petite contribution
à une déstabilisation de M. Jourdain 8 / Carrejaire de vènt |
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ce texte est paru dans "Etats provisoires du poème", éditions Cheyne et Comédie de Reims, en 1999
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Jai une fois inventé ce mot, pour sa révérence explicite aux poètes du Sud, et pour dire surtout que je ne sais rien que " colporter " du vent. Mais, après tout, du Bellay, déjà, avec sa chanson du vanneur de blé ... Tel est mon rapport à la langue je brasse du vent et nest-ce pas aussi un terme de marine, lequel dit comment sy prendre avec la brise, et quel ordre impri-mer aux vergues pour se jouer de ses caprices, et suivre en même temps la route tracée sur la carte. Je mêle tout, dans une naïveté dont je me sens à la fois et le maître et le jouet, et dont une voix dinsouciance et de déraison entretient en moi depuis toujours le vertige, contre la plénitude jaune des bonnes manières, des bonnes ornières, où jai quand même roulé ma couche si longtemps, il est vrai. Contre les formes assises. Ah ! jaimerais bien la nommer, cette voix-là, ma voix païenne, puisquelle, du moins, aucun visage repérable, aucune étiquette ou commination répertoriés par moi ne lont pilotée jusquà ma page. Le vent, la mer, manière, donc, de dire: la langue. Et, plutôt que ce quon ferait delle, ou avec elle, en claire conscience, comme Si elle pouvait se résoudre au morne et plat balisage des autoroutes de la communication, lesquelles suivent jusquà plus soif leurs lignes de fuite, dire comment on ségare en elle, comment on y perd parfois jusquaux plus anciens havres, chenaux, balises et feux. La poésie serait cette mer improbable où naviguent Pantagruel et ses compagnons, haulte mer ouverte, puisquon y voit jusquà cent mille alentour, mer calme, et offerte, une fois passée la rigueur de lhyver, et advenente la sérénité et tempérie du bon temps. Les amis y reçoivent à pleines poignées des paroles gelées que la chaleur de leurs paumes libèr des bogues de glace qui les enchâssent, faisant ainsi renaître des pans entiers du monde, comme partent des fusées pour illuminer notre nuit, notre solitude, et calmer les affres de notre mort. Et pour peu quils approchent leur bouche de ces choses figées, et que leur souffle court, leur âme fragile, aident à la renaissance, alors volent de lun à lautre les mots captifs, jouant à nouveau en liberté dans lair serein : de toi à moi, de nous à nous, vient la parole, " acte des amoureux ". Et cest alors quon fait peau neuve : on le croit, du moins. On croit briller dun bel éclat. Et que les autres y trouvent leur compte, embarqués à leur tour sur nos vaisseaux fragiles, et les menant à leur gré. Encore nous a-t-il fallu courir, tous ensemble, et nous risquer, sur cette mer boréale aux contours flous, aux courtes aurores. Aux rivages incertains. * Il y faut une belle confiance, et toujours jeune. Ne pas craindre, comme les compagnons dUlysse, à ce que dit Dante, ou comme ceux de Colomb, que le milieu mouvant un jour seffondre sous nos pieds, et souvre aux abysses jusquà nous perdre et, avec nous, définitivement, jusquà perdre, et le sens, et donc le monde. Non, ne pas craindre cela, même si, dans je ne sais quelle absurde éclampsie, la parole a pu, une fois ou lautre, céder sa place à la force brute, au mauvais silence de loubli, au rien de laphasie. Pour lessentiel, la langue nous porterait, depuis la brève enfance panique et éblouie où, selon Proust, lon croyait aux choses comme sans doute à sa propre mère, où lon vivait, dit Bonnefoy, dans lévidence du réel, depuis ces premiers gestes dappropriation où sharmonisaient, se confondant lun lautre, lamour des mots et lamour du monde. Quoi quil en soit de ces souvenirs qui