« C’est en cela que je me transforme aussi, grâce à eux : ce sont mes préjugés qui se déplacent. »

Marie-Eve Lacasse, en résidence au lycée Bergson (Paris XIX), exilée volontaire, parle en "éternelle étrangère" de ce qui arrive lors des rencontres avec les jeunes.


Venir du Québec n’est pas anodin. C’est à la fois très loin (géographiquement) et proche (linguistiquement, culturellement). Comment vous présentez-vous, en général et aux jeunes du lycée ? Comment leur parlez-vous de votre origine et de votre éloignement ? Vous sentez-vous exilée, voyageuse, “vagabonde”, ou pas du tout ? Ou encore autre chose ?

MEL : C’est une question essentielle, existentielle même. Dès le premier atelier, j’ai voulu me présenter telle que je me perçois souvent, c’est-à-dire : éternellement étrangère. Je leur ai raconté mon choix de la France, ce pays qui m’est apparu comme une évidence quand, suite à un concours littéraire, j’ai eu la chance de voir ce pays pour la première fois à l’âge déterminant de quatorze ans. Je savais, j’avais pris la décision plutôt, que je finirais par y vivre un jour, mais comment, dans quel but ? Ces questions étaient secondaires. Ce qui comptait, c’était de partir. Et c’est ce qui est arrivé. Néanmoins, aujourd’hui, après presque vingt ans sur le territoire, je ne me sens pas encore tout à fait chez moi ici. Mais au Canada non plus… Il n’y a pas de lieu de repos, il n’y a pas de maison. C’est une des thématiques que j’explore dans mon prochain livre, Autobiographie de l’étranger, qui sortira en mars chez Flammarion.

Quant à l’atelier, il se déploie autour de cette problématique : le fait de se sentir étranger au monde, en tout lieu et à tout moment. Je ne me sens pas voyageuse, mais toujours en décalage, à la fois par rapport à mon milieu d’origine, mon pays de naissance ou même ma sexualité. Mais qui ne se sent pas étranger à un moment de sa vie par rapport à un milieu donné ? Paradoxalement, j’ai l’impression que c’est le sentiment le plus universellement partagé.

Effectivement, vous parlez du “ sentiment d’étrangeté” comme d’une “chose communément partagée”, comme d’un horizon d’écriture autant que d’échange. En quoi l’exil physique converse-t-il, en vous, avec ce sentiment d’étrangeté ?

Encore aujourd’hui, je suis confrontée à des situations, à des caractères, à des codes très français que je n’arrive toujours pas à lire, à comprendre — ou juste à excuser. Aussi, le fait d’être expatriée, ou exilée volontaire, me positionne souvent en situation de « demande ». C’est à moi de conquérir. Je ne peux pas m’appuyer sur un socle établi, historique. Me dire : j’ai grandi ici, j’en connais les ficelles, je trace ma route et basta ! Non. J’ai gardé cette peur, qui m’oblige à séduire, à convaincre, pour rester, pour garder ma place. Je crois que ce sentiment ne me quittera jamais : celui d’être « de trop », pas à ma place, et qui est bien antérieur à mon arrivée en France en 2003. En tant qu’étrangère, c’est une sensation qui est décuplée. C’est quelque chose que l’on vous fait sentir très clairement dans les Préfectures, lorsque, pendant des années, vous êtes confronté aux politiques migratoires, ainsi qu’aux innombrables humiliations inhérentes à l’obtention des titres de séjour. Vous êtes « de trop », vous dérangez, vous n’avez rien à faire là ; la France se passerait bien de vous mais ! hélas, il faut faire avec… C’est cela que j’ai vu et entendu, pendant plus d’une décennie, et forcément, cela laisse des traces.

