Avril

Mercredi 1er avril
Depuis trente ans, tous les premiers du mois d’avril, je m’en souviens, c’est l’anniversaire d’une copine de classe qui s’appelait Olympia. Si elle vit encore aujourd’hui, où qu’elle soit, elle a trente-huit ans.

Jeudi 2 avril
Je rapporte à l’atelier un vieux téléviseur ; il manque un vga (y penser). Judith écoute une émission scientifique sur les os : j’apprends que la moelle change de couleur et de nom quand le corps vieillit. Du jaune elle passe au gris.

Vendredi 3 avril
Gare Montparnasse, je croise par hasard un type qui porte un sweet que je lui ai prêté il y a des années quand on était aux beaux-arts ; sur le torse est imprimé en rose le mot anglais « promise ». Il est un peu gêné. J’ai oublié son nom.
Quand le train arrive à Laval, il fait nuit, mon voisin a disparu sans que je l’aie vu se lever ou descendre. Une voiture m’attend avec à l’intérieur quelqu’un dont j’ignore encore le nom ; une inconnue maquillée me conduit où je vais. On traverse les champs à toute allure. Je ne vois que les bas-côtés, l’herbe et les fossés éclairés par les phares de la Clio. Un lapin s’enfuit, avec dans le coin de l’œil un savoir qui me pique, et je m’inquiète des points rouges clignotant dans le ciel. Ils dessinent la silhouette d’un immeuble trop grand, dressé dans la campagne. Ses arêtes, de nombreux étages, des miradors, des antennes, un vaisseau, je dois me concentrer pour ne plus voir ça à notre droite qui nous surplombe, mais plutôt les dizaines d’éoliennes dont me parle mon chauffeur : ce sont des balises qui clignotent à leur sommet pour sécuriser la navigation aérienne.

Samedi 4 avril
De la chambre où je me réveille, je vois les collines ; c’est l’Est que je regarde et j’attraperai l’aube par cette fenêtre. Aucune idée de l’heure à laquelle se lève le jour en cette saison.
En face de mon lit, sur le mur blanc, est accrochée une inexplicable affiche d’enfance : un dragon mauve crache du feu devant un château. Le coin supérieur gauche de la feuille est déchiré, le papier garde les traces de nombreux plis anciens. Qui a pu l’accrocher là ? Cette chambre qui l’a occupée ? Je m’intéresse à la genèse de la bête volante et souterraine. Qui l’a inventée sans même connaître les dinosaures ? Leur allure ? À moi aussi des flammes irriguent les veines, le foyer de ce feu sans fin c’est mon cœur. Les nuits prochaines, en cherchant le sommeil, je regarderai l’affiche, je mesurerai le prestige du dragon à l’aune de celui des sirènes, de leurs seins, de leurs chants. J’aimerai l’une d’elles. Au réveil, je serai chevalier.

Dimanche 5 avril
Les cloches de l’église voisine ne m’ont pas réveillé mais leur tintement solennel a pénétré mon rêve. L’airain a gonflé mon sommeil. Je dors toute la matinée en pensant que le futur est une fiction retentissante. J’ai encore mal au crâne au réveil. Il faudrait boire plus d’eau.
Je marche pieds nus dans les couloirs déserts. Le dimanche personne ne vient ; personne ne travaille hormis moi qui pourtant ne travaille pas vraiment. Le code wifi hyper compliqué qu’on m’a donné ne fonctionne pas. J’hésite à déranger la directrice chez elle. Quand je me douche, l’eau n’est pas chaude, j’hésite encore à lui téléphoner et je regarde par la fenêtre. Assis en tailleur sur mon lit, mal séché, la serviette autour de la taille, bien que j’aie froid, je ne bouge pas. Je voudrais aller pisser, peut-être chier, mais j’ai la flemme. Je regarde dehors : le ciel, l’herbe, leurs couleurs dures voudraient bien se mêler, mais l’horizon reste au centre. Plusieurs heures passent comme ça sans que je fasse rien.
Plus tard, je m’allonge sur un transat dehors : au chaud sous ma couette éclatante, je fume et je découvre des planches gravées d’André Vésale dans un livre d’anatomie.

