Atelier Dammarie
Entre janvier et juin 2024, j’ai été écrivain résident au lycée Joliot-Curie de Dammarie-les-Lys. J’ai travaillé avec deux classes de seconde et une classe d’élèves allophones autour de deux axes principalement, ceux de la mémoire et de l’espace. J’ai eu plaisir à reprendre avec les élèves la question posée à mes élèves lors de la fabrication du livre commun Des saisons adolescentes. S’il n’y avait qu’un seul souvenir à garder, quel serait-il ?
Je suis également parti d’une phrase de Colette extraite de son livre Les vrilles de la vigne : « J’appartiens à un pays que j’ai quitté. » Et cette phrase m’a permis de demander aux élèves d’écrire non pas seulement autour de l’espace perdu (comme c’est le cas pour Colette) mais également (histoire d’élargir les possibilités d’écriture) de l’espace aimé, rêvé, fantasmé, l’espace à soi, dans lequel nous avons plaisir à revenir. Et ces axes rejoignent les préoccupations à l’œuvre dans mes textes. La question du territoire (et de sa mémoire) est centrale dans l’ensemble de mes textes. C’est toujours un espace géographique particulier qui est à la naissance du désir d’écrire un nouveau texte et j’ai l’espoir, dans chacun d’entre eux, de donner à lire, sentir, entendre l’esprit d’un lieu, un sentiment géographique.
Des consignes d’écriture ont été données. Ecrire au présent, à la première personne. Situer et temporaliser précisément le souvenir ou l’espace. Privilégier une écriture suggestive qui ne dit pas exactement l’émotion ressentie dans l’espace retenu mais qui la fait affleurer à travers la description sensible du paysage. Faire en sorte que l’écriture soit sensorielle. Quelle lumière ? Quelle saison ? Quels bruits ? Quelles odeurs ? Quel vent ? L’espace ou le souvenir est-il associé à une personne en particulier ? Il s’agit à travers ces consignes de singulariser le fragment écrit. Je n’ai pas donné de consigne de longueur. J’ai souhaité que le texte soit construit comme une courte nouvelle ou une séquence cinématographique avec une fin qui ne soit pas nécessairement arrêtée mais ouverte, suspensive. J’ai enfin précisé que le souvenir choisi ne devait pas nécessairement être un souvenir heureux. Il pouvait être en apparence anodin ou plus marquant. L’important était que nous comprenions à la lecture du texte que ce moment avait été conservé car il désignait un basculement, un moment poignant.
Après une première heure de présentation au cours de laquelle nous avons fait connaissance, les élèves se sont mis au travail, d’abord en classe, ensuite chez eux. Lors des séances suivantes, j’ai pris un temps avec chaque élève pour lire leurs fragments, préciser certaines choses, procéder à un progressif travail de réécriture.
Voilà ci-dessous quelques textes écrits par les élèves de Rozenn Bouglet. Je les reproduis avec leur accord.
Je me tiens sur ce petit sentier qui n’a pas de nom. Ce n’est qu’un fin sillon de terre et de pierre, qui serpente au creux des montagnes. Il fait gris. Il fait toujours gris dans les Highlands. Mais c’est cela qui donne au paysage toute sa majesté. La brume s’accroche aux flancs des montagnes et cache leurs sommets, la menace d’une averse qui viendrait ; le ciel persiste et le vent murmure toujours, comme pour transmettre les histoires de jadis.
Je ne peux détacher mon regard de ce panorama grandiose. A ma gauche se dressent les sombres contreforts du Ben Nevis, le plus haut sommet d’Ecosse. Devant moi s’étend une grande vallée dont le vert sincère tranche avec les couleurs atténuées d’une météo chargée. Au milieu coule un torrent ponctué de minuscules ponts en pierre. A ma droite, quelques moutons paissent tranquillement. Leurs bêlements et le bruit de l’eau sont les seuls sons qui viennent troubler le silence écrasant. L’air est chargé de l’odeur salée des lochs qui ne sont jamais loin. Ce paysage est en tout point comme je l’avais rêvé : immense, lugubre dans la grisaille et éclatant sous le soleil, mais toujours à couper le souffle. Et dans mon esprit émerveillé, on discernerait presque un petit air de cornemuse.
Mais le soir tombe et, même si nous sommes au cœur du mois de juillet, les températures vont vite chuter. Je me hâte alors de retrouver ma famille et de retourner au camping, niché au creux de la vallée. D’ici, je peux toujours admirer la masse sombre de la montagne qui se détache sur le ciel étoilé qui accepte enfin de révéler ses trésors après une journée dissimulée sous son voile. Je me rembrunis à l’idée que, demain, nous partirons à la découverte de nouveaux paysages. Pourtant, je sais qu’un bout de mon cœur restera piégé dans les Highlands. Comme pour me faire promettre que je reviendrai.
