petite contribution
à une déstabilisation de M. Jourdain 9 / Le sosie de Rimbaud |
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à propos de la biographie de Rimbaud par Jean-Jacques Lefrère (Fayard, mai 2001)
" Cet élan absurde du corps et de lâme, ce boulet de canon qui atteint sa cible en la faisant éclater, oui, cest bien là la vie dun homme " René Char
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Avertissement Ces écritures-ci sont d'un jeune, tout jeune homme, dont la vie s'est développée n'importe où; sans mère, sans pays, insoucieux de tout ce qu'on connaît, fuyant toute force morale, comme furent déjà plusieurs pitoyables jeunes hommes. Mais, lui, si ennuyé et si troublé, qu'il ne fit que s'amener à la mort comme à une pudeur terrible et fatale. N'ayant pas aimé de femmes, - quoique plein de sang! - il eut son âme et son coeur, toute sa force, élevés en des erreurs étranges et tristes. Des rêves suivants, - ses amours! - qui lui vinrent dans ses lits ou dans les rues, et de leur suite et de leur fin, de douces considérations religieuses se dégagent. Peut-être se rappellera-t-on le sommeil continu des Mahométans légendaires, - braves pourtant et circoncis! Mais, cette bizarre souffrance possédant une autorité inquiétante, il faut sincèrement désirer que cette Ame, égarée parmi nous tous, et qui veut la mort, ce semble, rencontre en cet instant-là des consolations sérieuses et soit digne! Arthur Rimbaud, Les Déserts de l'amour. |
Le sosie de Rimbaud " Je naurai jamais ma main " " Qui peut-il avoir été ? " [ Parenthèse : Biographie dans lexcès. Oui. Et dont lexcès même renvoie, et ce serait son grand mérite, à la question continue de " lautre ". Car on sait tout, ici ; mais qua-t-on vraiment appris de Rimbaud dont le double, celui du livre, nest quune sorte de sosie. Arthur Rimbaud, vraiment ? Quel titre ! Que prétend donc saisir ce titre ? Quelle énigme résout-il ? Et si, cest ma thèse précisément, il ne fallait
pas parler dune " seconde existence " de Rimbaud. Mais
dune seule vie, et fidèle à elle-même. Un homme
comme lui peut-il avoir vraiment plusieurs vies ? A nouveau la question : " Qui peut-il avoir été ?
" De toute façon, les grandes inconnues rimbaldiennes dont se nourrit lhistoire littéraire quand elle sefforce déchapper au mythe ne sont pas résolues. Cest aussi un des mérites de Lefrère : il reste dans lexpectative ou dit son ignorance dès quil ne peut trancher. Par exemple sur la participation de Rimbaud à la Commune, " pont aux ânes de la biographie et de lexégèse rimbaldiennes "(255), il conclut simplement quon ne peut rien affirmer et ajoute, ce qui me semble juste : " Il est en revanche permis de parler " dadhésion " (...) La véritable contribution de Rimbaud à la Commune, ses barricades et ses pavés, ce sont les poèmes quil lui a consacrés. " (256) Bien sûr. Mais comment se fait-il que Lefrère ne signale nulle part le si beau livre de Pierre Gascar, Rimbaud et la Commune (Gallimard, 71) ? Permettez que je pallie ce manque par la citation de la dernière
page de Gascar : Loeuvre de Rimbaud, bien que peu politique, en apparence, indique cette possibilité de dépasse-ment sans laquelle lhistoire serait étroitement pri-sonnière des faits qui la composent. Il ny a que la poésie qui puisse donner à la cause et à lespoir des hommes leurs véritables proportions. "Autre grand mystère, autre impasse de lhistoire littéraire : quand Rimbaud a-t-il écrit les Illuminations ? " Encore aujourdhui, la question demeure lune des grandes inconnues de lexégèse rimbaldienne " (667). Dont acte. Mais, jy reviens : quapprend-on vraiment ? Lefrère donne peu dappréciations dordre esthétique. Sans doute ce nest pas son rôle. Et peut-être aussi cela vaut-il mieux : que " Le Forgeron ", par exemple, sonne comme du Hugo, voilà qui est vrai ; mais cela justifie-t-il quon écrive, après en avoir cité une vingtaine de vers : " Suivent plusieurs dizaines dalexandrins de la même farine (qui) sonnent un peu mieux à la diction quà la lecture ". (128) ; passe que " Soleil et Chair " fasse une " pièce à la mythologie indigeste à laquelle manque tout éclair de génie " (121), que " Les Assis " " rejoignent le meilleur Baudelaire " (222) y aurait-il un Baudelaire moins bon ? - ; que la lettre sur le passage du Gothard où Borer, je crois, voit