Atelier à distance 6

Pour ce sixième atelier à distance, j’ai choisi de m’inspirer du film Stalker de Tarkovski. La trame ? Déplacement, rencontre d’un passeur, franchissement d’une frontière, entrée dans une zone interdite. Pourquoi interdite au fait ?
Comme d’habitude nombreux sont ceux qui ont répondu à l’appel avec parfois des textes de la longueur d’une nouvelle. En voici deux qui suivent...

Anecdotique mais excellent, hier, premier café en terrasse après le confinement. Avant paysage interdit, aujourd’hui traversée du miroir. Plaisir d’écrire en étant au monde et non reclus. Petit à petit les masques disparaissent des visages. Il faut profiter de cette soudaine mise à nu. Ils sont encore étonnés : l’air sur la peau, la chaleur du soleil, la caresse des regards... Quelques jours ainsi comme neufs, presque juvéniles, avant de s’user à nouveau, de reprendre la rigidité sociale ou de se mettre à l’abri derrière une couche protectrice. Avant de redevenir masques eux-mêmes.

Et suivant la coutume, un de mes dessins de la série Avant C. / Pendant C. avec C. pour confinement datant du 3 mai 2020 et intitulé "Scandale"... De circonstance.
Bruno Allain.

Plume d’encre

Hors zones

Ouvrir grand mes yeux clos
voir un coquelicot
entre asphalte et pavé
Sortir de mon enclos
pour aller randonner
à travers la cité
sortir, sortir enfin.
Ce cri du cœur, six semaines de peurs induites, comme le chant d’un loup, longue plainte mélopée, enfin jailli.
T’as lâché les infos de tous bords, même les parallèles, la tête azimutée de contradictions. Fermer l’ordinateur, gavée.
Changer d’espace devient urgent. Se retrouver Soi, ton essence profonde, loin de ces tourmentes qui tournent et mentent en rond sans fin – à relents de révolte – là où tu regagnes le calme dès que tu fermes les yeux. Inspirer. Souffler. S’en désintéresser. De toute façon tu ne peux rien y faire.
Mon âme a dit ça suffit, j’étouffe, je meurs !
S’échapper devient urgent. Sortir de la zone de ma peur, des vibrations urbaines, des mauvaises résonances, aller voir ailleurs. Mais je ne peux le faire, nulle part où aller, le monde entier est verrouillé.
Arrière-goût de vécu, liberté limitée, sans sortir de la ville, un visa étranger. Pourtant je l’ai quittée, j’ai bravé l’interdit. Pas exprès, j’ai pas prémédité. Mais j’ai vu du pays. Les voyages forment la jeunesse, dit-on. Je l’ai dépassée, la zone autorisée. Héhé !
Un jour, à l’aube, le soleil n’était pas encore levé, deux potes viennent me réveiller en passant par la terrasse. "Habille-toi, on va en Arménie". Mais je n’ai pas de visa, je n’ai pas le droit ! Et je pars dans 5 jours ! "Mais si, viens, on n’y reste que 2 jours."
On est fin juin. L’année scolaire est écoulée. Je rentre en France. La proposition est alléchante, les cours sont finis. J’ai le cœur qui bat, de peur, d’excitation, ma tête a branché son turbo à 100 à l’heure, je pèse le pour, le contre, je n’ai pas d’engagement, l’envie est la plus forte, je me décide, j’y vais, je saute sur l’occasion, j’aime trop voyager. J’attrape mon sac, ils me disent de m’habiller chaudement, on va passer par la montagne, et nous voilà partis dans l’obscurité, tout le monde dort encore, départ inaperçu.
Tant qu’on est dans la ville, je reste couchée sur la banquette. C’est que je suis connue comme le loup blanc ici, je suis la seule Française cette année. Une curiosité. Nous sommes en 78.
Le soleil se lève. Je lève le nez, regardant de tous côtés, un peu inquiète. Ce qui fait rire les garçons. N’empêche, je n’avais pas idée de l’expédition que ça représentait.
