Yun Sun Limet | l’écriture critique de Maurice Blanchot

àtravers les mots passe encore un peu de jour...



Extrait de L’Ecriture critique de Maurice Blanchot, thèse de littérature française, université de Paris VIII-université catholique de Louvain, rédigée par Yun Sun Limet, 1997, inédite.
Paru aux éditions de La Différence en 2010.


 

Oh tout finir

Que la mort ne parvienne pas àmettre un terme àla vie, qu’elle ne puisse advenir, voilàune part du « double sens  » de la mort. Le lien entre mort d’autrui et littérature se manifeste de façon particulièrement sensible dans le dernier texte de Blanchot suscité par la mort d’un écrivain. Il s’agit de Beckett. L’amitié n’y est pas pensée directement, mais elle est encore présente àtravers les termes de « compagnon  » ou d’« intimité  ». En revanche, mort et littérature y prennent une valeur proprement critique. Blanchot y interroge l’œuvre de Beckett àpartir du soupçon que, mort, l’auteur de Malone meurt puisse, d’une certaine manière, continuer de vivre, puisse ne pas en avoir fini :

Samuel Beckett en disparaissant en a-t-il fini ? Nous a-t-il laissé la douleur de prendre en charge ce qui ne pouvait s’achever en lui ? Ou, par une ruse qui ne nous étonnerait pas, veille-t-il encore pour savoir ce que nous allons faire de son silence [...] ?

Faire « quelque chose  » du silence d’un écrivain mort, c’est en quelque sorte la tâche du critique. La parole ne cesse pas parce qu’elle se poursuit dans celle du critique, et par elle, la mort n’en finit pas, elle non plus. L’écriture critique s’instaure dans cette impossibilité de finir que révèle la mort d’autrui. L’amitié, le compagnonnage lient par la commune appartenance àcette impossibilité. Du moins, elle est ce qui permet de s’inclure dans un « nous  » (mais quel est ce « nous  » ?).

Ainsi, l’objet de l’attente, ce n’est pas Godot, mais l’intimité où demeure la grâce des coeurs endormi(s). C’est pourquoi on me donna un compagnon. Et ànouveau le ton épique : Le voilàdonc le pas des nôtres le pas des nôtres ressassant fou lui aussi de lassitude pour en finir avec lui – et, si cela est permis, nous avec lui. Mais il faut attendre encore. Oh tout finir .

Dans ces lignes, Blanchot affirme àtravers les phrases de Beckett, que l’amitié (« on me donna un compagnon  ») permet d’en finir ensemble, d’attendre la fin ensemble (« nous avec lui  »). Le texte de Blanchot lui-même est construit sur l’échange de la parole (incessante). En effet, citant Beckett, Blanchot se « permet  » de se citer lui-même, permission donnée par Beckett lui-même :

« cette parole égale [...] vivante parmi les morts, morte entre les vivants, appelant àmourir, àressusciter pour mourir, appelant sans appel  » (extrait de L’Attente l’oubli et que je cite pour finir parce que Beckett accepta de s’y reconnaître).
L’échange porte bien sur une difficulté àfinir, àmourir, qui affecte la parole dans la citation de Blanchot, et le compagnon, dans la citation de Beckett. D’une citation àl’autre, se produit le déplacement du pouvoir de mort de la parole àla mort de l’ami que nous avons suivi dans ce chapitre. Le « nous  » de l’amitié se construisant sur la commune attente de ce qui ne finit pas est, dans la citation de Beckett, un « pas des nôtres  » répété. Comment comprendre cette exclusion ? Quel serait ce « nous  » qui tente de se former dans une non-appartenance ?

[...]

L’écriture critique de Blanchot, souvent assimilée àsa pratique du récit, a fait l’expérience d’une absence àla communauté, non pas comme anonymat ou comme blancheur, virginité de l’inscription, mais bien plutôt, sous les traits d’un malentendu provisoire. En effet, ce que Barthes ou Foucault, entre autres, retiennent de Blanchot, c’est précisément le neutre comme anonymat, la mort de l’auteur comme « personne  », autant de notions qui rendent problématique une pensée de l’histoire, de la communauté, de l’être en commun. Pourtant, Blanchot, au fil des années, engage un dialogue de plus en plus personnel, suit davantage les voies de la subjectivité, àune période où la mort qui frappe une génération, vient petit àpetit consommer la séparation, fondant ainsi une communauté d’absence douloureusement réelle.

© Yun Sun Limet

27 mai 2004
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