Il y a une vraie culpabilité, aussi, des exilés volontaires, surtout lorsqu’on a quitté un pays par choix intime, impérieux, et pas par nécessité économique ou politique. La culpabilité point de toutes parts : d’abord par rapport à son pays d’origine, où ceux que l’on laisse sont « abandonnés » ; mais aussi dans le pays d’accueil, où l’on doit prouver sans cesse que l’on y a toute sa place, et que l’on apporte plus qu’on ne prend. Ce sentiment de dette ne m’a jamais quittée.

Mes amitiés sont complexes aussi, pour cette raison. Je ressens un amour, une fidélité et une admiration sans failles pour mes amis-es, mais je mets aussi la barre très haute pour qu’ils me gardent auprès d’eux, que nos liens ne cessent jamais. C’est une sorte de stress, là où cela devrait être reposant - mais ça ne l’est pas. Quant à l’amour, c’est un vaste champ de mines ! Et cela ajoute au sentiment d’étrangeté.

Je parlais plus haut des proximités linguistiques avec le Québec, avec qui il y a aussi des différences, voire des différends.Comment ces proximités et différences vous constituent-elles comme autrice, comment ces tensions produisent-elles de la littérature ?

Le « français québécois » est un sujet très sensible car il touche à l’identité québécoise, qui est à la fois solide et menacée, insulaire et ouverte sur le monde. Quand je suis arrivée en France, on se moquait ouvertement de mon accent ; mes camarades en Sorbonne me faisaient répéter des phrases pour le simple bonheur de m’entendre parler, et finissaient par éclater de rire. C’était très dur, mais, en raison de mon jeune âge, et de mon désir désespéré d’amour, je ne me voyais pas entrer dans une polémique sur leur réaction néo-coloniale… Avec le recul, je réalise que j’aurais dû leur clouer le bec. Cela m’aurait sans doute donné un statut plus respectable, mais je n’en avais pas la force ni, encore, les arguments. Paris, la Sorbonne, tout cela m’impressionnait totalement. J’en suis venue à détester ma propre langue maternelle, à dire que parler le « Français de France » était une forme de bilinguisme. En réalité, j’épousais et intégrais la violence des dominants — un réflexe assez partagé par les dominés, ce qu’a parfaitement analysé Frantz Fanon dans Les damnés de la terre. En empruntant l’accent du dominant, je devais avoir l’impression de dominer à mon tour. Dans le milieu académique où j’évoluais, cela me permettait de me fondre. Mais tout en gommant cet accent, je gommais aussi mon identité ; et j’ai passé plusieurs années à être tiraillée entre m’affirmer et m’adapter.

Ce que je n’avais pas vu venir, c’est que cette haine de la langue s’est peu à peu transformée en haine de moi. Pire encore, j’en suis venue à ne plus pouvoir parler cette langue d’origine. Aujourd’hui, lorsque je regarde un film québécois non sous-titré, il m’arrive de ne pas tout comprendre — et cela me jette dans un grand abattement. Pourquoi ? Parce qu’il n’y a rien de laid, ou de honteux, ou de risible dans la langue québécoise. Cela va de soi, mais visiblement, les Français ne le comprennent pas toujours. Car cette langue que j’ai « refoulée » cache une immense beauté : celle de l’oralité, qui ne passe pas dans le français écrit, qui est toujours normé — sauf dans les romans et pièces québécois écrits en joual. C’est une langue de l’intimité, qui se transmet dans les familles, et qui porte en elle une « archive secrète », pour reprendre la belle expression de Dalie Giroux dans son livre Parler en Amérique. Si bien que, aujourd’hui, lorsque je lis un poète comme Gaston Miron, ou que j’entends une chanson québécoise traditionnelle comme « C’est dans le mois de mai », chantée par les coureurs des bois et qui s’est transmise par-delà les siècles, j’en ai les larmes aux yeux. C’est le vrai sens de la mélancolie, à mon sens. Une langue qui reste enfermée en moi, et que je ne peux plus parler.

Parlez-nous des ateliers que vous menez durant la résidence au lycée. Comment avez-vous travaillé pour faire écrire les jeunes, comment tout cela se passe-t-il ? Quel est le rapport entretenu avec le musée d’Histoire de l’immigration ?

