Noëlle Audejean / Reprier les textes que nous lisons
la lecture avant l'écriture?

Noëlle Audejean, auteur et animatrice d’ateliers d’écriture, en milieu scolaire mais également sous l’égide d’associations luttant contre ce que l’on nomme aujourd’hui l’illettrisme, travaille aussi dans le domaine de l’alphabétisation et de l’insertion de jeunes en difficulté, et, dans d’autres cadres, notamment pour l’écriture de scénarii ou pièces de théâtre. Elle a reçu une formation de comédienne et passé un an à la New York Université (cinéma, scénario), et anime aussi des ateliers de théâtre, en particulier à l’Opéra Bastille pour les élèves en chant lyrique.

Noëlle Audejean a écrit Un mot peut en cacher un autre, préfacé par Alain Rey, collection Mots Et Cie, groupe Mango, septembre 1999 et un roman : Premier Songe, L’Harmattan, sept 2000.

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Aborder la question de la lecture dans le cadre des ateliers d’écriture? Lecture écriture, écriture lecture, laquelle est première?

À partir du moment où j’aurai affirmé clairement qu’elles ont partie liée et intimement et inextricablement, je pourrai alors dire que pour ma part, la lecture vient avant l’écriture, car j’écris à partir de ce que je lis (j’y reviendrai).

QUE LE CUIVRE S’ÉVEILLE CLAIRON
Marcel Proust dit que les écrivains ne commencent à écrire bien qu’à condition d’être originaux, de faire eux-mêmes leur langue...“Chaque écrivain est obligé de se faire sa langue, comme chaque violoniste de faire son “ son ”.” Je pense ici au son de clairon de Rimbaud dans le fameux passage que je cite maintenant : “ Car je est un autre, si le cuivre s’éveille clairon, il n’y a rien de ma faute. Cela m’est évident : j’assiste à l’éclosion de ma pensée : je la regarde, je l’écoute, je lance un coup d’archet : la symphonie fait son remuement dans les profondeurs, on vient d’un bond sur la scène. ”

Je est un autre : il s’agit bien entre autres en ateliers d’écriture, et sans théoriser cela, de le faire vivre, de le pratiquer. Cet autre en moi, et chez les autres, cet autre dans le monde, peut être révélé par cette césure qu’apporte l’écriture, cet autre donc, qui sait peut-être déjà mieux que moi quels rythmes, quels mots clefs, quelles singularités me sont particulières, dont je n’ai pas encore conscience. Et l’atelier est là pour que le participant accepte cette césure afin de voir éclore sa pensée venue d’ailleurs sans qu’il n’y ait rien de sa faute, pour qu’il puisse la regarder, l’écouter, et, lançant un coup d’archet, laisser la symphonie faire son remuement dans les profondeurs. Que les mots, les assemblages de mots, les pensées, les idées, le désir d’écrire viennent d’un bond sur la scène. Pour cela, bien des outils existent. Je voudrais vous faire part aujourd’hui plus spécifiquement de l’atelier que j’intitule " De la lecture à voix haute à l’écriture.

"LA VOIX ET LA MÉLOPÉE
Pour travailler à partir de la lecture à voix haute, je demande aux participants de venir à la fois avec des textes qu’ils aiment et qu’ils connaissent bien mais aussi avec des textes, notamment de poésie en mètres ou en prose, qu’ils trouvent singuliers ou qu’ils aimeraient aimer mais qu’ils trouvent trop compliqués. Je demande aussi et surtout aux personnes qui parlent une langue étrangère au français de venir avec un morceau de prose, ou une poésie en leur langue maternelle. Et ces textes en langue étrangère au français me sont d’une grande utilité pour chercher avec les participants ce que je vais tenter de vous exposer maintenant.

