François Bon / "être poète dans les villes"

à propos du livre de Hervé Piékarski : Le gel à bord du Titanic, Flammarion, 1995

Ce texte d'hommage a été écrit pour le Banquet du Livre de Lagrasse, 1995.

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Notre singe hors de cage.

Pourquoi faut-il des poètes? Ce n'est pas à eux de répondre. Eux voient, aux bor-nes de la langue, une frontière où peser de tout son poids d'être peut déplacer quel-ques arrangements de mots. L'effort paraît disproportionné : une vie à ne rien d'autre que cela, la fragilité de ce qui en revient, et pourtant ce qu'on en extrait pour soi-même, ce qu'on y lit, et ce que rejoint dans notre vie de les lire.

Hors lieu terme blanc. Se brise en feu. N'abrège nulle souffrance.

Et la rançon plus lourde encore, que ce qu'ils ramènent n'est souvent d'abord que la description de leur propre combat. Acharnement dans la loi seule des mots. Ici le rythme, et le travail en une ligne (jusqu'au " anc " au coeur de souffrance, avec le b disloqué, renvoyé dans abrège, et le l commandant à nulle) dans le mot blanc : blanc ce qui se brise en feu. Et blanc le compte. Cinq. Quatre. Sept. Lancé sur impair, compression, équilibre et boucle sur le prochain impair. Plus loin : Il y a. N'être en sang qu'avec soin. Tenir. Trois. Six. Deux. Et plus loin : Il y a. Il y a. Toute ville est immense. Ou alors. Trois. Trois. Six. Trois. L'alexandrin est presque parfait. Sauf qu'il déborde, décale son hémistiche par la coda des trois premiers pieds. Il faudrait compter, comme en musique : triolet / triolet / syncope / toute ville / est immense. Ou alors. Et le vieux rythme hérité des premiers rituels, des chants trouvères et des gran-des épopées, resurgit sous la peau moderne. On est dans nos villes, celles d'ici, et on y trouve l'immensité des métropoles : le monde vérifié, dit-il.

Difficile de fréquenter la poésie parce que c'est à cette difficulté même qu'elle s'adresse en nous : ce malaise impair et tendu au bord de soi et du monde, quand les mots devraient être le partage et qu'ils n'aident plus, cette frange sur les yeux qui fait mal quand on regarde trop. Et ce déploiement physique et mental du dire, de l'aventure de lire, du risque de penser, qui vient sur les terrains presque stériles : là où rien ne s'était aventuré encore, parce que sinon ça ne vaudrait pas la peine. Imagina-tion induite en claire tempête... Néon. Cri transit. Sur cela, ce fil atonal et ce timbre, la lecture d'un mot moderne du monde (néon) a gagné un éclat.

Le prix qu'on paye soi. Engagement fixe. Les livres dont sa chambre déborde, l'austérité de la table. Ce qu'il dit des poètes de toutes les langues, ce qu'il sait de toutes les écritures de notre langue. Il n'a jamais fait rien d'autre. Sa pratique pour-tant de la ville. La disponibilité qu'il a pour ceux dont le langage émerge depuis ce qu'ils sont, dans leur déchirure, à un bord extrême. Ses contraintes. Des mois à se convoquer soi-même dans une autre austérité, celle de la forme : ce journal, six foix six lignes, six fois par semaines. Et pousser cela, et accumuler, et ne pas revenir sur ce qu'on a fait. Et la prétention dont cela témoigne, de repousser le monde aux bords de la langue, mais la rançon préalable : connaître ce monde, celui de nos villes, dans sa dureté et ses surfaces les plus actuelles. La langue signifie, mais ce n'est pas à celui-ci, ébloui tout devant, de nous enseigner sur ce qu'il nous ramène. Il y a poésie.

Religion frêle où se tenir. Plus loin, plus haut. Très certain. La vitesse blanche. Le corps d'annonce.