J’ai regroupé tous les ateliers sous la thématique de « L’étrangeté/l’étranger ». Nous commençons toujours de la même manière : je distribue un texte d’un auteur « étranger » (bien que cette notion soit relative…) et nous l’étudions ensemble. Puis, nous nous inspirons de la thématique abordée pour produire un texte personnel autour des questions qu’il soulève. A partir de janvier, nous commencerons à retravailler les textes déjà produits et à réfléchir ensemble à l’écriture d’un ouvrage collectif, que nous imprimerons en fin d’année.

En ce qui concerne le Musée de l’Histoire de l’immigration, nous comptons en effet inviter les élèves à visiter la « Galerie des Dons », un espace merveilleux où les objets prennent vie. C’est une salle où des particuliers ont bien voulu raconter l’histoire d’un objet personnel. Cet objet a voyagé dans le temps, l’espace, les familles, il a traversé des guerres, des océans, des déserts. C’est déchirant, poétique, inspirant, bref : un vrai matériau littéraire pour les ateliers.

En tant qu’écrivain, que se passe-t-il pour vous durant et après ces ateliers ? Comment le travail avec les participants influe-t-il sur votre travail, vos préoccupations d’écriture ?

Ces ateliers me bouleversent. Je suis souvent épuisée en sortant ! Il faut dire que je propose aux élèves de lire les auteurs qui ont changé ma vie — il y a donc une forte charge émotionnelle derrière chaque auteur, derrière chaque texte que nous étudions.

Ensuite, il y a eu la découverte de l’enseignement. Je ne m’y étais pas encore confrontée avec autant de régularité, et il se trouve que j’ai adoré cela, au point où je compte préparer le concours du CAPES pour l’an prochain. Je ne me vois pas arrêter. C’est une vraie joie d’enseigner, quelque part entre le théâtre, la transmission, la politique, la psychologie, et même le service social ! Je sens que j’y ai ma place et, comme vous avez pu le constater, c’est suffisamment rare pour que j’y accorde une attention toute spéciale.

En ce qui concerne l’écriture, il y aurait plusieurs anecdotes à raconter. J’en choisis une que je trouve particulièrement éloquente. C’est un vendredi matin très tôt, jour de grève. Il y a peu d’élèves ce jour-là. Je leur demande de traduire un texte de Lou Reed, une chanson qui s’appelle « Small Town » et qui raconte, du point de vue d’un adolescent, ce que cela fait de grandir dans une « Small Town » : l’ennui, le sentiment d’être un freak, rêver de New York. Mais au lycée Bergson, où j’enseigne, nous ne sommes pas dans une « Small Town ». Ces élèves sont déjà dans dans la grande ville, au cœur de Paris. Et pourtant, pour différentes raisons, ils peuvent aussi avoir l’impression (je le lis dans leurs textes) d’évoluer dans une « Small Town »… Eux rêvent des Etats-Unis, de Dubaï, d’Hollywood, de gagner beaucoup d’argent et d’être célèbres ! Contrairement à moi, la petite Canadienne fascinée par Paris, Paris ne rime à rien. Ce n’est pas une chance d’y vivre ; c’est même très excluant. Leur « salut », pour choisir un mot issu du lexique catholique (on n’en sort pas…), ne vient pas de la « grande ville », de la capitale qui fait rêver tant de provinciaux… mais de l’Amérique qui, malgré Trump, continue encore et toujours d’exercer son pouvoir d’attraction.

Ce que je constate, c’est qu’il y a toujours un « à côté ». Il y a toujours un rêve de fuite. Grandir dans la grande ville ne suffit pas. Il « faut » qu’il y ait rupture et fuite. C’est une autre thématique d’Autobiographie de l’étranger, où je m’appuie sur Fritz Zorn, et sur la psychanalyse, pour explorer cette question.

Que s’est-il passé d’autre de marquant pour vous, durant cette résidence ? En quoi vous êtes-vous sentie plus ou moins -ou autrement - d’ailleurs et d’ici, par ces déplacements, par ces échanges ?