Car il s’agit dans un premier temps de laisser sa voix résonner, à partir de la diction de mots dont il ne faut pas vouloir qu’ils fassent sens logique, tenter d’oublier le sens, s’en remettre aux mots, à leur chair, à leur structure, à leurs consonnes et à leurs voyelles, se laisser gagner par eux. Il s’agit d’aborder l’écriture par ce qu’elle a de plus ancien, à savoir la Mélopée que Ezra Pound définit ainsi :
Dans la Mélopée nous trouvons une force qui a souvent tendance à distraire le lecteur du sens exact du langage. C’est de la poésie sur les lisières de la musique. Or la musique est peut-être le pont entre la conscience et l’univers non-pensant, sensitif ou même insensitif. La seule manière d’apprendre la musique de la poésie ou du langage, ou de la langue d’un poète, d’un écrivain, est de l’écouter. La musique se dégrade quand elle s’éloigne trop de la danse. La poésie s’atrophie quand elle s’éloigne trop de la musique.” La Mélopée est un des procédés pour charger le langage de sens par la corrélation émotionnelle au travers du bruit et du rythme.

Je propose au sein de l’atelier que chaque participant dise (chante, crie, éructe, psalmodie, caresse..) des textes qui n’ont donc pas été choisis pour ce qu’ils racontent mais parce qu’on a en a aimé les mots, le rythme, que chacun cherche à engager sa voix dans les paroles qu’il prononce, et que grâce à l’écoute qu’en auront les autres participants de l’atelier, et grâce à la prise de conscience que le récitant aura lui-même du hiatus qui peut exister entre ce qu’il aurait aimé accomplir par sa voix et les difficultés qu’il rencontre pour y parvenir, le participant cherche à laisser sa voix exprimer vraiment les textes qu’il aime et qu’il choisit.

Il ne s’agit donc pas de “ placer sa voix ”, ni de devenir comédien. Il s’agit d’écouter, de faire résonner les mots. Il s’agit d’écouter la mélopée, de saisir les relations de temps par le moyen des brèves et des longues, des syllabes dures ou molles et des diverses qualités du son qui sont inséparables des mots.

Au cours de la diction d’un texte, nous nous arrêterons peut-être sur tel mot, parce qu’il nous a semblé percutant et que nous voudrons savoir pourquoi. Tout d’abord en l’écoutant, sans savoir encore ce qu’il veut dire (s’il s’agit d’un mot “récité” par un participant de langue maternelle différente du français). Quelle est la couleur de ce mot ? Dante disait des mots qu’ils étaient “flatteurs” ou “broussailleux” suivant les différents bruits qu’ils faisaient, ou “pexa et hirsuta” : “bien peignés et hirsutes”

Il s’agit pour les participants de reconnaître les mots “bien peignés”, des mots “hirsutes”. Prononçons-les, clamons-les, et voyons comment ils résonnent. Leur couleur, dureté, douceur. Quels sentiments appellent-ils en nous, quelles images dans notre imagination, quelles idées ?

Lorsqu’un participant a prononcé son texte, j’amène alors les membres de l’auditoire à émettre des retours. J’appelle “retour” ce que l’on a entendu, noté, d’intéressant, surprenant, étonnant. Ma présence est ici essentielle pour amener chacun à être dans cette écoute de l’autre qui ne soit ni jugement de valeur, ni trop simplement “j’aime” ou “je n’aime pas”, ce qui ne saurait être façon de s’ouvrir ni d’entendre, ni pour celui qui énonce son jugement, ni pour celui qui le reçoit.

