnie. Lorsque je rentre dans la pièce où il y a la télé, c’est comme s’il y avait quelqu’un. Je la laisse allumée au cas où il y aurait quelque chose qui m’intéresse. Lorsque je rentre dans la pièce où il y a la télé, je jette un coup d’oeil pour voir s’il y a quelque chose qui m’intéresse. Mais souvent c’est toujours pareil. C’est que globalement il n’y a pas grand chose d’intéressant. Mais tout de même : au cas où il se passerait quelque chose il faut qu’elle soit allumée. Car si soudain il y avait, soudain, soudain une grande nouvelle. Il ne faudrait pas manquer ça. J’ai peur de rater quelque chose.

MANIFESTE. Roulements de tambours, signataires ! Il va le faire ! Il peut le faire ! Incroyable mais vrai ! Applaudissez, signataires : applaudissez le passé ! Devant vos yeux, signataires, devant vos yeux cette chose incroyable ! Devant vos yeux, le passé va sauter dans le futur ! Devant vos yeux le passé va mourir ! Applaudissez, signataires ! Il a besoin que vous l’encouragiez ! Cela est difficile pour lui ! Applaudissez ! Ces choses-làon ne les voit pas tous les jours ! Ces choses-làelles sont extraordinaires ! Vous en aurez pour votre temps, signataires ! Applaudissez ! Le passé ! Le passé prend place, il s’avance ! Il s’avance, au bord du précipice ! Il est, signataires ! Le passé est au bord du précipice : c’est qu’il va sauter ! C’est qu’il va être ! Devant vos yeux, l’avant l’après ! Devant vos yeux, signataires, le passé va ! Va être ! Aura été ! Été ! Roulements de tambours ! Roulements de tambours !

chapitre 5

La vieille fille dit que l’espèce sauvage la plus rapide est le guépard (très certainement, sà»rement, vraisemblablement, probablement, peut-être, pourquoi pas ?). Mammifère carnivore àrobe tachetée, corps haut sur pattes, tête petite, ongles non rétractiles. Sa rapidité àla course, dit la vieille fille, est grande : cent vingt kilomètres-heure. Je ne la crois pas. Car de mon temps ! De mon temps il y avait les guépards àgrandes oreilles. Ah si vous aviez connu ces guépards-là, je dis àla vieille fille. Oh ce n’étaient pas des petites pointes àcent dix cent vingt kilomètres-heure qu’ils faisaient, oh non, pas de si petites pointes. De mon temps voyez-vous, de mon temps il y avait les guépards àgrandes oreilles, et ils les repliaient leurs oreilles, tournoyantes comme des hélices, et ce n’est pas àune petite centaine, non ! c’était àmille deux, oui, mille deux kilomètres-heure qu’ils couraient comme vous et moi on court, mille deux kilomètres-heure sur leurs quatre pattes ! Car ils avaient quatre pattes, et ils soufflaient tout sur leur passage, le feu et les avions, et déjàon se retournait mais ils n’étaient plus là. Les plus attentifs faisaient un voeu, et il se réalisait, miracle ! Car ils avaient vu, vu les guépards aux grandes oreilles, vus de mon temps mais déjà, déjàils ont disparu, et ils courent vers le passé.

àL’USAGE DES ENFANTS. Conjugaison. Oui, conjugaison encore, oui je sais qu’on passe beaucoup de temps sur la conjugaison, mais vous avez du retard. Je n’en avais jamais vu qui aient autant de retard que vous sur ces choses-là. Si vous croyez que ça m’amuse de faire de la conjugaison. Aujourd’hui, le futur antérieur. Le futur antérieur parle au passé du futur ou au futur du passé, c’est selon. Mais près tout, ce n’est qu’un temps comme un autre. Vous finirez par vous y faire.