Célie
Je me balade sur les routes étroites de la campagne bourguignonne à proximité de Vézelay, et de la maison de mes grands-parents, je me souviens des prairies infinies, du chant des oiseaux, de la course des chevaux, des rivières, il n’y a pas la moindre ville à l’horizon. Le vent balaie mes cheveux. Le printemps fait davantage briller l’herbe et les animaux se font nettement plus nombreux, colore les fleurs. J’aime aussi l’odeur de la paille.
Je me rends souvent seule avec mon chien et mes livres pour faire le vide, comme on dit, oublier les pensées noires, celles qui me ramènent au lycée et dans le cercle familial. Je m’assois sur un lit de mousse, au pied du chêne blanc, entouré de lierre. Je lève la tête, découvre les écureuils qui vont de branche en branche.
Je regrette de ne pas pouvoir revenir plus souvent.
Héléna
C’est en haut de cette montagne appelée Yemma Gouraya, qui signifie maman en kabyle, que l’on comprend l’histoire de ce peuple. De loin, elle ressemble à une femme endormie sur le côté. Je pense que c’est pour cela qu’elle a le nom d’une personne. Dans mes souvenirs d’enfance, cette montagne est remplie de verdure, mais à cause de plusieurs feux, elle est devenue beaucoup plus grise. En haut de la montagne, je sens le grand air, celui qu’on devrait respirer chaque jour quelques mètres plus bas, mais la chaleur et l’humidité rendent impossible cette fraicheur. De là-haut, je vois aussi la mer et le port de Béjaia. Je marche au bord de la montagne avec le chemin construit qui fait place à l’architecture berbère. Généralement, sur le chemin on peut nourrir les singes qui s’approchent de nous pour qu’on leur donne de l’eau ou bien des popcorns vendus à l’entrée de la montagne. Ils essayent aussi de nous voler, regardent dans nos sacs et font rire les touristes qui passent- je me souviens d’une journée d’été au cours de laquelle mon frère s’était fait attaquer par une maman singe parce qu’il avait touché son petit.
Au bout du chemin, il y a une place où toutes les vieilles dames chantent des anciennes berceuses et chansons kabyles, des chansons accompagnées par des instruments traditionnels. C’est sur cette montagne près de ma famille que je me sens à ma place, et fière de l’éducation de mes parents, fière de connaître ma culture et l’histoire des Kabyles en Algérie, l’histoire d’un peuple qui a toujours gardé la même culture malgré plusieurs colonisations.
Sara
Le soleil tape sur la ville, j’ai huit ans. Je suis en vacances en Bretagne avec ma mère et ma cousine. Après avoir passé la nuit dans un bungalow nous nous préparons pour aller à la plage. Je revêts mon plus beau maillot de bain et mes plus belles paires de lunettes de soleil. Arrivée à la plage, ma cousine me porte sur le sable chaud et nous allons près de l’eau. Au bord de l’océan je construis des châteaux de sable avec les autres enfants. L’après-midi se termine, le vent arrive et le soleil se couche. Ma cousine me porte à nouveau vers la voiture. Je m’endors les pieds couverts de sable et l’esprit rêveur.
Kendra
A 10 ans, avec mes parents, je me rends pour la première fois en Islande pour voir le champ géothermique de Geysir, là où se trouvent les geysers, les sources chaudes qui jaillissent et projettent en abondance de l’eau et de la vapeur.
Le geyser le plus spectaculaire du site est si haut ! Il ne dure qu’un instant, le temps que l’eau bouillante s’évapore en gouttelettes, et la bulle se reforme avant d’exploser à nouveau. J’attends avec impatience le prochain geyser, je vois la couleur bleu turquoise de l’eau, la bulle qui se forme à nouveau. Je ne sais jamais à quel moment elle va se produire et l’explosion me surprend toujours.
Laure
J’ai 7 ans, je suis au Maroc dans la ville de Saidia accompagnée de ma famille. Je suis assise à côté de ma mère et je vois au loin mon père, mon frère et ma sœur. J’entends les vagues, je ressens la fraîcheur du vent sur ma peau, le soleil qui brille de mille feux. A mesure que la chaleur monte, je désire aller me baigner. Le vent est fort, les vagues hautes, je pressens que le bain durera peu de temps, le temps du rafraichissement. Pourtant j’avance malgré le froid de l’eau et l’agitation incessante des vagues. Alors que je regagne le bord de mer, une vague me prend par surprise. J’ai à peine le temps de retrouver mon souffle qu’une autre aussi violente me renverse. Le courant m’emporte, les vagues m’écrasent encore, je ne respire plus, je ne vois plus, je me vois mourir. Au large la ligne de bouées s’enroule autour de mon cou entre deux vagues, j’essaie de respirer et de crier à l’aide. Enfin mon père me voit et vient à ma rescousse.
