chronique n°4

Voilà ! nous y sommes, la direction que prend le travail entrepris est en train de filer devant moi, de m’échapper, comme si ce n’était pas moi qui avançais sur le chemin, mais le chemin qui se déroulait sous mes pas, empruntant le tracé qui lui convient, n’allant pas làoù je souhaite aller mais où il veut me mener, lui, insoucieux de mon projet, de mon intention, de ma volonté. L’atelier du roman se transforme en atelier de construction, notre maison flottante prend toute la place, nous voici transformés, les étudiants et moi, en architectes, en constructeurs, aux prises avec des soucis techniques, reprenant inlassablement les plans de la maison.
Nous avons endossé les habits du personnage de l’architecte, qui a disparu dans des recoins d’ombre, dont elle ne sort plus. Elle boude sans doute... Elle a du souci àse faire en effet, car non seulement l’auteur que je suis a tous pouvoirs sur son existence, mais la concurrence est làégalement : ils sont trois, ils sont jeunes, ils sont brillants, ils ont des idées, ils sont détendus, ils sont déterminés, ils sont inventifs, ils avancent vers ce nouvel objectif.
Et je finis par me demander : ne devrions-nous pas abandonner ce projet de roman et nous lancer dans la construction d’un prototype de maison ? Nous avons passé la séance du jeudi 12 novembre le crayon àla main, griffonnant, gribouillant, reprenant, réfléchissant, raturant...

Nous voici donc aux prises avec un élément apparu deux semaines auparavant, que l’on appelait alors « plaque  » et dont le rôle était de se relever en cas d’inondation (et donc de coulée de boue). Sa fonction était double : dans un premier temps, les plaques entourant la maison protégeaient l’habitation de la boue, mais permettaient aussi, une fois abaissées àl’horizontale, de l’amarrer àd’autres maisons semblables pour former une sorte de hameau flottant, de village partant àla dérive sur les terres noyées d’eau.
Techniquement, ce n’est pas si évident àréaliser. Nous avions dessiné la maison en coupe transversale (voir chronique n°3). Mais àla proposition des plaques adjacentes faite par Eliott, s’est ajoutée celle de Thomas, un étudiant de SupOptique qui a rejoint notre atelier, et qui envisage d’équiper ce « flotteur  » d’une sorte de quille, comme celle ces coques de navires. Cette quille permettrait àla boue de s’évacuer sur les côtés.
Nous voici repartis àdessiner et àtenter de représenter la structure imaginée.
Comment va-t-on appeler ces éléments ? Filant la métaphore botanique, Thomas propose le terme « sépale  » (pour ceux qui ont oublié leur cours de SVT du lycée, le sépale d’une fleur est un élément foliacé, généralement vert ; plusieurs sépales composent le calice et supportent la corolle de la fleur : les sépales sont situés juste sous les pétales). Et pour ceux qui n’ont pas suivi les épisodes précédents, la maison a pour l’instant la forme d’un lotus.

À ce propos, comment l’écrivain choisit-il ses mots ? Sépale est exemplaire. Certains le connaissent, d’autres non. Il appartient àun lexique spécifique (celui de la botanique), sans être pour autant extrêmement sophistiqué. Que faire face àun tel mot ? Doit-on l’employer et l’expliquer ? Considérer que le lecteur ignorant cherchera par lui-même ? L’éliminer par peur d’être jugé prétentieux en choisissant volontairement un vocabulaire rare et inconnu de nombreux lecteurs ? Nous allons sans cesse être confrontés àces questions, puisque nous abordons un objet assez technique. Un glossaire en fin d’ouvrage ? Des notes de bas de page ? Des métaphores ? Déjàles difficultés formelles se présentent.

Reprenons notre chantier... En essayant de se figurer comment ces sépales pourraient s’articuler et se relever autour de la maison circulaire en forme de nénuphar (pour l’instant), s’est posée la question du nombre : quatre, ce n’est pas assez, car en se relevant, elles se heurteraient les unes aux autres, six c’est déjàmieux. La nature elle-même, pour ce qui est des espèces végétales, opte en général pour une symétrie radiale d’ordre 4 (chez les Crucifères ou les Hortensias), d’ordre 5 (chez les Rosacées ou les Solanacées), d’ordre 6 (chez les Liliacées), etc. Pour être tout àfait clair, quand vous coupez une tomate en deux dans le sens horizontal, vous voyez qu’elle présente cinq petits logements dans lesquels sont placées les graines. C’est une symétrie axiale d’ordre 5. Celle de notre maison sera d’ordre 6. Elle aura àl’extérieur une structure hexagonale, ce qui permet pas mal de choses et, àmon sens, est proche d’une esthétique parfaite.