J’admire les paysages de collines herbeuses, à perte de vue, c’est magnifique, puis la voiture attaque la montagne, où le temps se rafraîchit brutalement lorsque nous abordons le col : une tempête de neige nous y accueille. Petite halte pour respirer l’air pur et froid. J’ai mis une robe en laine mais ça ne suffit pas. Nous repartons. Une partie de la route se fait en Géorgie, et là c’est les garçons qui surveillent de tous côtés, les Géorgiens n’aiment pas trop les frontaliers. Et ils sont tous armés. Ils ont pris par là car ça fait gagner une cinquantaine de kilomètres. Petite crise de panique et cœur battant, hou là ! en imaginant les complications et ennuis si on me trouve là. Mais personne à l’horizon. La route est – disons – locale, quelquefois elle sert de lit à un cours d’eau qui la traverse et où il faut passer à gué, ailleurs elle est en pierraille. On est en moyenne montagne maintenant, herbages à pâtures habitent ces grands espaces.
La ville est large aux bâtisses monumentales, il y fait très chaud après la montagne. Le marché regorge de légumes et aromates, inconnus de l’autre côté. Les garçons m’ont fait visiter Ghegart et Echmiadzine, magnifiques dentelles de pierre dans la montagne sculptée. Il y a tant à voir, captivée, toute peur oubliée. Deux jours magnifiques hors du temps, volés au temps.
Une fois attrapé le goût de l’aventure, quelques années plus tard j’accompagnai mon patron à un séminaire. Comme je connaissais pas mal la ville, je lui ai fait visiter des recoins hors les guides, mais fort intéressants, et il voulait absolument voir la tombe de Boris Pasternak. Encore une escapade hors zone, hors limites autorisées. Une fois n’est pas coutume. Renseignements pris, une fois sur la route, il fallait avoir l’œil, bien surveiller le compteur pour tourner au km 22. Il neigeait, la chaussée était glissante, les essuie-glaces cristallisés, la buée. Le taxi, hélé du trottoir pour qu’il n’y ait pas de trace, roulait trrrèèsss lentement, et mon boss s’impatientait, parce qu’il en a fallu du temps pour arriver au km 22. Si nous étions absents trop longtemps, on pourrait bien avoir des ennuis ! Une autre dame avait aussi voulu venir, et elle commençait à douter d’y arriver, regretter d’être venue, et patati, et patata. L’inquiétude me gagnait même, je commençais à me poser des questions, parce que si les infos étaient incorrectes, je pouvais perdre la face devant mon chef, en plus.
Au km 22, la petite route était bien là, nous avons tourné, roulé encore un peu pour s’arrêter en contre-haut en vue du tout petit cimetière. La neige avait cessé, tout était immaculé, comme les troncs des bouleaux, et nous avons trouvé la tombe et son petit enclos. Mon directeur ravi. L’honneur sauf.
Je m’égare, je m’égare. Tout ça ne nous rajeunit pas.
Aujourd’hui ici tout est différent. Le printemps cette année nous fait la nique, on ne peut y goûter. Aller se promener n’est pas sans danger. Parcs et jardins sont fermés. Nature inaccessible.
Chercher ailleurs ? Oui mais ailleurs est interdit, enfin interdit plus d’une heure, dans une zone de 1 km.
Ah ! Quitter la résidence où je suis à résidence,
aller au cours de danse, retrouver la cadence
Tu veux changer d’ambiance, rejoindre l’insouciance
d’avant
Regarde par la fenêtre si tu ne vois paraître
un policier peut-être ? Veux les faire disparaître
des sentiers de la terre. Sur le papier, que mettre ?
N’y a pas de garde-champêtre
à Paris
Envie de m’évader,
Chez moi est une zone d’art, n’en déplaise aux zonards. Zone d’utopie primordiale sans quoi meurt mon esprit, sans quoi je perds ma vie. C’est aussi une zone libre où l’on peut dévorer des livres. Y jouer du pinceau. Ecrire. Créer du beau. Imaginer.
Je ferme alors les yeux, j’y crois dur comme fer
et me voilà partie, sans façon sans valise
de la poudre d’escampette et le vent qui me grise
N’est pas cette grippette un frein à l’insoumise
que je suis, cherchant la compréhension du monde, l’Être dans la vérité, la connaissance mystique, dans la zone étriquée qu’on ne doit pas quitter, promenade où passé présent futur sont intriqués.
Je ne regrette pas
Ma mère m’avait prévenue
Il fallait y croire
Mes yeux sont les fenêtres de l’âme.
Les fenêtres sont des portes, ai-je lu sur un tome.
Prends la porte, celle de tes yeux
Pourquoi puis-je voir quand je ferme les yeux ?