Lundi 6 avril
J’écoute Nusrat et je pense le monde a dû commencer en avril, avec des fleurs comme celles-là aux branches des pommiers. À l’heure où j’écris j’ai faim.

Mardi 7 avril
À pied, je rapporte de l’Intermarché cinq kilos de vieilles pommes en promotion. Je n’ai presque plus de batterie, mais je télécharge une app pour reconnaître les plantes : il y a justement, au bord du chemin, de la mauve que je n’aurais pas su identifier. Mon téléphone s’éteint.

Mercredi 8 avril
Le vent d’ouest arrache déjà aux pommiers toutes leurs fleurs. Pour voir, je sors : les pétales blancs, légèrement rosés, me volent dans la figure. J’ouvre la bouche, un pétale entre, se pose sur ma langue, je le mâche, je le mange.

Jeudi 9 avril
Six jours que je suis ici ; pas un dolmen. Je voudrais un bar, des bières, boire. Demain, j’irai à Laval acheter de la peinture. Cette ville, je l’associe forcément à l’homme compromis qui fut avant-guerre le témoin de mariage de mes grands-parents.

Dimanche 12 avril
Je rêve au petit matin de cette église construite par Van Spreckelsen à Copenhague dont je n’ai jamais vu aucune image. Le prêtre avait paraît-il une idée très précise de ce qu’il voulait : l’extérieur devait évoquer un bateau ; l’intérieur rien de moins que la mer.
Comme la semaine dernière, je traîne ma couette dans le jardin pour m’allonger au soleil. Dans le livre d’anatomie qui m’occupe, je trouve un problème posé par le savant irlandais Molyneux au XVIIIe siècle et rapporté par Locke dans son « Essai sur l’entendement humain » : imaginons un homme né aveugle qui sait distinguer en les touchant un cube d’une sphère. S’il guérissait et voyait soudain le monde pour la première fois, saurait-il reconnaître et différencier les deux formes l’une de l’autre. « Est-ce que par la vue, avant de les toucher, il pourra distinguer et dire quel est le globe et quel est le cube ? » Et moi pourrais-je reconnaître ce que j’ai jamais vu ?

Lundi 13 avril
Pâques molles. Je construis des socles. En tordant les ailettes d’un vieux pot, je me blesse le pouce à l’endroit où déjà il était entaillé. Du sang se mêle à la peinture blanche encore fraîche. Je laisse le rose. Margot ne porte pas de collant et je découvre la peau de ses jambes. Je crois qu’elle n’a pas non plus de soutien-gorge. Je voudrais ma main sur son mollet ; la pincer.

Mardi 14 avril
Avant que mon train démarre, je regarde sur le quai d’en face un sac de voyage qui ressemble beaucoup à l’un des miens laissés à Paris : c’est un sac noir, très commun, qui roule mais arbore une croix jaune énorme sur son dessus. J’ai préféré pour venir ici en prendre un plus petit qui se porte à l’épaule.
Je regarde ce sac sur le quai en me demandant s’il est possible que ce soit le mien. Puis soudain tout le monde le regarde aussi : ce sac noir esseulé est au centre du monde. Retentit dans toute la gare un appel pour savoir à qui appartient ce bagage ; je l’entends par les portes encore ouvertes de la voiture, puis l’annonce est aussi diffusée à bord.
Après un moment, le quai est évacué, un périmètre de sécurité défini, je me demande si mon train déjà retardé finira par partir. Puis je songe à ce qu’il y a dans ce sac, que je n’arrive pas à imaginer. Je me figure d’abord mes propres affaires, puis un noir intense, je me dis que tout l’extérieur pourrait y être représenté éteint et sans volume. Je me dis enfin que l’intérieur de ce sac n’existe peut-être pas.
Les démineurs arrivent, je ne connais pas leur matériel, j’imagine qu’ils scannent le contenu du sac. Ils fixent ensuite quelque chose dessus, sur la croix justement, et puis ils s’éloignent, moi aussi : mon train démarre et je lis Paris Match.

