en visite chez Marie NDiaye

un reportage entretien à la manière de J-B Harang, par J-B Harang, en hommage à Marie NDiaye tout d'abord, parce qu'écrivain rare, et qu'on lit depuis son premier livre, mais hommage aussi à un écrivain qui forcément ne peut pas faire de la critique comme tout le monde, et s'attelle mine de rien à vous approcher de l'essentiel, tout ce qui entoure la table d'écriture, donc "JeanBa" lui-même... FB

ce texte est paru dans Libération le 12 février 2004

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à lire aussi:
portrait et entretien par Catherine Argand dans Lire (2003)

sur le site des éditions de Minuit, relire les premières pages du premier livre de Marie NDiaye, Quant au riche avenir

et évidemment prendre connaissance du tout dernier: Tous mes amis

 

le site de Libération Livres

 

 

 

 

 

 

Marie NDiaye, photographiée par Jérôme Schlomoff en 2002

Notre sorcière bien-aimée
Rencontre avec Marie NDiaye autour d' une pièce de théâtre et autres bonnes nouvelles.
Par Jean-Baptiste HARANG
jeudi 12 février 2004 - © Libération - supplément Livres

 

NDiaye ne donne pas souvent de ses nouvelles, pour vivre heureuse elle vit cachée, ses amis (tous ses amis, comme dit le livre), le savent. Pas de nouvelle, bonnes nouvelles. Et puis, tout d'un coup, en voilà cinq, des nouvelles.

- Vous voulez dire que Marie NDiaye, la romancière, publierait un livre de nouvelles ? Première nouvelle.
- Oui, bien sûr, et je les ai lues, de mes yeux lues, je les ai lues comme je vous vois.
- Alors ?
- Les nouvelles sont bonnes. Notre sorcière bien-aimée est en pleine forme, on sort de là trempé, tremblant, troublé, tout blanc de sourire et d'effroi. Marie NDiaye est toute jeune, 36 ans, 37 peut être, on la croit sur parole, sur cette vérité qui sort de la bouche enfarinée des enfants. Mais Marie NDiaye a vingt ans de métier, elle nous roule dans la farine, elle nous entraîne dans son monde de sables mouvants et émouvants, de l'autre côté d'un miroir où nous sommes déjà, où l'égoïsme est un devoir de survie, où nous nous voyons, comme un reflet dans une vitre de train, inaccessibles et flous, noyés dans une eau irrespirable, les ongles usés au verre de l'aquarium, griffes vaines contre l'opacité du monde.

- C'est à moi que vous parlez, ou avez-vous déjà commencé votre article ?
- Excusez-moi, je suis allé lui rendre visite à L., on en reparle après, si vous voulez.

A «L». On dit L. pour ne pas dire où. C'est en vérité un village dont on cache l'initiale sous une lettre d'emprunt. L. est une île, une île de terre labourée, apeurée, au centre de terres fermes, une île dessinée par des contours d'eaux inconstantes, en pointillés caméléons sous de rares ponts, Garonne verte lorsqu'elle charrie ses eaux d'Espagne, d'Ariège et de Gers, rouge brune quand le Tarn et le Lot gagnent sur la rive droite la bataille des confluents, blanche si les marées de l'Atlantique poussent le mascaret jusqu'aux écluses, et le canal latéral qui tente avec ses eaux soumises de couper les méandres du fleuve, de contenir dans sa course lente des péniches trop courtes pour nourrir leurs mariniers. L. entre les deux est une île endiguée, son nom commence par une autre lettre qui appartient à un autre alphabet dont Marie NDiaye seule remonte des bribes du fond de son encrier. Cette île et quelques autres en amont se noient, elles sombrent sous les crues du fleuve tous les dix ou vingt ans, ce sont de simples et courtes plaines, fières de surnager aux étiages, capables de feindre une sécheresse, mais modestes jusqu'à la hauteur exacte des digues qui les protègent et les menacent d'une rupture. Ici, on garde des barques dans les étages, on est prompt à monter les congélateurs sur des parpaings, on ne range pas de livres au rez-de-chaussée. On dessine des échelles de crues dans les pierres de taille aux angles des maisons. Et, puisque la contrée est inconstructible, on n'y rencontre que de lourdes bâtisses, belles, anciennes et fortes comme des phares, les flancs battus par un ou deux siècles d'incroyables crues, des champs plats et rugueux, sillonnés de maïs, marécages d'osiers, séchoirs à tabac hissés sur des piliers de pierres sèches. Pas le moindre pavillonneur, le plus petit lotissement, malgré la proximité de Bordeaux qui, de l'autre côté, inonde les terres plus fermes de ses cités dortoirs.