Les retours vont ici toucher divers domaines :
1 - Le récitant a-t-il prononcé le poème / texte comme il l’aurait souhaité ? Si non, pourquoi? A-t-il choisi un poème qui le porte assez afin que la nécessité de prononcer ces mots soit plus forte que le regard d’autrui sur soi ? On voit là qu’il s’agit d’un travail sur soi même, sur la confiance à se laisser être ce lieu de résonance des mots en soi, et de laisser venir d’un ailleurs inconnu les échos du texte. Pour cela il faut apprendre à lâcher prise, accepter le vide, le vide entre les mots, entre soi et les autres, apprendre à ne pas être happé par le regard de l’autre, oser se laisser être et laisser entendre la voix que la lecture des mots engendre.
2 - Le récitant lit/récite un poème ; nous écoutons sa voix, les mots qu’il prononce, et le rythme qu’il soutient. Imaginons qu’une fois que le récitant a fini sa récitation en langue étrangère au français par exemple, je pose la question aux participants de savoir ce qu’ils ont entendu. “La colère”, dit l’un. Et je demande au récitant : ce poème a-t-il à voir avec la colère ? Imaginons qu’il me réponde “non, ce poème parle d’amour”. Avons-nous senti l’amour dans la voix du récitant ? Si non, pourquoi ? Et nous voilà revenus au point numéro un ci-dessus dans lequel le récitant est amené à se poser la question de savoir pourquoi il ne peut laisser sa voix exprimer l’amour d’un poème d’amour qu’il a lui-même choisi. Imaginons maintenant qu’il s’agisse d’un poème d’amour et que nous qui l’écoutions, ayons pu l’entendre. Comment l’avons-nous entendu ? Par quels indices ? Quels mots ? Quelles sonorités ? Quel assemblage de mots ? Quelles assonances ?
3 - Alors nous pourrons demander au récitant de nous traduire ce morceau du poème, s’il était en langue étrangère au français, et nous pourrons alors tous ensemble voir si telle allitération, tel mot, sont bienvenus en français. Les participants se demandent quels mots ils aimeraient choisir, ou s’il existe une traduction quels mots ils aurait choisis, quelles consonnes, quelles voyelles, et le récitant de proposer dans sa langue maternelle des mots qui auraient les caractéristiques décrites par les autres qui ne connaissent pas sa langue. Quelles sont les voyelles, les consonnes qui expriment pour vous la douceur, la dureté, quels sont les mots broussailleux comme disait Dante ou limpides, comment faire pour détourner ces mots contre lesquels s’insurgeait Mallarmé par exemple quand il s’en prenait au son du mot “jour” et au son du mot “nuit”, tout à fait inaptes selon lui à faire entendre les concepts qu’ils signifient, comment faire pour suivre Edgar Allan Poe qui nous dit : “ the sound must be an echo of the sense ” ?

Ce travail donne à réfléchir sur différents niveaux : la capacité à choisir des textes que l’on aime, à comprendre pourquoi, à revenir sur ses choix, à chanter ou déchanter, à s’exprimer, à s’exprimer devant les autres, trouver sa voix, laisser aller sa voix à exprimer ce qu’on ressent, exercer son oreille à l’écoute des mots, leur résonance, leur couleur, penser le rythme, le rythme qui est découpage dans le temps.

LANGAGE CHARGÉ DE SENS
Ce sera aussi le temps de laisser les mots “ projeter leur image sur la rétine de notre esprit ”, et de comprendre, vérifier, s’il y a précision des mots, une précision telle qu’elle peut laisser passer entre ces mots choisis ce que l’écrivain ressent avant d’écrire. C’est l’aptitude à ce dessein qui fait la beauté des “soleils noirs qui tombent du ciel” et des “oranges bleues...” C’est là que commence aussi le sens critique de chacun, car tous les textes apportés par les participantes et participants ne sont pas de la même qualité et cet atelier sert aussi à cela de permettre à chacun de reconnaître peu à peu la qualité d’un texte.

Enfin, outre le son des mots, et leur écho visuel dans nos imaginations, nous pourrons nous arrêter sur une autre de leurs propriétés, celle qui semble la plus évidente, mais que nous aborderons en dernier, c’est-à-dire là où les mots sont employés pour leur signification directe. Mais nous verrons qu’ils sont aussi employés en fonction des habitudes de l’usage, du contexte, des acceptions connues, des concomitances habituelles et du jeu de l’ironie. C’est le mode d’être du langage que Ezra Pound appelle “la danse de l’intellect parmi les mots”.

Car si le langage a été manifestement créé pour et sert manifestement à la communication, et si la littérature est une somme d’informations qui restent des informations, on peut dire cependant qu’il y a des degrés à cela et que la grande littérature est simplement langage chargé de sens au plus haut degré possible.

C’est pourquoi j’essaie avec les participants et à partir de la lecture des textes qu’ils apportent de dégager les procédés les plus importants pour charger le langage de sens : 1) corrélation émotionnelle par le bruit et le rythme, 2) projection d’objets sur l’imagination visuelle, 3) 1 + 2 + associations intellectuelles ou émotionnelles qui demeurent dans la conscience du receveur en relation avec les mots ou groupes de mots réels employés.