Mercredi 15 avril
Antoine et Rita arrivent demain ; ils viennent passer le week-end à la maison. J’ai peur qu’on soit devenus des inconnus depuis les dernières vacances, il y a un mois. Ils ne me manquent pas vraiment, et si je les irrite c’est simplement parce que je ne suis pas l’artiste qu’ils voudraient pour père.
Je prépare une poule au pot sans savoir si ça leur plaira. Je coupe la bête en morceau, la recouvre d’eau, puis j’ajoute une pincée de sel, une pointe de safran, des feuilles de laurier ; je laisse comme ça cuire deux bonnes heures à feu doux. Je n’ai pas fumé depuis vingt et un jours. J’ajoute des carottes, des navets et du céleri dans l’eau. Le safran laisse sa couleur d’octobre sur les parois de la cocotte.

Jeudi 16 avril
Avec les jumeaux, on passe l’après-midi aux Invalides pour visiter le Tombeau de Napoléon. On apprend que le corps de l’Empereur est enchâssé dans six cercueils : le premier en fer-blanc, le second en bois d’acajou, les deux suivants sont en plomb, le cinquième en bois d’ébène protégé par un dernier en chêne. L’ensemble est contenu dans l’énorme tombeau en quartzite rouge que l’on découvre posé sur un socle de granit, au fond d’une crypte inaccessible, sous le dôme.
Sous la Révolution, avant d’être le tombeau de Napoléon, cette ancienne chapelle de Louis XIV fut quelques mois le temple de Mars.
Paul et Clément sont outrés : « Quelle idée ? La tombe d’un tyran. »

Dimanche 19 avril
C’est Margot qui vient me chercher à la gare et m’annonce avec un regard un peu flou que nous sommes invités à dîner le surlendemain chez Carmela, un « soutien important du centre », qui possède un manoir dans les environs. Je dis oui ; ça m’amuse ces clichés.
Margot n’est pas maquillée.

Lundi 20 avril
Marie poste des photos de chevaux qui sautent dans les flammes. Elle était en janvier à San Bartolome de Pinare : on y bénit la ville en faisant traverser le feu à des centaines de bêtes montées. Le bruit des sabots sur la chaussée.

Mardi 21 avril
CE QUE J’AI VU.