Jean-Yves Cendrey, Marie NDiaye et leurs enfants habitent l'ancien café au centre du bourg, entre l'église à l'insubmersible clocher, trop haut pour être honnête, et une mairie de parvenu. Pour les raisons que l'on sait, la salle de billard est à l'étage, ainsi qu'une petite pièce où l'on pouvait faire le brouillon de ses rendez-vous. Cendrey et NDiaye n'ont pas vraiment choisi de vivre ici, seulement choisi de vivre ensemble, depuis vingt ans. Partis de Paris, on les a vus à Rome, lorsque Marie fut lauréate de la villa Médicis, ils avaient connu La Rochelle et la Catalogne, connaîtront d'autres ailleurs, comme Berlin dont Jean-Yves rapporta un livre aigre et juste ( Oublier Berlin, POL, 1994), un séjour sans suite à Marie Galante, une maison achetée en Aveyron, aussitôt retirée de la vente comme un tapis sous le pied au milieu d'un bail de huit ans à Cormeilles en Normandie, chassés voici trois ans à peine par une mauvaise conscience collective à l'épreuve d'un mauvais fait divers. Monsieur Lechien, instituteur du cours préparatoire depuis plus de vingt ans, est mis en examen pour pédophilie active et répétée. Le village croit se déchirer entre ceux qui savaient et ceux qui ne savaient pas quand la coupure passe entre ceux qui se sont tus et se taisent et les quelques-uns qui ont parlé. C'est Jean-Yves Cendrey qui a pris l'instituteur dans sa voiture et l'a conduit chez les gendarmes. Ensuite, il a fallu faire soi-même l'école aux enfants et quitter le pays. Les voilà donc à L., Jean-Yves Cendrey a raconté l'histoire de Cormeilles dans un livre d'écrivain, le texte est au purgatoire dans un tiroir des Editions de l'Olivier, en attendant le procès, en attendant qu'on se décide.

Mais c'est Marie qui a commencé. Qui a commencé d'écrire, qui a commencé de publier, qui n'a jamais cessé. Elle avait dix-sept ans, des années d'entraînement et publiait son premier roman, Quant au riche avenir (Minuit, 1984). On a raconté ici et répété mille fois ailleurs comment l'enfant métisse d'une Beauceronne et d'un Sénégalais, née native de Pithiviers à la Sainte-Clotilde (le 4 juin) de 1967, était entrée avec discrétion et détermination, sans concession ni hâte ni doute, dans la plus pure des aventures littéraires, parmi l'escouade clairsemée des quelques écrivains irréductibles (qu'on ne saurait réduire ni à une mode, ni à leur ombre), qui sont à la fois à la tête d'un monde particulier et universel, d'une langue personnelle pour le dire et de ce talent à l'alchimie indéchiffrable qui nous convainc, nous autres, pauvres lecteurs, que ce monde est aussi le nôtre, et qu'il est effrayant et que nous ne le savions pas. Quant au riche avenir raconte l'histoire d'un jeune homme, Z, qui attend une lettre. Lorsque Jean-Yves Cendrey lut le livre, il écrivit à Marie, tout simplement, comme un lecteur écrit à un auteur qui le bouleverse. Il ne nous appartient pas de dire qu'ils ne se sont guère quittés depuis.

Voilà Marie NDiaye et Jean-Yves Cendrey écrivains professionnels, c'est-à-dire écrivains d'infortune, écrivains de bourses, d'ateliers d'écriture, de maigres droits d'auteur, écrivains chiches et fiers, acceptant dignement tout argent gagné à écrire des choses justes, à lire pour les autres, à rédiger de commande. Aujourd'hui, plus de deux ans après avoir reçu le prix Femina pour Rosie Carpe , être devenue la seule écrivain vivante à figurer au répertoire de la Comédie-Française (avec Papa doit manger , 2003), maintenant que les vaches sont un peu plus grasses, on peut lire dans la préface de Marie NDiaye à un petit livre paru ces jours-ci que la liberté des vaches maigres ne connaît pas d'ingratitude : «"Voilà toujours un repas qu'on ne prendra pas chez soi", et la promesse d'un chèque même modeste, ont justifié pendant longtemps que nous acceptions, Jean-Yves Cendrey et moi-même, telle ou telle invitation à une conférence sur quelque sujet que ce soit (...). C'est plutôt gaiement que nous nous soumettions à ce genre d'astreintes qui n'étaient que la contrepartie supportable d'une liberté très grande et toujours surprenante même à nos propres yeux (...). Il peut y avoir ceci de particulier, dans les textes de commande, que l'auteur leur est reconnaissant. Tel texte qui n'aurait pas été écrit autrement prend une valeur qu'on n'aurait pas supposée. On y a mis beaucoup plus de sa vie réelle que dans un texte désintéressé, parce qu'on voulait faire vite et pas trop engager de certaines idées ou images précieuses qu'on destinait à un roman. On a écrit à l'économie, presqu'en avare. On a fait un texte de cinq cents francs. Et voilà que ce fragment mal désiré ne démérite pas au milieu des autres, voilà qu'il a acquis de par lui-même, indépendamment des circonstances de sa conception, sa raison d'être.» Ces quelques lignes présentent un texte de vingt pages de Jean-Yves Cendrey dont le titre, Conférence alimentaire , les justifie, et le contenu plus encore, il s'agit de la lettre de haine qu'un fils écrit à son père vivant, brute immonde et avinée, perverse et sadique, qui n'inspire d'autre regret que de ne l'avoir pas tuée, probablement le texte le plus fort et le plus intime de Cendrey, un texte de cinq cents francs, inestimable. Depuis, le père est mort sans l'avoir lu, impuissant même à provoquer le moindre chagrin. ( Conférence alimentaire est publié aux Editions L'Arbre Vengeur, à Bordeaux, on dit que les arbres se vengent d'être abattus pour faire des livres en écrivant entre les lignes, tant de gens prétendent y lire, cela coûte 5 euros et les vaut largement, insistez auprès du libraire.)