ne sont peut-être, après tout, que des fan-tasmes, il me semble que le colporteur de vent doit une part de sa petite audace à cette assise. Et peu importe quelle ne soit quun mythe, ou un rêve, si elle continue à nourrir. Cependant lavancée de page en page, de livre en livre, naccumule aucune preuve. Plutôt, elle approfondit un manque; elle creuse un vide. On peut bien aligner toutes ces phrases écrites depuis si longtemps, et autant dire depuis toujours, leur perspective fait voir une théorie lacunaire. La langue déborde ce que jai dit et ce que jai à dire. Ce milieu est trop vaste pour moi. Et cest pourtant le mien. Le livre fini désigne du doigt, comme dun moignon, le livre à faire. Cependant que le réel chatoie toujours au dehors. Voyez ce quen dit Jo, héros dune nouvelle, fasciné par le travail dun sculpteur toujours attelé au même modèle. Comment aurait-il pu faire, lui, Jo, tout habile quil fût à tisser ses mots, oui, com-ment réussir à faire entrer dans la phrase, qui est, dit-on, un autre chant encore, ce corps nu de femme, avec la tête un peu penchée de côté, les deux mains croisées sur la poitrine, les hanches pleines et si douces quon croirait sentir leur fraîcheur, la finesse des attaches, la grâce tout à la fois abandonnée et dérobée de la présence. Certainement, il y avait de quoi être bouleversé à voir comment la pierre, sous les mains du sculpteur, se faisait plus malléable et docile que la langue, plus souple, plus exacte, plus vraie que les mots. Eux, leur cohorte indéfinie ne cesse dencercler le motif, et Jo sessoufflait aux pages comme un compagnon malhabile, toujours insatisfait, toujours précaire, jamais dedans tout à fait, seulement tournant autour; perdu, et comme abîmé dans labstraction des signes. Au reste, une exposition de ses livres, cette sorte de rétrospective de papier, aurait-elle signifié quelque chose. Ils étaient bien présents autour de lui quand il travaillait dans son bureau, mais comme autant de choses mortes, défroques ou pelures quon abandonne une fois passée lexcitation de la chasse; des massacres en fin de compte, et quil oubliait à mesure quil recommençait à écrire, un mot, une page chassant lautre, dans une perpétuelle course dans le temps. Tout au plus pouvaient-ils attester dune sorte de difformité, de celles quon se cause à répéter les mêmes gestes, étalant ses lignes, ses sillons, claudiquant comme les anciens laboureurs, un pied sur la butte et lautre dans la tranchée. * Cela dit cela qui se trame dans la tête dun personnage de fiction, lequel nest donc quun simulacre, cela dit, on continue décrire, on fait son travail... On voudrait pouvoir affirmer, comme lécrit Rilke à Clara le 12 octobre 1907, quon est en chemin de devenir un ouvrier, sans quil y ait là de pose, ni de fausse modestie. Ce serait simplement reconnaître, en fin de compte, que la dernière ligne, le dernier poème pris sur la langue, auront toujours ce visage dincomplétude et dinachèvement. Jusquau dernier mot. Jusquà lultime : on pourra toujours se retourner, demeurera la part irréductible de lobscur. Et voici, en résumé, la donne dune si belle querelle : sil sagit de faire briller dans la parole mais pourraient-ils avoir, ailleurs que là, un statut ? les liens quon tisse avec le monde, avec les autres et avec soi-même, cette manière spécifique quon a dhabiter le présent de la terre et jy inclus aussi le passé de la langue qui, obscurément, continue de nous travailler , alors, oui, il faut bien reconnaître que, tout en nous acharnant à parler au plus juste notre langue maternelle, cest lénigme que nous parlons. Et cest elle, cette énigme, que le souffle de la parole essaime vers les autres. Manière de dire? Manière daimer: Pantagruel lui répondit que donner parolles estoit acte des amoureux. |