la dernière des " illuminations " nait " rien de véritablement poétique " quoi quelle soit " magnifique ". Mais peut-on affirmer sérieusement que lunité de ton des Illuminations soit " de beaucoup supérieure à celle dUne Saison en Enfer " ? (670) Peu dappréciations esthétiques, donc. En revanche, bien sûr, pléthore dindications biographiques. On sait tout dans le détail de la vie à Charleville, à Paris, à Londres ; on comprend bien le poids de la morale étriquée de ladministration, de celle de la mère dont le portrait est assez nuancé du reste, et crédible, et puis, conséquemment la puissance de révolte, linsolence, la cruauté, liconoclastie de la " petite frappe ". Et lon ne cesse de sinterroger sur lécart énigmatique entre le comportement outrancier de Rimbaud et la tendresse blessée quexpriment les " Derniers vers ", " Les Déserts de lamour ", la " Chanson de la plus haute tour ", la plupart des Illuminations ; on sinquiète aussi de la distance entre la folie qui guette la Saison, et qui correspond à tout ce que lon apprend de la vie réelle, " Jai joué de bons tours à la folie ", et puis la maîtrise quexige lécriture de la folie. Oui : " Qui peut-il avoir été ? " Et sil avait été, dabord, égal à lui-même tout du long. Fidèle à soi. Et poète toujours : " Il faut considérer Rimbaud dans la seule perspective de la poésie. Est-ce si scandaleux ? Son oeuvre et sa vie se découvrent dune cohérence sans égale. " Char a raison. Je ne crois pas quil y ait deux Rimbaud, deux vies. Un adieu à la littérature ? Certes. Disons-le bien : un adieu à la " Littérature ", cest-à-dire à la mascarade littéraire, aux formes quon doit simposer pour " réussir " dans le monde des Lettres, et même, un adieu aux joies les plus intérieures de la création, aux larmes et aux trépignements que Berrichon prétend avoir entendus à Roche et auxquels Michon que Lefrère ne cite pas une seule fois, ni dans le texte, ni dans les notes !- fait, dans Rimbaud le fils un sort si magnifique. Je ne crois pas que Rimbaud soit " un poète défroqué ", un " ancien poète ", comme lécrit Lefrère après tant dautres. Je nadhère pas à des jugements péremptoires comme ceux de J.J Brousson dans sa préface au Rimbaud de Marguerite Yerta Méléara : " Il y a trois années de génie dans la vie, quelconque, de Rimbaud ". Les surréalistes pensaient de même. Mais non : Rimbaud na jamais cessé dêtre poète et de vivre en poésie. Et comment peut-on écrire " vie quelconque " ! Mais quoi. Quest-ce que vivre en poésie ? Quest-ce que cette fidélité-là ? Je sais : cest un truisme que de parler, pour Rimbaud, décriture prémonitoire. On a assez rappelé cela : " Les femmes soignent ces féroces infirmes... " Mais comme la répétition la répétition ou lamour puni... - , comme la permanence des mêmes " faim et soif " crient famine tout au long du livre de Lefèvre. On ne cesse dentendre ce cri. Depuis le premier : " Allons ! La marche, le fardeau, le désert, lennui et la colère. " (" Mauvais sang "), cest le même cri, fondateur. Vous avez au début " Les Déserts de lamour ", et puis plus tard et jusquà la fin les plaintes constantes des lettres aux " chers amis ". Car à qui se plaint-il ? Cest toujours à la mère, et le plus souvent via la soeur. Toujours " au bleu regard qui ment ". Toujours au manque, au défaut, à la perte. Avez-vous relevé cette remarque, au coin dune lettre de juillet 82 : " Si je me plains, cest une espèce de façon de chanter ". Quelle ironie, quelle cruauté ! Quelle constance dans lamertume. Il y avait eu déjà la " lettre de solitude " de juin 72 : " De voir que le beau temps est dans les intérêts de chacun, et que chacun est un porc, je hais lété, qui me tue quand il se manifeste un peu ". Et comme aussi " je redoute lhiver parce que cest la saison du comfort ", dans quelle saison, dans quel lieu vivre sinon dans un désert ? " Ceux, dit une autre lettre, qui répètent que la vie est dure devraient passer quelque temps ici apprendre la philosophie ". Cest ce que lon écrit " aux siens ". Pour les autres là-bas, à Harrar et ailleurs, on est cette nature " secrète, énigmatique ", " au verbe sec " (1045), cet " esprit caustique et mordant "(1074) dont on relit en groupe les lettres et rapports pleins de saillies et de choses drôles tout en craignant dêtre à son tour moqué une autre fois ; " un original