Jean-Michel Baudouin

L’avenue est large, avec des contre-allées séparées de la chaussée principale par des terre-pleins arborés de platanes. Les feuilles des arbres sont déjà rousses. De temps en temps, une feuille se détache et plane en zigzag et rejoint ses semblables accumulées par places. Adossé à un muret, je regarde les feuillages au-dessus de moi. J’attends qu’une feuille se lance dans le vide pour la suivre des yeux. On ne sait jamais d’où ça va partir ni où ça va se poser.
J’ai treize ans, plutôt grand pour mon âge. Je ne viens jamais dans ces beaux quartiers. Je suis là pour Mireille. Ma cousine. Elle a dix-neuf ans, des yeux noirs, des dents étincelantes et des nichons pointus. Elle est étudiante en lettres classiques. Elle m’a donné rendez-vous pour qu’on aille au cinéma. Elle m’a dit : « Rejoins-moi à la Bibliothèque. » Je ne suis jamais allé à la Bibliothèque municipale. Je me suis perdu deux fois.
Je porte un polo marron et un pantalon à carreaux, fini le temps des culottes courtes. Aux pieds, j’ai les mocassins de l’année dernière. Ils me font mal, mais je les trouve chic. Des cyclistes passent dans la contre-allée. Des dames en manteaux de daim promènent des petits chiens sans m’accorder un regard. Les voitures sont rares et de marques étrangères, je n’en ai jamais vu de pareilles.
En face, de l’autre côté de l’avenue, se dresse la façade d’une belle et grande maison en pierre, coiffée d’un toit compliqué tout en contrepentes et chiens-assis. La Bibliothèque municipale. Pour y accéder, on franchit la grille qui clôt le jardin par un portail de fer forgé ouvert à deux battants. Après, on suit une allée de graviers jusqu’à un escalier de marbre flanqué de rampes à balustres, qui monte à un vaste perron sur lequel s’ouvre une lourde porte de bois hérissée de moulures, munie d’une poignée ouvragée. Pour entrer, on sonne au bouton de cuivre scellé dans le chambranle de pierre. De l’intérieur, le concierge actionne une gâche électrique. Des étudiants, garçons et filles, des hommes en imperméable avec des cartables de cuir, des femmes en tailleur, des vieillards à chapeaux entrent et sortent, par petits groupes ou isolés. Quand elle se referme, la porte émet un bruit sourd dont l’écho se répercute à l’intérieur. Depuis de longues minutes, j’observe le manège des gens. Au lieu de me dépêcher, je retarde tant que je peux le moment où je devrai franchir le seuil.
Je finis par bouger. Tel un chat craintif, je procède par étapes, l’air de rien. La grille. Le portail. Les graviers. Au pied de l’escalier, j’hésite. Deux demoiselles en robes à volants me dépassent en pépiant. Un homme imposant monte à pas mesurés, ses chaussures crissent. Elles sont impeccablement cirées. Voici deux lycéens décontractés, je leur emboîte le pas. La gâche bourdonne, un des garçons tient la porte ouverte, il se tourne vers moi, m’invite à entrer. Je recule, épouvanté. Il hausse les épaules et disparaît. La porte retombe et le bruit qu’elle fait en se refermant sonne à mes oreilles comme un gong de temple oriental, hostile et glaçant.
Les minutes passent. Je suis là, incongru, adossé au balustre de pierre. Les gens entrent et sortent. Certains me jettent des coups d’œil, d’autres sont indifférents, certains me dévisagent en douce. Chaque fois que la porte s’ouvre et libère un visiteur, je lève les yeux, plein d’espoir. Mais ce n’est pas Mireille et ma déception augmente jusqu’à devenir une confusion insupportable.
« Vous cherchez quelque chose, jeune homme ? »
La dame est grande, osseuse, visage anguleux, longs bras, longues mains, cheveux gris bouclés à l’abri d’un chapeau vert pomme, tailleur pied-de-poule, talons hauts, maquillage strict, lourds bijoux. La voix est aimable. Je bafouille quelques mots indistincts dans lesquels surnage celui de « bibliothèque ».
« Je vois que vous êtes perdu. Sans doute est-ce la première fois ? »
Elle ne me laisse pas répondre. Elle me prend la main.
« Venez »
Je pense défaillir mais je me laisse entraîner. Du menton, elle m’ordonne de sonner. Mon doigt obéit, la gâche bourdonne. La femme pèse sur la poignée, la porte pivote et je vois. Nous sommes dans un patio circulaire dont le lanterneau laisse passer la lumière. Au sol, un carrelage noir et blanc. À gauche une loge dans laquelle trône le concierge, à droite une baie qui donne sur le jardin, face à nous trois marches de bois mènent à une porte battante à barres de cuivre. Mon mentor avance résolument, sa main m’emporte comme si j’étais une plume. Les talons résonnent sur le carrelage, nous gravissons les marches, de sa main libre la dame pousse la porte, sa main droite me propulse en avant et me lâche.
