Benoît Artige | Figures libres, Sandra A.

Tandis qu’ils la regardent couper et assembler les fleurs, ils lui font cet aveu : ils l’envient pour ce don qu’elle a ; comme elle, ils aimeraient retrouver l’usage de leurs mains dont ils ne se servent que trop rarement et, encore, avec des gestes gauches, renouer ce lien concret perdu avec la nature. Ils lui avouent cela sans parfois même la connaître ; avec le temps, elle s’est habituée à ces confidences et ne répond rien à ce qui n’attend pas de réponse car elle sait que, quoi qu’ils affirment, ils ne franchiront pas le seuil de leur désir : ils ne tiendraient pas une semaine à, tous les jours, se lever aux aurores, rester debout sans s’asseoir, soulever à bout de bras les vases remplis d’eau, parfois mêler leur sang aux autres couleurs et surtout voir leurs mains, toujours dans l’eau, la terre et le froid, s’abîmer et se couvrir rapidement d’une seconde peau, noire, écorchée, rugueuse, dont rien, ni savon, ni lame sous les ongles, ni crèmes au prix exorbitant n’a le pouvoir de restaurer la douceur - leurs mains, ils veulent à tout prix les conserver belles et intactes, les exhiber sans honte. C’est pourtant le prix à payer pour maîtriser cet art, la dégradation progressive des mains, mais aussi des bras, des jambes, de la nuque et du corps en son entier jusqu’à ce que celui-ci, irradié de douleurs, finisse par s’effondrer - une dette dont il faut s’acquitter et dont elle s’acquitte sans plainte, accueillant d’un air poli leurs rêves ressassés, dissimulant le sien : posséder des mains fines et blanches, qu’elle n’ait pas besoin de cacher au fond de ses poches quand elle ne travaille pas, par peur de se trahir, des mains dont les caresses ne sont pas laine de verre ; le rêve resurgit au plus profond de l’hiver, à l’apparition des premières gerçures, quand paraît trop lointain encore ce mois d’été pendant lequel elle peut laisser pousser ses ongles, y mettre du vernis sans risquer qu’il s’écaille, glisser des bagues à chaque doigt, un mois ensoleillé et oisif dont elle voudrait qu’il dure toujours, ni pour le soleil, ni pour la mer, mais pour conserver éternellement, au creux de ses mains, la douceur retrouvée.