vivant à lécart ". Je vous le dis, le même toujours, celui dont les " affreux bonshommes " craignaient plus que tout la violence et lironie. Le même toujours, dans ce mouvement impatient qui le fait aller sans cesse. Que veut-il ? " La vie errante et gratuite ", il lécrit à sa mère. Ferait-il fortune, rentrerait-il en Europe, ce ne serait que pour un temps ; il a trop " lhumeur vagabonde " ; " on ne le verrait jamais à la même place " : " Il est bien certain que je ne peux plus vivre sédentairement. " Depuis toujours en fugue : passant considérable. Semelles de vent. Mais aussi : explorateur accompli. La partie du livre où Lefrère décrit les marches de Rimbaud en particulier (805, sq.) la description du chemin entre la côte et Harrar - ; la traversée des déserts et autres terres que Rimbaud lui même décrit dans son " Voyage en Abyssinie et au Harrar " publié dans le " Bosphore égyptien ", sa découverte de voies nouvelles, comme lors de son voyage dEndotto, ville du Choa, à Harrar par un itinéraire encore inconnu, " cinq cents kilomètres parcourus en trois semaines ", tout cela est passionnant. Comme est éclairant le jugement de lexplorateur Borelli : " Notre compatriote a habité le Harrar. Il sait larabe et parle lamharigna et loromo. Il est infatigable. Son aptitude pour les langues, une grande force de volonté et une patience à toute épreuve le classent parmi les voyageurs accomplis." (974) Est-ce cela, encore, " tant [faire] patience " ? Et pour quelle raison : pour faire fortune, comme on lécrit à la mère, ou " pour rouler le monde sans résultat " ? Est-ce cela, " étreindre " la terre " rugueuse " ? Nest-ce pas plutôt que, depuis toujours, le Désert, désert de lamour ou désert de sable, tient la main qui écrit ? " Qui peut-il avoir été ? " La parole, pour finir, à Joë Bousquet et Char, via lami Hans Freibach. Au terme dun texte au titre provocateur, " Non ! Je ne lirai pas Arthur Rimbaud ", publié dans La Sape en 91 à loccasion du centenaire, et qui faisait écho au texte connu de Char : " Il faut vivre Rimbaud, lhiver, par lentremise dune branche verte (...) " (cest moi qui souligne vivre), Freibach rappelle ce que représente Rimbaud aux yeux de Bousquet : lexemple même, dans toute sa rigueur, de ce quest la vocation poétique, cette " épreuve terrible qui dure toute une vie ", Harrar compris. Il concluait ainsi : " Comme sur " le forçat intraitable (...) se referme toujours le bagne ", sur le poète " Le moins libre de tous les hommes ", dira Bousquet pèse toujours la poésie, affirmation la plus haute de la vie. Ainsi, les routes que suivait Rimbaud descendaient, peu à peu mais inexorablement, dans la nuit terrible, jusquaux déserts dAbyssinie, où il perdit de vue cela même qui le menait. Non ! Rimbaud ne quitta pas la poésie. Il ne fit que poursuivre sur les chemins quelle avait frayés pour lui. Je lis dans une lettre de Bousquet à Lucien Becker les derniers mots sur cette affaire : " Ah Vous pensez, Becker, que lon quitte si facilement la poésie... La poésie ne se laisse quitter que par les poètes qui la déshonorent. Un poète vrai na quune façon inoffensive de quitter la poésie, cest de faire des mauvais vers, comme X..., comme Y..., oui, oui, oui, qui ne sont ni des assassins, ni des assassinés, mais rien, rien du tout. La poésie est toujours dans lombre du poète qui lui refuse sa voix.., quelle vous casse la colonne vertébrale ou vous enlève votre amour, elle a tous les moyens de la vie, et quelques autres, pour confirmer à votre endroit ce quelle ne manifestait encore quen la splendeur de votre langage ". Jai la faiblesse de croire que tout Rimbaud est là dans lindivisibilité même de son " être-de-poésie ". Certes, il a pu refuser sa voix à la poésie peut-être navait-il élevé lécrivain en lui quavec lobscur désir de le tuer un jour? mais il ne pouvait empêcher celle-ci dêtre là où battait la vie, lem-pêcher décrire sur son corps, la figure même de la dis-jonction. Ainsi ce corps de voyageur, dexplorateur, ce corps toujours en marche, corps amaigri, usé, laminé, émacié, bientôt lacunaire, amputé, ce corps réduit à rien est la chair même du chant ancien : " Cet élan absurde du corps et de lâme, ce boulet de canon qui atteint sa cible en la faisant éclater, oui, cest bien là la vie dun homme " (R. Char). " J.-M. Barnaud. 09/01 |