- Excusez-moi, vous disiez vous être rendu à L., et qu'on en reparlerait.
- Oui, pardon.

Ils vivent là, donc, à L., élèvent des enfants par amour, des poules pour les oeufs, un coq qui les couvrent, un canard et deux canes sauvés de l'abattoir, un couple de pigeons, deux chatons roux entravés de minuscules clarines et une terre-neuve affectueuse et percluse de l'arrière-train comme un pêcheur breton déhanché. Le jardin est plus loin, au bord du fleuve, la ratte du Touquet a le pied marin. Marie n'aime pas répondre aux questions des journalistes, on ne lui en posera pas, on s'étonne en riant de tous ces entretiens parus ici et là, on se souvient qu'un jour on avait voulu la filmer pour la télévision, c'était à Cormeilles, elle venait de publier la Sorcière , on ne croyait pas à ses pouvoirs infinis, pourtant, de retour à Paris, force fut de constater que la caméra n'avait rien enregistré. Aussi préfère-t-elle se promener à la crête des digues, ou d'un coup de Volvo jusqu'aux écluses de la Garonne, là où le canal et la rivière se retrouvent pour d'inégales épousailles, ce canal pour ce fleuve, c'est une goutte d'eau dans la mer, c'est la Garonne qui débordera et le canal n'y pourra rien. Bavarder. Marie NDiaye a une mémoire de loup, elle sait tout de vous, elle demande des nouvelles de Jeannot et d'Emile, d'Etienne, d'Alice et de Camille, sait qui est gaucher, qui ne l'est pas, c'est comme une maladie heureuse, cette hypertrophie de la mémoire, elle dit que, depuis le temps qu'on se connaît, il suffit de recopier les articles anciens, qu'il n'y a rien de nouveau, que ce n'est qu'un travail qui continue, vingt ans plus tard, qu'elle a eu le temps de se retourner avant qu'on la traite de grand écrivain, qu'on s'y fait, qu'on ne s'en plaint pas. On a perdu un clips. On a mangé un clops.

Une boucle d'oreille, tombée dans son cou, et le clips doré qui roule sur le goudron entre les nids de poules sur la petite route, je voudrais vous y voir. On ne l'a pas retrouvé, Marie a dit qu'elle en avait d'autres, que ce n'est pas grave. On se souvient qu'à un vrai journaliste, un jour, elle avait répondu qu'elle eut aimé être joaillière. C'est aussi pour ça qu'on en pose le moins possible, des questions. Le clops, c'est plus facile, on a noté la recette, on vous en fait profiter car ce sont nos seules notes de la journée : « Tu prends un kilo de boeuf haché, que tu mélanges à quatre oeufs entiers, cent grammes de chapelure, des oignons hachés crus, trois cuillerées à soupe d'huile d'olive, sel, poivre, des herbes, beaucoup d'herbe, c'est mieux avec un jardin, trois quarts d'heure au four, dans n'importe quel moule, thermostat six ou sept et c'est fini. On peut le manger froid en pique-nique, c'est américain, ou le servir avec des pommes vapeur et une sauce au fromage blanc. Non, juste, ce que je voudrais savoir, mes nouvelles, tu les as trouvées drôles, quand même un peu, non ?»