MANIFESTE. Bravo, signataires, bravo ! On ne voit plus le tigre ! Il n’existe plus : débarrassés une fois pour toutes ! Oubliez le tigre, oubliez, oublions ! N’en parlez plus jamais àvos enfants ! Taisez-vous, signataires, taisez-vous, et le tigre se taira, et le feu dans ses yeux ! Car c’est le tigre c’était lui oui c’était lui qui avait volé le feu ! Débarrassés du feu, enfin, feu le feu ! Oubliez, signataires, oubliez la mémoire du tigre ! Le tigre est mort : meure le tigre et meurent ses feulements ! Ni tigres ni gorgones, enfin ! Mais où trouvera-t-on les rayures ? Où les trouvera-t-on les rayures du tigre disparu, lorsque le tigre sera disparu et qu’on l’aura oublié ? demandait hier encore un enfant très interrogatif et très con. Comment s’appelait-il déjà, ce gros animal àrayures ? Comment il s’appellerait, maman, s’il existait encore ? Dis maman c’est quoi les rayures ? C’était comme des traits noirs, vulgaires, sur une couleur douce en feu. Mais plus personne ne porte de rayures alors ? Oh si il y a bien le zèbre mais ce n’est pas pareil, les rayures du tigre elles étaient spéciales, très spéciales. Mais le tigre était bête ; s’il a disparu ce n’est pas pour rien : il a refusé d’évoluer avec son temps. L’évolution : l’évolution n’a su que faire de ses rayures. C’est qu’il était laid, le tigre, très laid. Sa patte de velours grattait, et ses crocs étaient tout jaunes, pauvre tigre ! Aucun intérêt, le tigre. Si on devait se souvenir de tout ! Voilàune bonne réponse, signataires : si on devait se souvenir de tout ! Si on devait se souvenir de tout ! Voilàqui est bien dit ! Si on devait, signataires, si on devait ! Mais on ne doit pas ! Ouf, on ne doit pas ! Ouf ! Ouf car le mammouth ! Ouf car ! Ouf car le mammouth, voyez-vous, avait sur chacune de ses pattes un dessin géométrique très particulier et très beau, et les hommes reproduisaient ce dessin, comme plus tard les rayures du tigre sur les coussins et les chemises des femmes, et ce dessin était assez simple, mais trop long àdécrire ! Nous l’avons oublié, est-ce gênant ? Que non ! Que non ! Ouf car le mammouth ! Ouf car le ! Et le ! Et le ! Et puis aussi le ! Et ! Et ! Hé hé ! Mais où est donc ornicar ? Il n’est pas là, signataires, il n’est pas là, plus là ! Disparus, signataires, disparus ornicar et le mammouth et ! Disparus dans ce que nous ne voyons pas ! Bon débarras ! S’il fallait se souvenir de tout, signataires ! S’il fallait se souvenir de tout ! Et les gorgones qui naissent en couinant sous nos stylos, sont-elles plus malheureuses, lorsqu’on les efface ?

TÉLÉVISION. Émission animalière. Les animaux en voie de disparition (3). Une marée noire va tuer des espèces animales uniques : lycaons àgrandes oreilles et taupes bleues. Chercherait-on partout sur la terre que l’on n’en trouverait pas de semblables : ils habitaient là, précisément là, sur cette étroite langue de terre, or c’est cette langue qui va être avalée par le noir. C’est cela qui est triste, dit un scientifique : ils vont disparaître, et on n’en retrouvera pas, ailleurs, de semblables. Si seulement la marée noire échouait sur les côtes où vivent les musaraignes et les lapins : on en a des stocks de ces bestioles-là, on peut bien se permettre d’en perdre quelques unes. Mais les taupes bleues ! c’est vraiment trop dommage. Il faut faire quelque chose pour les sauver.

chapitre 9

Peut-être, dit la vieille fille : être peu, n’empêche que.

MANIFESTE. Peut-être ! Peut-être ! Peut-être que rien du tout ! Qui vous a raconté ces sornettes, signataires, qui ? Qui ça ? Quoi ? Ha ! Lui, il vous a dit ça ? Vous voulez nous faire croire que lui, il vous aurait dit ça ? Lui, àvous, il vous aurait dit ça ? Comme si ! Comme si, signataires ! Comme si les poissons racontaient aux oiseaux la douceur des écoutilles ! Comme si ! Comme si on voyait de l’autre côté de la surface ! Ah si seulement j’étais assez grand pour voir, assez grand pour voir de l’autre côté du mur, disait hier l’autre jour un enfant très nabot et très con. Ne lui achetez pas d’échelle ! Ne le hissez pas sur vos épaules ! Ne lui tendez pas d’escabeau ! Coupez-lui donc plutôt les jambes, signataires ! Savonnez donc plutôt le mur, pour qu’il en tombe ! Cassez-y donc plutôt des miroirs, pour qu’il s’y coupe ! Et puis tuez les animaux amphibies, signataires : car ils vivent en deux mondes ! Que les poissons-chats arrachent leurs moustaches ! Que ces sous-marins exhibitionnistes ne remontent pas àla surface : ils ne méritent pas nos regards ! Miradors ! Miradors ! Qu’ils ne mirent que les miradors !