C’est ainsi que chacun, reconnaissant peu à peu les différents degrés du langage, et les différentes qualités des mots qui peuvent exacerber nos sens, de la même façon que réciproquement nos sens peuvent être exacerbés au moment où nous prononçons ces mots, c’est ainsi donc que chacun pourra peu à peu, devant la palette infinie des mots, choisir ses propres couleurs, pour tenter d’indiquer, de tracer autour de l’image, du sentiment qu’il ressent , pour tracer donc autour de ce senti vécu et imaginé qui pourrait avoir au départ un sens et un son inarticulés, pour encercler ce senti qui n’est pas encore nommé, écrire un mot, un assemblage de mots qui ne viendrait pas expliquer, mais soutenir par ces mots-là choisis, le dessein de ce que nous voulons exprimer, à la manière de Fritz Lang qui dit que pour le cinéma, comptent les images et les plans choisis seulement pour qu’en les assemblant, le vide entre eux parle. Ainsi, écrire serait trouver ces mots qui vont pouvoir donner au lecteur à entendre le vide qui résonne entre eux.

Bien qu’il me semble intéressant que les participants commencent par exercer leur voix sur les poésies les plus belles des répertoires du monde, il ne s’agira pas d’un atelier de poésie, mais de mener chacun sur la voie d’une écriture qui pourrait devenir la sienne. Pas de règles prosodiques par exemple ou bien si elles peuvent nous intéresser encore aujourd’hui comme exercice de style, comme contrainte productrice de liberté comme il nous l’a été dit par les Surréalistes et redit par les OuLiPiens. Stéphane Mallarmé ne dit-il pas que “Le vers est partout dans la langue où il y a rythme, partout, excepté dans les affiches et à la quatrième page des journaux. Dans le genre appelé prose, il y a des vers, quelquefois admirables, de tous rythmes. Mais, en vérité, il n’y a pas de prose : il y a l’alphabet, et puis des vers plus ou moins serrés, plus ou moins diffus. Toutes les fois qu’il y a effort au style, il y a versification.

TEMPS DE L’ÉCRITURE
Le temps de l’écriture peut intervenir sous des formes diverses. Il intervient à chaque séance après que certains textes aient été lus à voix haute et commentés comme je l’ai dit ci-dessus.

Si le groupe a “travaillé” autour de la récitation d’un texte en langue étrangère au français, nous pourrons demander une traduction sommaire de ce texte au récitant. Puis chaque participant pourra élaborer individuellement une traduction prenant au maximum en considération tout ce qui aura été dit autour de ce texte (son, voyelles, consonnes, rythme, images, sens..). Ces différentes traductions pourront être lues à voix haute ou distribuées aux autres participants afin que l’on puisse ensuite les comparer, en parler, s’attrister de la difficulté de “faire passer” ceci et se réjouir de ce que ce mot français ou ces deux mots-là réunis ont su donner l’effet voulu... Où nous verrons qu’il est bien différent de dire “d’être si nue l’étoile brille” et de dire “l’étoile brille parce qu’elle est nue”.

Lors d’une autre séance, chacune ou chacun peut écrire à partir d’une particularité qui aura fait écho en elle ou en lui. Je peux choisir avec l’écrivant une de ces contraintes productrices de liberté. Ce peut être d’écrire un poème à partir d’une métrique qui a été lue ce jour là, à partir de quelques mots, à partir d’un désir d’utiliser telle ou telle allitération, etc...

Une autre fois, on peut demander aux participants d’écrire des paroles sur une mélodie bien connue, etc..

Au cours des différentes séances, le travail de la lecture/récitation à voix haute devant le groupe continuera pour chacun, soit avec des textes d’auteurs choisis, soit peu à peu avec ses propres textes ou ceux des autres participants.

