Alain Lance / Hors Jeu
étrange la France ce matin dans son silence - même à la maison de la radio on entrait sans que les vigiles vous fassent ouvrir votre sac - en tant que témoin direct : même après le 1er tour ça faisait pas tant la gueule... alors tout heureux de vous proposer la réflexion ci-joint d'Alain Lance, qu'on ne présente plus (une première version de ce texte avait été publiée par Europe en 1996) - F Bon, 11 juin 2002
Alain Lance, écrivain, traducteur, poète, dirige actuellement la Maison des Ecrivains.


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Alain Lance sur Internet

sur Alain Lance, lire : hommage de Volker Braun pour 60ème anniversaire, son anthologie de la nouvelle poésie hongroise, un hommage à Maurice Regnault...

Alain Lance a récemment publié aux éditions Le Temps qu'il fait
Temps Criblé
poèmes, 1962-1999, prix Apollinaire 2001

Hors jeu
© Alain Lance

On y jouait partout, à tout moment, tapant dans n’importe quoi. Parfois sur un vrai terrain, l’après-midi où l’on avait plein air, c’était au stade de la Vache noire à Montrouge, on prenait la ligne de Sceaux. Ce jour-là, on avait un ballon en cuir et certains d’entre nous s’étaient même fait offrir par leurs parents des chaussures à crampons. Le copain qui gardait les buts et apostrophait ses arrières pas assez vigilants avait une casquette et des genouillères, bien sûr on l’appelait Vignal. Un jour, déboulant de l’aile droite, je me suis trouvé seul face à lui perdu dans sa cage où il y avait tant de place pour marquer mais, pensant que j’étais hors-jeu, j’ai arrêté ma course, lui permettant de ramasser tranquillement le ballon, sous les cris de désespoir et de fureur de mes coéquipiers.

On jouait dans la cour du lycée, pendant les petites récrés et pendant les plus longues, celles de la cantine et de l’étude. Parfois le vent répandait dans la cour l’arôme du café qu’on torréfiait rue Laromiguière. On tapait dans une balle de caoutchouc, dans une balle de tennis, dans une boule de tissu cousue par une mère ou une grande sœur, dans une boîte de pastilles Valda ou de cachous, on tapait aussi dans les tibias. Et comme ça ne suffisait pas, on jouait à nouveau une fois sortis du lycée, dans la rue.

C’était au début des années cinquante et, dans le quartier situé entre le Panthéon et les Gobelins, on trouvait facilement des rues pouvant servir de terrain de jeu. Si peu de voitures stationnaient le long du trottoir ! Quant à elles qui circulaient, c’était un passage toutes les quatre à cinq minutes au maximum. Une auto débouchant lentement à l’angle de la rue annonçait un bref arrêt de jeu, le temps de souffler. Les buts étaient matérialisés par nos cartables ou nos blousons en boule, disposés au milieu de la chaussée. On jouait surtout dans cette voie particulièrement tranquille, entre l’Ecole Normale supérieure et l’Ecole de Physique et de Chimie. Un de nos camarades de classe y habitait. Un jour, nous avions tant couru, les automobiles avaient été particulièrement rares, très peu d’arrêts de jeu donc, nous étions en nage, hors d’haleine, gorge sèche, il fallait boire, notre ami nous a invités alors à monter chez lui où sa mère nous servirait de l’orangeade.

L’appartement de ces gens m’a paru beaucoup plus encombré que celui de mes parents. Mais le plus inhabituel pour moi, c’était les murs des couloirs, garnis d’étagères où s’entassaient des livres du parquet jusqu’au plafond. Je ne pus m’empêcher de manifester ma surprise et mon admiration. Mon camarade m’étonna encore plus en laissant échapper cette remarque : " Avant, ma famille avait beaucoup plus de bouquins, mais à la fin de la guerre les Juifs sont venus nous les prendre. "Je n’ai pas relevé. Je ne comprenais pas bien, je n’avais jamais entendu parler de pareilles histoires et cela ne correspondait pas tout à fait aux quelques images qui avaient marqué le petit enfant que j’étais dans ces journées de liesse de la fin de l’été 44.

Deux à trois ans plus tard – j’avais été entre temps renvoyé du lycée – je rencontrai ce garçon sympathique qui avait partagé ma passion du jeu de balle à onze. Cette fois, nous n’avons pas parlé de Morel, de Vaast ou d’un autre éros de l’équipe au maillot bleu et blanc que j’étais allé plusieurs fois encourager du geste et de la voix avec mon père le dimanche après-midi au Parc des princes (ah cette heure où le soleil qui décline derrière la tribune en étire l’ombre sur la pelouse, rendant plus triste l’écoulement du temps, rappelant qu’il ne reste que quelques minutes pour une égalisation de plus en plus improbable et que demain on retourne aux angoisses d’une interrogation de maths !), non, pour la première fois nous avons parlé politique et je fus effaré de l’entendre pester contre ce qu’il appelait " la dictature du Juif Mendès. "

Lorsque je le croisai pour la dernière fois, bien des années après, nous n’avions plus rien à nous dire. Je savais qu’il avait gardé intacte sa conviction, ou plutôt sa rancune aveugle. Sa famille entretenait le deuil d’un proche parent, condamné à mort et exécuté peu après la Libération. Six mois plus tard, cet homme de lettres eût sans doute sauvé sa peau et, au bout de quelques années, signé des chroniques réclamant le maintien de l’Empire, exigeant un châtiment exemplaire pour les intellectuels de " l’anti-France ".

J’avais commencé à parler d’un sport. Mais il y a longtemps que j’ai cessé de m’intéresser à ce spectacle qui mobilise l’argent des annonceurs et les slogans haineux des crânes rasés.

Alain Lance, le 10 juin 2002