Mercredi 22 avril
Hier je n’ai rien pu écrire en rentrant . Il faut que je reprenne au début. Je dînais chez Carmela, dans un manoir du XVIIIe, avec quelques autres : Margot, la chargée des publics, Anthony, le libraire de la ville voisine et son compagnon mutique dont je ne parviens pas à retenir le nom, Stéphanie, une artiste installée dans la région et Marc, le maire - la directrice du centre, cette conne, malade n’avait finalement pas pu venir. Notre hôte avait préparé de la lotte à l’armoricaine. Elle portait un petit pansement, à l’extrémité de l’index, et j’ai deviné pendant le dîner qu’elle s’était, elle aussi, coupé le doigt avec le couvercle d’une conserve de tomates. Avant de nous mettre à table, on a pris l’apéro dans le jardin d’hiver : une véranda ouverte sur une vallée dont nous ne pouvions rien voir à cette heure. Carmela a commencé à nous décrire un décor impossible : un paysage d’hiver, tropical, neigeux. Elle est drôle. On a tous ri, moi nerveusement, puis nous sommes passés à table.
Après la lotte, le maire qui connaît bien la maison m’a proposé une cigarette. On est sortis sur la terrasse et on a fumé sans dire un mot. On écoutait le silence et, doucement, le silence a changé. Ma cigarette n’a plus émis de fumée, l’extrémité rougeoyait intensément et, alors que la lune était neuve et la nuit parfaitement noire, une ombre est passée sur nous.
J’ai levé les yeux : un aplat noir glissait sur le ciel qui, lui, éclaircissait, tournant au violet. Je ne voyais qu’une partie de la forme, l’orientation des deux seules lignes que je devinais me laissait imaginer un genre de triangle ; l’échelle de ce que je voyais m’échappait. Je pressentais la démesure.
Le maire a levé les yeux aussi, et il a alors eu un sourire que je n’oublierai pas. C’était ravissant ce moment. On n’osait pas bouger, de peur que tout disparaisse. Mais les autres sont sortis et rien n’a changé. On avait alors tous le nez en l’air sur la terrasse ; le libraire riait, plusieurs souriaient, Carmela dansait carrément.
La sombreur de ce qui nous survolait éclairait paradoxalement le paysage et je découvrais à droite une peupleraie, bien haute, et quelques rochers étranges que je n’avais pas vus jusque-là.
La forme est passée doucement au-dessus de nous ; il s’agissait qu’on la voie, et bien. Puis, elle a frôlé la cime des peupliers, et elle a filé si vite que je pourrais dire qu’elle a disparu.
Nous sommes tous rentrés immédiatement dans la maison. Nos yeux pleuraient.
Personne n’avait envie de parler, nous savions ce que nous avions vu je crois. Il fallait profiter des horizons intimes ouverts par cette rencontre, on est restés comme ça dans les fauteuils en velours du salon jusque tard dans la soirée.
De mon côté, je tâchais d’imaginer l’intérieur du triangle. Incapable de me débarrasser de l’impression d’un aplat, j’espérais très fort une profondeur à ce que j’avais vu.
Je voudrais passer ma vie à imaginer l’intérieur de ce vaisseau, me représenter ce qui peut couler dans les veines de ses occupants et leur décerner mille possibles visages.

Jeudi 23 avril
La moitié de la journée sur Insta. Puis je lis la presse, et je voudrais bien qu’ils arrêtent de parler. Bébé panda. C’est une question de forme. La figuration. C’est l’absolu de la fiction et de la forme désirable, les ovnis.

Dimanche 26 avril
Au comptoir, je lis mon horoscope quatre fois pour comprendre.

Lundi 27 avril
Au milieu de la matinée, un homme passe pour l’entretien du chauffe-eau. Personne ne m’avait prévenu et je suis gêné de mon odeur enfermée. Je lui dis que je suis malade, je tousse dans mon coude ; lui ne répond rien et refuse mon café.
Un peu plus tard, du papier d’Arménie brûle dans une coupe, la fenêtre est grande ouverte, et je regarde son nez. Il m’en rappelle un autre : très droit, long, un peu trop proche de la bouche. Impossible de toucher le bout du mien avec la langue ; lui doit pouvoir. Il m’explique comment fonctionne le chauffe-eau. Puis je lui signale un radiateur bruyant ; on va voir et il dit que c’est de l’air qui s’est infiltré. Je demande d’où vient cet air ; lui répond de l’eau. Il ouvre alors le robinet du radiateur, et en laisse couler quelques gouttes : l’eau grise est opaque, elle sent le cuir. Il ignore pourquoi et se lave les mains.

Mardi 28 avril
J’ai peur d’oublier en m’éloignant.

Mercredi 29 avril
Un seul avion dans le ciel.
Deux amis font de la marche nordique la nuit dans le bois de Vincennes. Justine voudrait les photographier au flash comme des animaux sauvages surpris dans la forêt noire. Je pense à l’intérieur de la nuit, à Jean-Christophe et Georges Shiras. Qu’est ce qu’il y a dans la nuit ? Des amis en costume de nylon qui marchent trop vite, la bouche entrouverte, en s’aidant de bâtons. Des amis qui marchent dans la nuit pour mesurer la profondeur de l’ombre.
Après l’amour, je parle du 21 à Justine qui rigole en évoquant ET.
Papa : le titre de ce livre qu’on voit dans les vitrine des libraires me met mal à l’aise.

Jeudi 30 avril
J’apprends que Mary Higgins Clark est morte il y a exactement trois mois, à Naples, en Floride.

3 mai 2020
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