À chaque travail en commun autour d’une lecture/récitation à haute voix, succède donc un travail individuel d’écriture dont je cherche les incipits ou les motivations dans les textes lus devant nous. Partant toujours de l’écho que peut susciter en nous l’écriture de tel écrivain ou poète, chacun se mettra au travail. Il s’agit non seulement de partir de l’écho que cet écrivain laisse planer au-dessus de nos têtes, mais aussi d’aborder une forme littéraire qui sera soutien, support au travail de l’écriture: soliloque, monologue, haïku, écriture minimaliste, objet Pongien....

Là aussi, interviendront les “retours”, (que les textes de chacun soient lus à voix haute, ou que peu à peu ils soient distribués et puissent être lus en dehors de l’atelier), et les participants, en échangeant leurs textes, essaieront de se rendre compte si celui qu’ils ont devant les yeux a réellement un sens, si ce texte “leur fait voir quelque chose”, et par quels moyens (quels mots, quels rythmes, quel assemblage de mot, quelle ironie) ; genre et nombre de mots utilisés ; quantité de mots qui ne servent à rien ; combien de mots obscurcissent le sens ? Combien de mots ne sont pas à leur place habituelle ? Voir si cette altération apporte réellement quelque chose, et aussi mots-clefs que l’on retrouve toujours sous la plume de tel participant, et couleurs, et autres particularités.

Ainsi chaque participant est renvoyé par le groupe à la singularité de son écriture à travers un travail d’écoute des uns par les autres qui aura débuté par la voix.

SUGGÉRER, VOILÀ LE RÊVE
Nous avons vu qu’il s’agit au cours de cet atelier d’aborder peu à peu l’écriture par une compréhension, une prise en soi dans son corps sa voix, ses oreilles, de ce que sont ces mots dont on va pouvoir se servir pour écrire.

Il s’agit aussi d’éloigner de nous ce langage de tous les jours dont nous n’avons pas conscience et de mettre en exergue les mots pour pouvoir les regarder comme le peintre regarde ses couleurs et le sculpteur la qualité du marbre. Il s’agit de créer un écart entre cette langue quotidienne et seulement communicative avec ce qu’est la littérature, à savoir du langage chargé de sens au plus haut degré possible. “En deçà de l’image gît le monde de la langue courante, des explications et de l’histoire. Au-delà s’ouvrent les portes du réel : signification et non-signification deviennent des termes équivalents. Tel est le sens ultime de l’image : elle-même.” Octavio paz dans “L’arc et la lyre.”

Il s’agit de créer cet écart pour que, entre l’écrivant et les mots un espace vide soit créé qui laisse place à la recherche, l’autocritique, le jeu, le Je, qui permettra de s’exprimer sans passer par ces affres de devoir du jour au lendemain se servir des mots que l’on connaît depuis l’apprentissage de sa langue maternelle et que nous utilisons au quotidien, pensant qu’ils devraient tout à coup (par magie?) parler de nous, et nous raconter au plus proche. “ Le travail détruit l'abus des sentiments. ” écrit Lautréamont.

Oui, créer cet écart de la façon dont en parle Freud dans “Le créateur littéraire et la fantaisie” : “Vous vous souvenez que nous avons dit que le rêveur diurne cache soigneusement ses fantaisies aux autres, parce qu’il éprouve des raisons d’en avoir honte... Mais quand le créateur littéraire nous joue ses jeux ou nous raconte ce que nous inclinons à considérer comme ses rêves diurnes personnels, nous ressentons un plaisir intense, résultant probablement de la confluence de nombreuses sources. Comment parvient-il à ce résultat ? C’est là son secret le plus intime ; c’est dans la technique du dépassement de cette répulsion, qui a sans doute quelque chose à voir avec les barrières qui s’élèvent entre chaque moi individuel et les autres, que gît la véritable ars poetica. Nous pouvons soupçonner à cette technique deux sortes de moyens : le créateur littéraire atténue le caractère du rêve diurne égoïste par des modifications et des voiles, et il nous enjôle par un gain de plaisir purement formel, c’est-à-dire esthétique, qu’il nous offre à travers la présentation de ses fantaisies.