TÉLÉVISION. Jeu. Qui est qui ? (1) Le jeu du qui est qui est simple : on prend six personnes, vraiment très très très différentes. Par exemple un cuisinier, un clown, un électricien, un marin-pêcheur, un ouvrier du bâtiment, un écrivain. Dans les coulisses on leur arrache leur toque, leur nez rouge, leur casquette, leur marinière, leur marteau-piqueur, leurs lunettes. On les maquille un petit peu, pour qu’ils aient tous l’air aussi propres. Alors seulement ils peuvent entrer sur le plateau de l’émission. Le présentateur, lui, on sait bien qui c’est : c’est un présentateur, il en a tout l’air. Il leur dit bonjour et merci beaucoup vraiment de venir comme ça de par tout le pays, pour jouer avec nous au qui est qui. Il les aligne en rang d’oignons. Il dit que ça va être le moment de deviner : qui est qui ? Il fait amener des oeufs, de la farine, du beurre, du sucre. Le présentateur désigne un des candidats, toi par exemple. Vas-y, fais nous un gros gâteau. Le quidam empoigne la farine d’une main leste. Il casse un oeuf. Saura-t-il séparer le jaune du blanc ? Il sait. Murmure dans le public. Il plonge un doigt dans le saladier. Il le porte àsa bouche. Il prend des airs entendus. Il ajoute une pincée de sel. Il dit que la pâte doit reposer dix àonze minutes, impérativement. Oh làlà ! Et si c’était lui ?

MANIFESTE. Lui ! Luit ! Le caméléon ne fait pas la couleur, ni le ventriloque la langue, signataires ! Que les choses se manifestent, manifestement ! Que l’habit soit, et que les moines fusent ! Marre des déguisements, signataires ! Que l’on écrive ce que sont les gens, de manière succinte et raisonnable ! Allez àl’essentiel, signataires. Il est gros : ce sera le cuisinier ! Il est petit : ce sera napoléon ! Marre des clowns et des clones, signataires ! Tuez les caméléons, qui vous mentent sur leur couleur ! Scotchez-les àune feuille verte, pour qu’ils restent bien verts ! Scotchez-les àune feuille rouge, pour qu’ils aient toujours honte ! Ils doivent choisir, signataires, ils doivent choisir : le vert ou le rouge ! Mais c’est pratique tout de même, de pouvoir changer de couleur, disait hier encore un enfant très daltonien et très con, ça sert àse protéger des prédateurs. Montrez-lui, signataires, montrez-lui ! Montrez-lui les caméléons des télés noir et blanc ! Montrez-lui les caméléons des années cinquante ! Forcément, c’était moins pratique, forcément ! On les voyait comme tout le monde ! Ni plus ni moins ! Ils étaient noir et blanc comme les autruches et les chameaux, signataires ! Et quand le prédateur avait faim, il avait faim ! Le prédateur avait faim d’une forme, signataires, pas d’une couleur, d’une forme ! D’une forme de caméléon : or le caméléon, con qu’il était, il ne savait pas changer de forme ! Ça pigmentait la situation ! Le caméléon avait très peur, il devenait tout rouge et il courait très vite, sur ses moignons de pattes ! On le reconnaissait entre mille, ce crocodile au rabais ! Ce lézard de pacotille ! Ce vaurien ! Cet éléphant rose ! Mais que voyons-nous là, signataires ? Que voyons-nous là ? Au secours ! Au secours ! Une fausse blonde, signataires, une fausse blonde ! Une fausse blonde ! Au secours !

chapitre 10

Certains peuples, me dit la vieille fille, certains peuples sont bien sauvages. Peuples d’amnésiques, sourds comme des pots et bêtes comme des cochons. Plantes, plantigrades. Des peuples sans écriture. Certes des pictogrammes : un petit dessin par ci, un petit dessin par là. Une trace, limitée par l’envergure des bras et du ventre. Les abeilles écrivent bien avec les odeurs, quant au loup : le loup est un messager des dieux, lorsqu’il pisse au coin du chemin pour délimiter son territoire. C’est écrit, or ce qui est écrit est écrit. Le loup numéro deux, l’imprudent qui ne savait pas lire, s’est fait égorger comme un mouton. Les oiseaux envoient des messages d’amour, plumes colorées qui s’ébouriffent. Mais déjàc’est le lendemain et déjàle lendemain n’est plus, et l’oiselle se dit : mais qui suis-je que fais-je que puis-je espérer, avec ce gros oiseau-là ? Et elle ne peut relire ses lettres de jeunesse pour se souvenir de leur amour passé, objectivement, de l’objectivité d’une plume qui se dresse pour dire les choses primordiales, gravées en la pierre la plus dure. Certains peuples, me dit la vieille fille, certains peuples sont bien sauvages. Ils gravent sur leur corps. Scarifications, qu’ils disent. Comment oublier cela ?