C’est très difficile de se « dévoiler » dans un atelier d’écriture. À la fin du cours, je lis les cahiers des élèves à voix haute mais de façon anonyme. Or je sens que, malgré ces précautions, il y a toujours une petite crainte du jugement. Alors, pour désamorcer cette appréhension, je leur dis que pour moi aussi, cela reste difficile. On ne s’habitue pas à l’écriture ; cela doit toujours être une prise de risque. Quand j’écris, je me « livre », justement. J’écris pour le lecteur, et c’est une confidence. Mais c’est impudique. C’est très dur de « se » raconter. C’est ce que je leur dis d’emblée. Écrire est un révélateur au sens chimique. On se découvre à soi et aux autres. Et cela doit rester effrayant, sinon ce n’est pas de la littérature.

Je soutiens que l’art, et la littérature, ne sont pas les lieux de la morale ; il faut qu’il y subsiste une liberté totale de ton, d’audace et de sujets. J’y tiens aussi pour mes propres livres, et pour les ateliers. Je ne veux pas de textes mièvres. L’écriture doit être sensible mais âpre aussi. Il faut descendre au coeur du réacteur quand on écrit. Cela reste le défi absolu. C’est pour cela que les livres sont si précieux. C’est difficile de descendre en soi, mais c’est encore plus difficile de montrer aux autres ce qui s’y cache ; d’aller voir à « l’arrière de l’arrière de la pensée », comme l’écrit Clarice Lispector, là où « Ça » se passe !

Quel déplacement (intérieur) produisez-vous, selon vous, pour et chez les jeunes à qui vous vous adressez ?

La question du déplacement intérieur, comme vous le dites joliment, est très pertinente. Peu de choses nous déplacent, mais quand elles le font, elles sont fondamentales : l’amour, la politique, la beauté, l’injustice. En tout cas, c’est ce qui, moi, me déplace. Et les ateliers d’écriture, c’est un peu tout cela. C’est de la politique. C’est l’amour des textes. C’est vouloir transmettre la beauté, et lutter contre cette injustice : que certains y aient accès, et d’autres non. J’ai longtemps fantasmé une carrière de professeur d’université, mais je me croûtais à chaque concours de contrat doctoral ! Aujourd’hui, je considère ces échecs comme une chance : c’est ce qui m’a poussée à délaisser l’écriture académique pour l’écriture de fiction, et aussi à me diriger vers l’enseignement du premier cycle, là où il y a tant à faire.

Je ne sais pas si je réussis à « déplacer » quelque chose chez les élèves. Ce serait formidable, mais je n’en sais rien. Je ne peux pas parler en leur nom. C’est impossible. Et surtout, la réponse ne serait pas unilatérale. Il y a des élèves qui sont intéressés par certains ateliers, je le vois : ils participent, ils ont les yeux qui brillent, ils restent après la cloche pour finir leur texte… Et puis, la semaine suivante, ils dorment sur leur pupitre. C’est une classe, c’est donc du « vivant » ; une matière vivante. On ne sait jamais à quoi s’attendre. J’ai remarqué que, lorsque je veux trop aller dans leur sens, quand je veux les séduire en quelque sorte, ça ne marche pas (mais c’est pareil dans la vie !). Je me rappelle un atelier sur la « Littérature et le corps » où j’avais choisi des extraits de romans qui parlaient de la boxe. Résultat : aucune participation. La semaine suivante, je viens avec des textes de la poète américaine Lorine Niedecker, des poèmes très formels, difficiles, qui nécessitent une longue exégèse avant d’être pénétrés. Et là, surprise : une parfaite compréhension des textes, très fine, et une participation exemplaire ! C’est cela qui m’épate. Le fait que je ne peux rien prévoir. Et c’est en cela que je me transforme aussi, grâce à eux : ce sont mes préjugés qui se déplacent.

20 décembre 2019
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