Nous chercherons ces “ modifications et voiles ” qui conduisent à un gain de plaisir purement formel...
- Tendre à ce que pensait Stéphane Mallarmé : “Nommer un objet, c’est supprimer les trois quarts de la jouissance du poème qui est faite du bonheur de deviner peu à peu ; le suggérer, voilà le rêve. C’est le parfait usage de ce mystère qui constitue le symbole : évoquer petit à petit un objet pour montrer un état d’âme, ou, inversement, choisir un objet et en dégager un état d’âme, par une série de déchiffrements.” .... “Les choses existent, nous n’avons pas à les créer ; nous n’avons qu’à en saisir les rapports ; et ce sont les fils de ces rapports qui forment les vers et les orchestres.
- Mais ne risquons-nous pas alors l’obscurité ou serons-nous accusés de trop grande exigence ? Or répond Mallarmé : “C’est en effet également dangereux, soit que l’obscurité vienne de l’insuffisance du lecteur, ou de celle du poète, mais c’est tricher que d’éluder ce travail. Que si un être d’une intelligence moyenne, et d’une préparation littéraire insuffisante, ouvre par hasard un livre ainsi fait et prétend en jouir, il y a malentendu, il faut remettre les choses à leur place. Il doit y avoir toujours énigme en poésie, et c’est le but de la littérature, - il n’y en a pas d’autres, - d’évoquer les objets.” “Aimer d’intelligence quelque chose, c’est en comprendre les perfections.” écrit Spinoza. Et encore Ezra Pound : “Si les critiques ont en vain dépensé tant de rancœur, c’est qu’ils n’ont pas su distinguer entre deux sortes d’écriture totalement différentes :
- a/ les livres qu’on lit pour développer son intelligence, pour améliorer son savoir et percevoir mieux et plus vite qu’auparavant.
- b/les livres qui sont destinés et qui servent au repos, ou qu’on utilise comme stimulants ou calmants.

- Or, tel est le but également de cet atelier que de mener chacun à devenir un vrai lecteur, un lecteur vigilant et exigeant.

REPRIER LES TEXTES QUE NOUS LISONS
Je cite à nouveau Ezra Pound dans “ABC de la Lecture” : “ Chez un bon écrivain, l’écriture se superpose intimement à la pensée, elle a la forme de sa pensée, la forme de ce que l’écrivain sent être sa pensée. Il n’y a pas deux personnes qui pensent exactement de la même manière.

Dans son commentaire sur le Psaume XXVIII, Paul Claudel écrit : “En éprouvant nous-mêmes dans notre coeur les sentiments qui ont fait composer un psaume, nous en devenons, pour ainsi dire, les auteurs : nous le prévenons plus que nous le suivons, nous en saisissons le sens avant d’en connaître la lettre...” Et dans la préface des Psaumes de Paul Claudel, préface de son fils Pierre, celui-ci écrit : “Mon père n’a jamais voulu traduire les psaumes... Il n’avait rien à reprendre à ce latin inouï... Il n’a cherché qu’à répondre les psaumes et à les répondre à sa manière sans craindre, lorsqu’il en éprouvait le besoin, d’en intervertir les versets ou d’en ajouter qui fûssent de son propre crû, si l’inspiration dont il était saisi à cette lecture n’avait pas épuisé son effet. Claudel ne traduit pas les psaumes. Il les reprie, les redanse et les retricote dans une sorte de conversation à bout portant avec le Livre, où il s’agit pour lui, d’arriver, avant toute chose, au coeur même de celui dont on veut se faire entendre.