Si je voyais un miracle, je ne le filmerais pas. Je ne l’écrirais qu’àmoi-même : et pour plus de sà»reté, pour ôter le risque des yeux qui regardent, je ne l’écrirais qu’en pensées : et pour plus de sà»reté encore, je l’oublierais extrêmement vite : pour ôter le risque de la parole qui est mémoire. Mon oubli irait se tapir dans un recoin de moi-même. Comme lorsque l’on prend un coup de vieux, j’aurais pris un coup de miracle, et la preuve serait là, que les autres ne verraient pas : par exemple ce cheveu un peu plus noir, veillant bien àse cacher parmi les autres. Ce que personne n’a vu n’existe que pour moi donc n’existe pas : un jour férié qui tombe le dimanche, une ancienne montagne qu’ils appellent plaine, une petite tache rouge sur une page noire qui est en fait une grande tache noire sur une page rouge, ce qu’ils ne savent pas : puisqu’ils n’ont pas le droit de toucher, pas le droit de sentir, pas le droit de gratter, pas le droit de caresser, pas le droit de frotter, pour savoir ce qui peut bien être en dessous. Ils ne peuvent que voir : et voir ce n’est pas assez.

TÉLÉVISION. Flash infos. Ça se passe àune heure d’avion de chez vous, dit le présentateur. Et c’est horrible. àune heure ! On ne peut pas laisser faire ça.

MANIFESTE. àune heure d’avion, signataires ! àune heure ! Ce n’est vraiment pas très loin, ah ça, vraiment pas ! Demandez-vous, signataires, et répondez franchement : dans une heure où serez-vous ? Où ? Pas bien loin, ah ça non ! Pas bien loin ! Le cul sur votre chaise, signataires ! Le cul sur votre chaise vous serez ! Vous n’aurez pas bougé d’un pouce, et une heure aura passé ! C’est dire si ce n’est pas loin, une heure, signataires, c’est dire ! Mais s’il a un quart d’heure de retard l’avion, ça veut dire que c’est àune heure d’avion et quart, et qu’alors on s’en fout ? demandait hier encore un enfant très mathématicien et très con. Une heure d’avion et quart ! Une heure d’avion et quart ! Ce n’est ni àune heure d’avion, signataires, ni àune heure d’avion et quart ! Refaites le calcul, signataires, et cette fois n’oubliez pas d’aller chercher vos bagages : trois deux un, top chrono ! Le temps passe, le temps passe ! Quoi ? Déjàune heure et deux minutes ? Que c’est long ! Oh, que c’est long ! Le tapis roulant roule, et vos bagages n’arrivent toujours pas, et elles s’éloignent, les images ! Elles s’éloignent ! Elles sont àune heure trentre-trois de votre vie, àprésent ! Une heure trente-quatre ! Ah, enfin, vos bagages ! Continuez votre calcul, signataires, continuez ! Continuez ! Une heure quarante-sept ! Oh làlà ! C’est qu’il y a la queue, pour les taxis ! Il y en a un paquet, de gens qui attendent un taxi ! On se demande bien où ils vont, tous ceux-là, hein ! On se le demande, signataires ! Ils ne peuvent donc pas rester chez eux, tranquillement ? Deux heures moins cinq, et elles continuent de s’éloigner, les images ! Pas de chance qu’il y ait autant de monde qui attende un taxi ! Publicité mensongère, signataires : une heure, tu parles ! On nous les fait miroiter àune heure : deux heures dix, oui ! Deux heures onze, àprésent ! Mais qu’est-ce qu’il fout maintenant celui-là ? Il croit qu’on a tout notre temps, peut-être ? Bon bon, enfin, on avance un peu, signataires, enfin ! Deux heures et demi ! Et c’est que vous n’’tes pas encore rendus, hein, signataires ! Il faut marcher àprésent ! Par là ? Par là, signataires, par là ! Qu’est-ce qu’elles sont mal indiquées, quand même, ces images ! Ils pourraient faire un effort ! C’est pas normal qu’on doive tourner trois heures en rond avant de les trouver ! Trois heures, presque trois heures qu’on tourne, àla recherche de ces images ! Ça leur coà»terait rien d’acheter un panneau avec une grande flèche ! Ah, enfin ! On dirait que c’est là ! Espérons qu’on arrive àtemps, signataires, espérons ! On dirait que oui ! On dirait bien que oui ! On entend encore des cris ! Oh làlà, vite ! Vite, vite ! Mais vite, on vous dit ! Oh, comme on a hâte de voir ! Frappez àla porte, signataires ! Ah ! Ils nous ont entendu, signataires, ils nous ont entendus ! Ils vont nous ouvrir ! Ça y est, ça y est, ils ouvrent ! Ohhhh ! Ohhhhh ! Venez voir, signataires ! Ohhhh !

Lætitia Bianchi
1er janvier 2002
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