petite contribution
à une déstabilisation de M. Jourdain 6 / Au marché de la poésie |
|
avant le marché de la poésie, édition 2000, place Saint-Sulpice à Paris
|
Jai bien entendu dire parfois, ici et là, quil y avait quelque chose dincompatible entre le concept de " marché " et la nature profonde de la poésie ; quelques remarques aussi sur le caractère " parisien " de la manifestation, sur la centralisation quelle a lair de figurer, etc. Toutes choses qui me paraissent stupides, la première surtout, car voyez-vous, mesdames messieurs, et pour plagier quelquun qui avait par ailleurs réfléchi sur Largent, cette poésie-là serait comme le kantisme, mains pures mais mains absentes. On ne peut pas à la fois se plaindre du " peu de reconnaissance de la poésie " et pincer le bec sur les manifestations quon organise autour delle. A ce propos, et si on compare la situation actuelle du genre avec celle du temps lointain où jétais lycéen à Paris, on aurait bien pu alors battre les pavés de la place St Sulpice ou dailleurs, on aurait eu du mal à trouver les ombres dun poème ou dun poète vivants, ceux-ci, comme chacun sait, étant toujours par définition des poètes morts et sous bandelettes. Cette dernière évidence quils sont tous morts peut-être est-elle en passe, dans la conscience du public lambda, dêtre renversée, et lesdites manifestations y sont bien pour quelque chose Or, du point de vue de léditeur que je ne suis pas, moi, car je nai pas la charge ni le souci de la diffusion, ni ceux de forcer la conviction des lecteurs, libraires, bibliothécaires, ni trop linquiétude des " marges " et des bilans financiers, un directeur de collection nétant pas, comme " le petit éditeur ", dans la survie, et à se battre toujours pour convaincre sans perdre son âme de ce point de vue, donc, jai toujours entendu que le marché de la poésie était, et le lieu où lon vendait des livres, et le lieu où lon rencontrait, dans un minimum de temps, le plus dacteurs des métiers du livre de poésie : ceux dont jai parlé plus haut, avec en plus les journalistes et, bien sûr, les collègues éditeurs. Histoire, donc, de prendre le pouls de la chose. Or ce pouls bat fort sur ladite place. Il bat. Je ny suis pas allé souvent : deux fois, il me semble. Et chaque fois, ce qui ma frappé, cest en effet le foisonnement dudit marché, lévidence palpable que cela existe, que quelque chose quon ne peut réduire résiste. Oui : on peut dire évidemment que cest là la sorte de luxe que sautorise la machinerie de pouvoir qui préside au destin de la grande édition, histoire de se donner bonne conscience tout en pratiquant par ailleurs la " désublimation répressive " ; on sait aussi quon y voit passer ou présenter ce quon trouve moins bon ou même nul. On y entend pas mal de lamentations sur " létat actuel de ". Mais enfin on sent, on voit bien, que cest là quand même que ça vit, car y passe aussi ce quon estime le meilleur, et le rare. Y passe : à St Sulpice, on ne stationne pas derrière ou devant les stands. On circule, on feuillette, on prend en mains, on achète, on lit, on se parle. On découvre. On trouve souvent ce quon nespérait plus : collections entières de revues, Cahiers du Sud ou LEphémère. On est souvent dans la surprise, celle des livres ou celles des hommes, on ne cesse de marcher, on ne sinstalle pas, on nest pas, comme dans les salons du livre ordinaires, dans la confrontation nécessaire avec le vedettariat, la simagrée des autographes, les amoncellements du dernier livre obligé : on est dans la rencontre. Je sais bien que certains disent aussi que ça tourne au vase clos, que seuls les poètes sentre-lisent, quand ils se lisent Que passé le premier feu rouge, le monde en ville nen a rien à faire. Pisse-froid : on peut aussi venir tout simplement faire son marché à St Sulpice, cherchant " à tâtons une littérature faite à son estomac " quon ne trouvera nulle part comme ici, ramassée en soi, dans son ordre ou son désordre, comme on voudra, mais enfin là toute à portée, " tout dune main ". Et, bonne nouvelle : on se sentirait ici, plus quailleurs, ridicule de céder à la tentation de " réciter le journal ", pour reprendre une autre formule à Gracq Cest pourquoi je vais y aller, à ce marché-ci, sans bouder mon plaisir. Même si, de nature, je ne me sens pas à laise au milieu des institutions ; tout de suite, pour tout avouer, jai envie de rire. Seulement, dans celle-ci pour autant que cen soit une on est quand même assez nombreux à aimer rire de la sorte, au sens où Rimbaud dit splendidement que " cest rire aux parents que rire au soleil ". Pour peu que le soleil y soit. JMB |