Et l’on pourrait dire que entrer en lecture serait alors être capable de penser avec l’écrivain que l’on lit. Avoir ce sentiment en le lisant que l’on retrouve sa pensée, son sentiment, son univers. On peut écrire à partir de cela, non pas forcément avec les mots de cet auteur, mais à partir de sa pensée. C’est en tout cas ce que je fais quant à moi dans mon écriture personnelle. Comme je vous le disais tout à l’heure, j’écris à partir de ce que je lis. Ce sont mes lectures qui me disent ce que j’ai envie d’écrire. Mais qu’est-ce qui me mène à telle lecture, si ce n’est le pressentiment quasiment insu de moi que c’est ce livre là et pas tel autre qui va m’intéresser, qui porte en soi la réponse à la question que je me pose, ou plutôt qui porte en soi les questions auxquelles je vais tenter de répondre et qui seront pour mon écriture autant de pré-textes. Écrire, c’est toujours lire un peu, se lire au travers des autres. Borges écrit : “ Je pense parfois que les bons lecteurs sont des oiseaux rares, encore plus ténébreux et singuliers que les bons auteurs. ”Je demande donc aussi aux participants, à un autre moment de l’atelier, d’apporter des textes qu’ils ont lus une fois, ou plus, ou qu’ils ont notés, dont ils se souviennent parce que ces textes “leur ont parlé”, comme on dit. Ce peut être le texte d’une chanson, ce peut être une phrase entendue ici ou là aussi. Et je leur demande au cours de l’atelier de tisser un texte, à partir de ces textes-là, à partir de ces bribes de textes, l’important étant de redonner au lecteur à venir de ce nouveau texte tissé par le participant ce que lui-même, le participant a senti dans les phrases qu’il a choisies. Lautréamont écrit : “ Le plagiat est nécessaire. Le progrès l'implique. Il serre de près la phrase d'un auteur, se sert de ses expressions, efface une idée fausse, la remplace par l'idée juste. ” On peut juxtaposer des phrases, les transformer, recréer quelque chose à partir de cela. Il n’y a pas sacrilège, car, bien entendu, en cas d’édition, il s’agit de citer ses sources. C’est ce que je fais en tout cas. Je voudrais vous donner un exemple de cela en vous lisant un tout petit passage de mon roman Premier Songe :

 

Ma Soeur, ma Soeur,
Tout est allé si vite. Hier encore... Des villageois de la mission qui jouxte la nôtre nous ont réveillés cette nuit, le visage brûlé, le corps couvert de sang. Ixtan et moi les avons suivis. “Mais tous étaient couchés dans la boue et le sang : sous mes yeux, quelle foule ! On eût dit des poissons qu’en un creux de la rive les pêcheurs ont tirés de la mer écumante; aux mailles du filet, sur les sables, leur tas bâille vers l’onde amère, et les feux du soleil leur enlèvent le souffle... C’est ainsi qu’en un tas gisaient les prétendants.” Ô ma Soeur, ô ma Soeur, je me souviens de la paix qui envahissait mon coeur au crépuscule lorsque, lisant votre Premier Songe, j’y découvrais les poissons doublement muets, d’être poissons et d’être endormis. Ils se taisent aujourd’hui, mais en plein jour et une seule fois muets. Ô mes amis, mes doux prétendants à la paix, ma Soeur, “tous étaient couchés dans la boue et le sang : sous ses yeux, quelle foule ! On eût dit des poissons qu’en un creux de la rive les pêcheurs ont tirés de la mer écumante; aux mailles du filet, sur les sables, leur tas bâille vers l’onde amère, et les feux du soleil leur enlèvent le souffle...C’est ainsi qu’en un tas, gisaient, les prétendants . “ Folie qui me fait peur. “ J’ai appelé les bourreaux, pour, en périssant, mordre la crosse de leurs fusils. J’ai appelé les fléaux, pour m’étouffer avec le sable, le sang. Le malheur a été mon dieu. Je me suis allongé dans la boue. Je me suis séché à l’air du crime . ” Ixtan déclamait : C’est le squelette du devant qui revient ; c’est le rite sombre de la nuit qui marche sur la nuit. Sommeil, suppliai-je, aujourd’hui, cette nuit entre toutes, sommeil, viens si tu peux. Viens apaiser l’exténué qui a claqué à tous les vents. Sommeil, après ce jour terrible... Votre frère.”

En fait il n’y aurait appréhension du réel que par les formes préexistantes, même si cela nécessite leur subversion.

Je concluerai par ces mots de Stéphane Mallarmé qui écrit :
Au fond, voyez-vous, le monde est fait pour aboutir à un beau livre.

 

Ce texte de Noëlle Audejean a été lu le 30 janvier 2002 devant un groupe de professeurs de lettres de l’Académie de Créteil, participant à un stage pour l’animation d’ateliers d’écriture créative, en la Médiathèque de Noisy le Sec.