Oui et non, ça dépend. Pour rire des mêmes choses, il faut se trouver à peu près sur la même marche de l'escalier du bonheur. Sinon, on finit par prendre pour de l'humour noir de devoir rire du malheur des autres. Sauf que la force de l'écriture de Marie NDiaye fait qu'on se prend pour les autres, alors forcément, on rit moins. On a tout relu dans le train. A commencer par les Serpents, une pièce de théâtre en sept tableaux, avec Madame Diss et ses deux belles filles, France et Nancy, et son fils en sa maison perdue au milieu des maïs comme à L., et qu'on ne verra pas, le fils, on entendra sa voix, ce qu'on ne voit pas s'imagine en pire, on comprend que le petit Jacky est mort et enterré, qu'on l'a donné à manger aux serpents, et que les deux autres, ils se tiennent à carreau, raides dans leur costume de fête, les deux belles filles vont s'échanger leurs habits et leurs vies, des enfants morts contre des vivants, à moins que le fils Diss soit un serpent lui-même, alors, bien sûr, le quatorze juillet, relingés comme on est, on verra le feu d'artifice, on peut trouver ça gai, un feu d'artifice quand on est attaché sur sa chaise pour ne pas se salir, non ? On n'aime pas citer de grands noms, peur d'effrayer son monde, mais disons qu'on a là un genre de gaîté pessimiste qu'on connaît chez Beckett.

Une bonne nouvelle est un texte dont on se dit à tort qu'il était assez fort pour emplir tout un roman. A tort, bien entendu, puisque, à la fin, il ne nous manque rien. Les cinq histoires de Tous mes amis sont de ce tonneau, même la dernière, plus courte, et semble-t-il plus ancienne, puisqu'elle se passe en Normandie, «Révélation», cette mère comme vous et moi qui prend le bus pour la ville avec son grand fils, achète deux billets aller et un seul pour le retour, qui ne lui a pas dit qu'elle l'abandonnerait là-bas, il le comprend, bien qu'on s'en sépare parce qu'il est idiot, la révélation n'est pas pour le fils, mais pour elle-même : il lui manquera. De même les autres textes inversent les fatalités entre les supposés faibles et les supposés forts : dans «Tous mes amis», la première nouvelle qui donne son titre au recueil, un professeur a pour bonne une de ses anciennes élèves, une mauvaise élève qui le fascinait par son entêtement à ne rien savoir, «Il me semble que Séverine choisissait de sacrifier ses études à seule fin de ne rien recevoir de moi» , il lui en veut de ne pas s'intéresser à lui, de ne pas vivre avec un ancien bon élève mais avec le Maghrébin, « Ils se tiennent droits et suffisants, sans conscience de leur fierté» , il ne comprend pas, il ourdit une fin qu'on ne nous dit pas. Les nouvelles de Marie NDiaye ne disent pas leur fin. On en sait toujours assez pour les imaginer, trop pour qu'elles n'adviennent pas, pas la peine d'alourdir d'explicite ces destins. Docteur Zaka et Marlène Vador s'étaient jurées de ne pas vivre plus vieilles que Claude François, Marlène veut tenir sa promesse, Zaka l'avait oubliée, elle a une fille qui ressemble mystérieusement à Marlène Vador, le temps de «La Mort de Claude François» est venu, Marlène retrouve Zaka et lui demande de l'aider à mourir, vous connaîtrez la suite. Dans «Les Garçons», où l'on se perd dans les maïs comme à L., comme des serpents, les enfants se vendent comme du bon pain, à des femmes de la ville, on peut suivre un temps leur aventure dévêtue sur l'Internet, mais tout le monde ne mange pas de ce pain-là, René, lui, voudrait bien. Eve Brulard et Brulard sont la même femme, à quelques décennies de différence, «Une Journée de Brulard» raconte la vieille Brulard dans une station de neige, qui attend tout et rien et peut-être quelqu'un, et voit à tout bout de champ cette même Eve Brulard à vingt ans, lorsqu'elle tenait de petits rôles au cinéma, et que maintenant, plus personne ne la voit, sauf Jimmy son mari avec son petit chien mangé par un gros, et cette mauvaise nouvelle, à la fin, qu'on devra deviner, et ce ridicule qu'elle ne se pardonnera pas d'avoir acheté des trotteurs, elle, une ancienne et indiscutable beauté.

Tandis qu'on notait la recette du clops, on a demandé à Marie NDiaye, ce que sont ces trotteurs : « Ce sont des chaussures, des escarpins à talons presque plats, qui sacrifient l'élégance au confort, ma mère en portait, ce sont des souliers assez drôles, non ?» Oui, cette fois oui, les pages 116 et 117, presque entièrement consacrées aux trotteurs de Brulard, sont horriblement drôles, comme le malheur du monde, une fois qu'on s'y est fait.