Roger Thiébault / Dur, trop dur

La Douceur dans l'abîme / le livre

le site de l'ARS Nancy

Je suis né à Nancy en 1943. J'ai vécu la deuxième guerre mondiale.

J'ai habité Mon Désert, la Chiennerie, et Jarville. J'avais un père qui était sourd-muet de guerre, et ma mère était sourde et muette aussi. Je suis fils de deux sourds-muets. On était trois garçons et trois filles, j'ai appris un peu le langage, mais ça a été très dur. Pour dire de l'eau c'était ceci, et le pain c'était ceci, et le vin, et les pâtes, et les pommes de terre.

Maintenant on dit des malentendants, on n'y peut rien, c'est comme ça. Je ne suis pas arrivé à comprendre pourquoi j'étais le fils de malentendants, je n'ai pas de frères sourds-muets, ni de súurs. Je me rappelle, j'allais au foot avec mon père, au stade avec mon père, on s'entendait bien. Il y a les regards, il y a les gestes.

Quand on tape la manche tous les jours, il y a des fois où on ne fait rien. Dix ou douze balles dans la journée, juste pour payer des clopes, manger un sandwich. La mendicité c'est très dur à faire.

Une personne qui te donne deux francs, une autre personne qui donne deux francs, quelquefois une personne qui s'arrête : Tenez, les gars, voilà dix balles. Un soleil, comme on dit, on peut prendre une baguette, un fromage.

On a un bout de pain et un kilbus, un kilbus et une baguette t'en as pour la journée, mais t'es obligé de manger chaud, aussi.

Le plus dur c'est de commencer. Pas de boulot, plus rien, vous dormez le matin, on n'arrive plus à trouver quelque chose.

J'ai encore perdu un copain, enterré ce matin, de maladie. Comme on en voit aujourd'hui, sans savoir d'où est-ce qu'elles viennent. Et un beau jour, vous vous levez le matin, terminé.

Je me pose la question : les petits jeunes, qui ont dix-huit, vingt ans, quand ils vont arriver en l'an 2004, 2010, qu'est-ce qu'ils vont devenir ?

C'est dur

Franchement c'est dur

C'est trop dur