Maïssane
Je me souviens de la maison de ma grand-mère, en haut d’une montagne pyrénéenne, dans la vallée de Bigorre, à la lisière d’une forêt. C’est une vallée tranquille, j’aime ses collines verdoyantes, ses longs ruisseaux paisibles et ses monts indomptables. Ce jour-là, le ciel est magnifique, bleu avec quelques nuages blancs, les oiseaux chantent. Alors je pars me promener, jouer dans le seul champ qui me sépare de la forêt. Du haut de mes dix ans elle me semble infranchissable. Sa densité la rend invisible. Je la regarde de loin, je n’y suis jamais allé seul. Mais tout est différent, elle m’appelle, je me rapproche, j’abaisse le fil électrique qui délimite l’espace du champ. A présent je suis à quelques mètres, je passe entre deux arbres étroits qui forment comme une porte. Très vite, j’entends un craquement. Je n’ai pas peur, je me rapproche encore. Je me rappelle des légendes de chasseurs et me demande quel est ce bruit. Un ours ? Un Patou ? Alors que je m’interroge un bosquet tremble devant moi. Je ne bouge plus du tout, et du bosquet sort une corne, puis une deuxième. Le soleil apparait d’un coup avec violence. Un cerf deux fois plus haut que moi me fait face.
Robin
Aujourd’hui c’est le 11 juin, je marche dans les couloirs du lycée, tous les regards sont sur moi. Des regards mauvais. Je fais de mon mieux pour les ignorer. Je rentre dans la salle de cours comme d’habitude. L’heure passe, je suis dans mes pensées, je n’écoute pas le cours.
Je passe une journée accablante. Comme les autres jours de la semaine. Toute la journée, des disputes, des pleurs, des remises en question.
Mes frères me reprochent tout, et me frappent pendant que mes parents ne voient rien, ne changent rien, me donnent trop de responsabilités. Mes amies habituellement là, sont absentes aujourd’hui et mon amoureux alors qui prétend m’aimer ne remarque rien non plus, et je ricane froidement. Je me souviens, d’avoir été seule encore une fois, à croire que c’est fait exprès.
On me reproche de ne pas savoir ce qu’il leur arrive, de ne pas assez les aider, je veux que les mensonges cessent, dis-je à bout de nerfs et qu’on arrête de tout rejeter sur ma faute. Qu’on arrête de se moquer de moi. Je ne sais pas combien de temps je vais tenir face à leurs jeux.
Puis la déprime me tombe dessus, l’anorexie, les désirs noirs, le sentiment de ne plus rien représenter, la peur.
Ce soir-là, je rentre avec l’une de mes amies. On marche ensemble, on discute de tout et rien puis sans prévenir elle me stoppe, elle me prend le bras et me dirige vers un petit parapet. Elle me questionne qu’est ce qui ne va pas, elle vient enfin de le remarquer. Tu comptes me dire pourquoi tu es dans un tel état, Tu n’as pas à faire semblant devant moi, je sais que tu es forte.
D’abord, ces questions restent en suspens. Je meurs d’envie de la serrer dans mes bras. Puis je lui dis, je lui dis que je suis à bout, que c’est trop. Je fonds en larmes, je n’arrête pas de pleurer. C’est un assaut d’émotion, mon amie me promet d’être là pour attraper les morceaux, les tenir ensemble, les garder en sécurité jusqu’à ce que je puisse moi-même les recoller.
Les secondes se transforment en minutes, et ces minutes s’empilent les unes sur les autres ; mes larmes mouillent les épaules de ma meilleure amie. Puis je reprends la parole, lui explique encore. Je l’entends me dire ça va être nous deux face au reste du monde.
Je garde ces paroles en moi, je me jure de ne pas les oublier. Je rentre à la maison, me pose dans ma chambre, ouvre la fenêtre et lève les yeux vers le ciel. Le coucher de soleil magnifique me réconforte, avec cette brise et ses traînées de couleurs chaudes qui me font penser à une œuvre d’art.
Héléna
Nous sommes en été. Le jour tombe et ramène la fraîcheur et c’est comme si je respirais mieux. Tout le monde est là : ma mère, mon père, ma sœur jumelle, mes tantes et ma cousine. Même mon chien, même ma vieille Angie est encore là, couchée sous la table à mes pieds. Nous sommes tous là, attablés à la terrasse. Enfin « la terrasse », plutôt le petit espace dallé dans un pré reliant une caravane, qui a déjà vu passer trop d’hivers, et notre chalet en bois que mon grand-père a construit lui-même. Tout est silencieux dans la Paynière. Il ne se passe pas grand-chose dans ce petit hameau vendéen, que la venue de ma famille chaque été égaye depuis plus de quarante ans. Entre nos rires et discussions animées, on peut entendre le bruit des vaches dans le champ d’à côté et les chiens des environs aboyer. Chaque soirée se ressemble : on mange, on discute, on rit, on se dispute, on chante. Dans ces moments-là, je ne veux être nulle part ailleurs. Je ne souhaite rien de plus que les rires libérateurs de ma cousine, les blagues saugrenues de mes tantes, les disputes amusantes avec mon père, le sourire enfantin de ma sœur, les histoires de ma mère et le coucher de soleil sur la Paynière.
Célie