Baldwin, Beckett et le numérique

Je dois tenir ma résidence d’auteur, organiser des rencontres via zoom ou facetime avec des écrivains binationaux (souvent amis ou connaissances) afin de les interroger sur leur relation à leur pays d’origine et aux langues mais je n’y arrive pas. Je n’arrive pas à m’adapter à la vie numérique, c’est plus fort que moi. Pourtant je n’ai que trente ans, je devrais être un homme de mon temps mais je n’y parviens pas. Alors j’ai modifié mon approche, j’ai envoyé à ces auteurs des questions par écrit, questions auxquelles ils/elles ont toutes et tous élégamment répondu. Ces questions seront intégrées dans un plus grand projet : un ouvrage que je prépare avec le journaliste/conférencier/éditeur Bernard Magnier autour de la langue française. Je ne peux pas encore en dire plus mais nous y travaillons d’arrache-pied.

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Sur la plateforme Mubi, j’ai regardé un court documentaire inédit et passionnant avec l’écrivain James Baldwin. Tourné à Paris en 1970, le titre du film est « Meeting the man : James Baldwin in Paris » dont voici le synopsis : Un portrait documentaire de James Baldwin, une des figures de la littérature américaine du XXe siècle, de la culture noire et de la pensée politique, tourné à Paris. L’auteur culte est filmé dans plusieurs lieux symboliques de la ville, où il vivait à l’époque, dont la place de la Bastille.

En l’espace de vingt minutes, beaucoup de questions sur l’identité, l’écriture et la politique sont posées. Avec un James Baldwin, malicieux et agressif, le réalisateur Terence Dixon a bien dû mal à tourner son film. Le débat entre les deux hommes est agité, la caméra valdingue souvent. Des activistes prennent part au film.

Qui est James Baldwin ? Un activiste ou un écrivain libre ? La question se pose et personne n’a la réponse, même le principal protagoniste. Ecrivain noir ou seulement écrivain ? Ecrivain d’une cause ? Mais quelle cause ? Il dit : « L’Algérien en France est le nègre en Amérique », il a raison et on voit Baldwin dans les cafés arabes de Barbès. La cause de Baldwin, ne serait-ce pas celle des minorités ? Mais quelle place doit avoir l’écrivain dans la société ? Doit-il rester un électron libre ou pleinement s’engager aux côtés de ceux qu’il représente ? Représente-t-il seulement quelqu’un ? Peut-il y avoir d’un côté, l’écrivain ? Et de l’autre, le citoyen ? Cette schizophrénie est-elle tenable ?

À observer les difficultés que Baldwin a à répondre aux questions, je me plais à croire qu’un écrivain ne devrait pas parler, ni répondre aux interviews mais seulement écrire. Toujours et seulement écrire.

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En parlant d’écriture, je poursuis mon roman. Je me débats avec un texte qui m’échappe, un texte dont je ne sais plus par quel bord le prendre. Je me répète les mots de Beckett : « D’abord le corps. Non. D’abord le lieu. Non. D’abord les deux. Tantôt l’un ou l’autre. Tantôt l’autre ou l’un. Dégoûté de l’un essayer l’autre. Dégoûté de l’autre retour au dégoût de l’un. Encore et encore. Tant mal que pis encore. Jusqu’au dégoût des deux. Vomir et partir. Là où ni l’un ni l’autre. Jusqu’au dégoût de là. Vomir et revenir. Le corps encore. Où nul. Le lieu encore. Où nul. Essayer encore. Rater encore. Rater mieux encore. Ou mieux plus mal. Rater plus mal encore. Encore plus mal encore. Jusqu’à être dégoûté pour de bon. Vomir pour de bon. Partir pour de bon. Là où ni l’un ni l’autre pour de bon. Une bonne fois pour toutes pour de bon. »

10 mars 2021
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