Ma première sensation est olfactive. Une puissante odeur d’encaustique, de cuir, de poussière et de jasmin. Je suis devant un bureau en merisier, derrière lequel est assise une personne de sexe féminin, d’où émane le parfum de jasmin. Son œil aigu me fixe à travers des lunettes cerclées de fer. À portée de ses mains, plusieurs boîtes de métal de grandes dimensions, remplies de quantité de fiches cartonnées. Je ne sais que dire, ni que faire, et le cerbère ne m’aide en aucune manière, triant ses fiches à toute vitesse sans me quitter du regard.
« Monsieur voudrait s’inscrire », dit la dame.
Avant même que je proteste, l’employée me met sous le nez une fiche vierge.
« Nom, prénom, date de naissance, adresse. Numéro de téléphone si vous en avez. »
De son sac, ma salvatrice a tiré un stylo à encre élégant, je m’applique à décliner mon identité, tremblant de devoir raturer. Pendant ce temps, la dame au chapeau et l’employée échangent regards, paroles et argent par-dessus ma personne. L’employée s’empare de ma fiche, la classe dans une des boîtes en fer et pose un papier devant moi.
« Votre reçu. »
Je comprends qu’il faut que je le prenne. En considération. Ne pas le plier, ni le froisser. Je le tiens à la main, encombrant sauf-conduit.
« Par ici. La salle de lecture. »
Encore un escalier. Monumental. En bois et métal. Qui craque et résonne sous nos pas et ceux des autres visiteurs qui vont et viennent. Encore une porte, vitrée à meneaux biseautés, la dame passe devant, elle entre, je la suis et demeure pétrifié.
Je suis dans une salle rectangulaire, immense, sans fenêtres, entièrement ceinturée de rayonnages qui s’élèvent jusqu’au plafond fort haut. Les rayonnages sont remplis de livres, des centaines, des milliers de livres de toutes tailles. Devant nous s’étalent des rangées de tables, massives, en bois de chêne sombre. Devant ces tables sont disposées des chaises à hauts dossiers. La plupart des chaises sont occupées par des hommes et des femmes qui lisent, feuillettent, réfléchissent, prennent des notes, regardent le plafond. Il règne un silence d’une densité extraordinaire. Il fait presque sombre, malgré les suspensions à abat-jours en verre filé qui surplombent les tables. J’ai l’impression d’être dans un monde nouveau, où l’air est plus lourd, comme si les mots enserrés dans les livres, par leur nombre et leur sens, en augmentaient la densité. Le temps aussi est différent. Il est fragmenté par chaque texte qui s’insinue dans le cerveau de chaque lecteur.
Les personnes sont calmes. Moi, non. Sans doute parce que je n’ai pas de livre. Elles, sont paisibles, elles trouvent leur chemin dans les lignes de leurs livres et le suivent sans trembler. Elles sont passionnées, distraites, pensives, sérieuses, amusées. Nul ne fait attention à moi. De temps en temps, quelqu’un se lève avec un livre sous le bras, et se dirige vers le fond de la salle où un homme vêtu d’une blouse bleue à épaulettes est assis derrière une table en bois clair. L’homme prend le livre, se lève à son tour et va vers les rayonnages. Il déplace latéralement une longue échelle accrochée à une tringle au sommet des étagères. Quand il a amené l’échelle à l’endroit souhaité, il s’élève face au mur de connaissance, et replace le livre où il se doit.
Je suis fasciné. Comment fait l’homme pour s’y retrouver dans cette multitude ? Connaît-il tout par cœur ? Est-il un demi-dieu doué de qualités surhumaines ? Je me retourne pour interroger celle qui m’a amené jusqu’ici. Elle n’est plus là. Elle s’est éclipsée sans que j’entende ses talons claquer sur le parquet. Je ne sais pas depuis combien de temps. Et Mireille ? Je ne la vois à aucune des tables. Elle aussi, elle est partie, lassée de m’attendre.
Ce n’est pas grave. Je me dirige vers l’homme à la blouse bleue. J’avance, le parquet grince un peu. Entre le mur de livres et la rangée de lecteurs, je marche d’un pas de plus en plus ferme. Me voici arrivé près de l’homme.
« Voilà, dis-je, j’ai treize ans, je n’ai jamais lu de roman. Que me conseillez-vous ? »

5 juin 2020
T T+