Je vous ai déjàparlé de l’astronome Johannes Kepler dans ma chronique n°1.
En 1610, Kepler envoie un cadeau àson ami et protecteur àla cour de Rodolphe II, Wackher von Wackhenfelds. Il l’accompagne d’un texte ainsi dédicacé : « Je ne suis pas sans savoir combien vous aimez le Rien... Quel que soit l’objet qui vous agrée comme évocation du Rien, il faut qu’il soit de mince importance, de petite taille, de prix minime, et qu’il ne soit guère durable, c’est-à-dire qu’il soit presque Rien.  »
Ce rien offert par Kepler est un flocon de neige. À Prague où il réside, il en tombe alors des milliards, de ces cristaux éphémères voltigeant en bourrasque. Aux yeux de l’astronome, ce Rien est Tout. Sa symétrie dévoile jusqu’àla structure du monde, àl’image des orbites des planètes que Kepler voit comme des figures géométriques imbriquées, mais aussi des alvéoles d’une ruche ou encore des grains de grenade qui s’ordonnent en rangs serrés au cÅ“ur du fruit. Le flocon est un objet « cosmopoétique  », explique Kepler, littéralement « fabriquant le monde  ». Éphémère, mais ayant la permanence du cosmos. Pour l’astronome empreint de mysticisme, reconnaître sa régularité et l’honorer, c’est rendre hommage au Créateur qui a semé çàet làdes preuves de sa grandeur infinie. De cette symétrie qui enchante Kepler, les mathématiques ont fourni au XXe siècle une définition unificatrice : il s’agit du caractère invariant d’un objet par rapport àcertaines opérations géométriques comme la rotation, la translation ou la superposition. Ainsi, flocon ou papillon ne sont superposables qu’après une rotation de 180°.
La notion de symétrie n’est apparue que tardivement dans l’histoire. Les penseurs de l’Antiquité cultivaient plutôt un sens esthétique fondé sur l’harmonie : en témoignent la figure du cercle assimilé àla trajectoire des astres, la forme des pyramides et les constructions érigées dans le respect du nombre d’or. C’est àla Renaissance que s’est imposé le concept. Tout le monde a en tête le dessin de Léonard de Vinci, l’Homme de Vitruve, qui souligne le caractère symétrique d’un corps parfait. L’humaniste néerlandais Erasme fait l’éloge du peintre Dürer en déclarant : « La symétrie est la manifestation suprême de l’harmonie  ». Dürer qui, pour longtemps, a fixé les dimensions exactes des canons de beauté. Fin de la digression...

La question de la quille proposée par Thomas nous a occupés un bon moment. Tout le monde parle, on explique, on reprend, on change d’avis, on se pose des questions, comment ça va tenir ? et l’attache ? l’articulation ? une fois relevé, comment tiendra le sépale ? faut-il prévoir une sorte de haubanage des sépales depuis l’extérieur ou l’intérieur de la maison ? etc. etc. Caroline, de loin la meilleure en dessin, tente de représenter au mieux l’état de nos réflexions.

Le lotus d’origine s’est complètement transformé. Il ressemble désormais àun gros baquet.
À force de peiner àvisualiser notre maison, qui ressemble de plus en plus àun bateau, nous en arrivons àla conclusion que nous ferions mieux de fabriquer une maquette, une bonne vieille maquette avec du carton, de la colle, du scotch, des outils d’étudiants. Enfant, je fabriquais des villes avec mon frère. Nous passions des après-midi entières, sur le grand tapis rouge de notre chambre, àconstruire des paysages urbains. Maisons et bâtiments en carton peint, routes en lacets faites en ruban de satin, arbres en boules froissées de papier crépon vert fixées sur une brindille ou un bâtonnet de glace, petites voitures de notre collection de Matchbox, montagnes en dômes de carton, rivières et lacs découpées dans du Canson bleu, prairies en kraft vert du BHV, sujets et animaux tirés de nos boîtes de jeux... Je retrouve un peu de cette énergie créatrice. Nous fabriquons quelque chose. Ce n’est pas encore un livre, peut-être un sujet de livre. C’est àcoup sà»r une création collective, même si nous ne savons pas encore comment nous allons retomber sur nos pattes... Enfin, surtout moi. Mon roman a changé de forme lui aussi. Il ne ressemble déjàplus àce qu’il était en arrivant. Je ne vois plus aujourd’hui la nécessité d’en faire un roman d’anticipation. Le défi est contemporain, c’est aujourd’hui que nous devons imaginer des maisons comme celle-là. Pourquoi attendre ? Et surtout, pourquoi placer l’intrigue dans un temps qui la rendra plus lointaine, plus « imaginaire  », et sans doute plus improbable.
La 9e édition des Enjeux de la littérature contemporaine s’est tenue du 4 au 8 novembre, àla Maison des cultures du monde et àla BnF. Le titre de cette édition : Comment terre ? se développait dans le sous-titre « Dire et penser un monde menacé  », soulignant clairement son propos, ou plutôt son avant-propos àla toute prochaine COP 21. Comment les écrivains appréhendent-ils (dans tous les sens du terme) le changement climatique àl’œuvre ? Quel en est l’écho dans leurs livres, dans leur manière d’écrire, de penser ? J’ai assisté àquelques-unes des rencontres et tout ce que j’ai entendu m’a semblé s’adresser àmoi seule, tant ce qui était dit me paraissait trouver une résonance particulière avec le travail engagé àl’ENSTA ParisTech.
Dans le rapport que les écrivains entretiennent avec la « nature  », le « paysage  », « l’écologie  », « l’environnement  », que nous dit la littérature ? À quoi sert-elle ? Quelle est sa place dans le concert des voix qui s’élèvent ? Nous l’aurions su davantage si les 30 écrivains qui devaient, samedi 14 novembre, prononcer leurs discours àl’Assemblée nationale, lors de ce Parlement sensible, tel que nous l’avons nommé, avaient pu se réunir et faire entendre leurs voix. Les attentats du vendredi soir ont annulé cette manifestation. Il faudra attendre qu’elle soit reprogrammée pour écouter la parole des auteurs face au changement climatique, aux conséquences des actions humaines sur les équilibres naturels, et voir derrière les mots se dessiner le monde de demain, celui qui àla fois nous effraye et nous inquiète, mais aussi nous attire et nous porte vers l’avant, parce qu’il sera le reflet de ce que nous aurons su faire pour le rendre, encore un temps, habitable.

23 novembre 2015
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