Marie-Josée Desvignes / à propos de "Aral"

roman de Jean-Marie Barnaud, L'Amourier, juin 2001

 
 

Jean-Marie Barnaud sur remue.net

" On croit que selon notre désir on changera autour de soi les choses, on le croit parce que hors de là, on ne voit aucune solution favorable. On ne pense pas à celle qui se produit le plus souvent et qui est favorable aussi : nous n’arrivons pas à changer les choses, selon notre désir, mais peu à peu notre désir change. "

Marcel Proust

 

Ecrit dans une langue très poétique, ARAL le troisième roman de Jean-Marie Barnaud aux Editions de l’Amourier est le roman du rêve et du désir d’écrire.

Un homme, obligé de se retirer, pour raisons de santé et qui voit ainsi la vraie vie lui échapper, alors qu’il a mené à bien toutes ses recherches pour effectuer un reportage sur l’assèchement de la mer d’Aral, s’installe dès le début du roman dans sa maladie, avec une forme de résignation à ce coup du sort.

D’entrée, tout est mis en œuvre pour que Hans accepte cet état de fait, jusqu’à la direction de son journal qui l’écarte habilement, jouant sur sa corde sensible : " vous aurez du temps pour écrire, vous êtes fait pour cela, vous le savez bien, vous êtes d’abord un poète [...] et pour Aral bien sûr on reste en contact ".

Dès les premières lignes, on sent à la fois la peur de cette contrainte inéluctable, retrait de la vie pour l’écriture dont parlait Proust et le réel désir d’être dans l’action, sur le terrain avec ses jeunes collègues (" Je serai bien là pour écrire " et " il pouvait bercer quelques-uns, et lui-même aussi parfois, de l’illusion qu’il s’était sauvé jusque dans cette chambre de province, justement pour écrire. ").

Hans a tout prévu, il ne lui manque rien, trousse bien garnie, ramettes de feuilles blanches, " oui, je serai bien là pour écrire " se répète-t-il comme pour se rassurer. En effet, autant mettre à profit cette phase de retrait forcé.

Hans n’accepte pourtant pas aussi volontiers sa capitulation. Son repli stratégique s’accompagne d’un lâcher-prise qui le conduit ailleurs, dans le rêve de ce qu’il avait si longtemps projeté de vivre, entre malaise, mal être, solitude forcée et oubli de soi. L’espace dans lequel il évolue finit par n’avoir qu’une frêle densité, tout installé qu’il est dans son rêve. Rêve et souvenir d’ailleurs finissent par se confondre. Il est, des heures durant, hors de la réalité, hors du monde, il en ressort toujours hébété comme lorsqu’il s’est retrouvé effondré dans le réduit du téléphone.

Parti téléphoner à la bibliothèque pour y trouver une Encyclopédie des voyages, qu’il n’a pas retrouvé dans sa valise, il a passé une heure prostré dans la cabine téléphonique. En se trompant de numéro, par la voix dont il entrevoit le sourire, monte à sa mémoire le souvenir de Mariette qu’il a aimé, comme d’autres. Ce récit de la voix qui montait des décombres qu’elle lui avait rapporté et cette voix entendu au téléphone se superposent. Sa vie désormais restera suspendue à cette voix entendue au bout du fil, il appellera cet événement " le jour de la voix d’Anna ". Car cette voix il finira par en connaître la propriétaire. Cette voix qu’il va chercher à recréer, en allant à sa rencontre. La bouche (le sourire) et la voix seront tout au long du texte deux motifs sensuels qui vont raccrocher Hans à la vie.

Le personnage d’Anna est particulièrement troublant et figurera le thème central de ce roman-rêve aux contours très proustiens : " elle peut rester ainsi de longs moments et même tout un après-midi avec parfois l’alibi d’une lecture, l’excuse d’un travail urgent pour sa classe, et son regard alors quitte de lui-même les lignes imprimées d’un livre ou bien le désordre des calligraphies malhabiles pour se reposer simplement sur les objets, les effleurant à peine, glissant plutôt de l’un à l’autre, et tiré comme par un fil invisible. "

Attendre c’est son mot. L’histoire de Hans, son attente à lui aussi, se confond avec celle que lui-même semble vouloir écrire (dans sa tête ? dans ses songes ?) celle d’Anna à sa fenêtre peut-être, qu’un instant l’on imagine être née de son imagination.

Inscrit dans un silence blanc, étouffant par moment, pour le lecteur aussi, Hans s’oublie dans la souffrance qui l’emporte, loin de ses ultimes désirs, de vivre et d’écrire. Le monde bascule, il songe à l’autodafé, il renonce à l’écriture. Depuis sa rencontre avec Anna, il est du côté de la vie et il faut encore se battre.

C’est bien dans une langue poétique et dense que Anna et Aral la mer finiront par se confondre, jusqu’au dénouement fragile amenant le décès de Mariette (Mariette qui semblait tant aimer la vie, Mariette rebelle et désespérée) et la folie d’Eric, ses collaborateurs.

Alors les vraies questions pourront se poser, celles qui vont peut-être donner sens à la vie de Hans. Pourquoi chercher à savoir qui est responsable de l’assèchement de la mer d’Aral ? Pourquoi vouloir faire de grandes choses ? Tout est vain. Hans est-il fait pour accomplir de grandes actions ? Et l’écriture ? Pourquoi vouloir écrire ? L’écriture c’est comme une drogue, " c’est quand faire beau dégoûte qu’on commence vraiment à comprendre le piège que c’est l’écriture. "

Hans va faire décidément cette expérience du vide, mais à l’inverse du héros proustien lequel construit le livre à venir, Hans déconstruit et dans sa solitude se place du côté de la vie.

La souffrance décrite ici catalyse le propos du narrateur, Aral est un hymne à la vie.

Quant à la voix chaleureuse d’Anna, elle laissera une empreinte d’une grande sensualité qui traversera le texte jusqu’au sourire de l’ange qui clôt le récit. Quand le sourire de l’autre monde, lui, ne quitte pas le texte un seul instant.

Marie-Josée DESVIGNES