petite contribution à une déstabilisation
de M. Jourdain 12 / sur "Les planches courbes" d'Yves Bonnefoy |
Yves Bonnefoy |
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une autre approche des Planches Courbes
d'Yves Bonnefoy, avec une sélection de liens: à lire : Aller encore... un texte d'Yves Bonnefoy autres liens
Yves Bonnefoy : bibliographie complète d'Yves Bonnefoy sur le site Collège de France nota : dans
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A Jean Onimus
" Libre rêverie ", parce que cest ainsi finalement quon lit spontanément la poésie, se laissant prendre au jeu des formes, y associant sans contrainte les siennes propres, trouvant son bien où lon peut, où cela vient, et toujours finalement travaillé par deux énigmes : celle de cette écriture qui se donne, et dont bien des signes vous échappent , et puis celle, au secret encore, que la rencontre éveille en vous et qui peut-être restera très longtemps à travailler la parole à votre insu avant de trouver elle-même sa propre forme,- ou non... Dans Les Planches courbes deux adresses explicites au lecteur, du moins est-ce ainsi que je les interprète, le désignent comme " passant " ; il est en premier lieu incité précisément à laisser jouer son imagination : " Imagine, passant,/ Nos recommencements, nos hâtes, nos confiances " ; replace-toi par la rêverie dans ce temps des origines pour y retrouver le sens de la présence. La seconde adresse suppose plus clairement encore une méthode de lecture de la poésie ; elle place le lecteur dans une position découte qui, à mon sens, léloigne dune attitude " critique " dont la nécessaire distanciation conduit dabord à objectiver le poème en le soumettant à lépreuve dun regard : " Passant, ce sont des mots. Mais plus que lire / je veux que tu écoutes ". Cest-à-dire que tu entres dans la reconnaissance dun rythme, et donc que tu touvres à celle dun temps autre où soffre, se donne, une parole. Je me ferai dabord, pour parler comme Bachelard, " rêveur " de barque. Pas tout à fait un rêveur de " canot ", celui-ci étant dabord voué à la mer, voire au grand large, " là où la crête de locéan sébouriffe ", comme Bonnefoy le montre dans Le Canot de Samuel Beckett, mais pas non plus un rêveur de " plate ", celle-ci étant plutôt destinée aux rivières et aux marais. La barque, si constamment présente chez Bonnefoy, la barque sur le fleuve, inspire au marinier / marin de longues méditations dintériorité confiante et heureuse ; mais elle le pousse aussi à glisser du côté de la rive étrangère jusquà entendre parfois " crisser " ce sable inconnu " sous la proue ", ou encore à se diriger vers lestuaire au risque de sy perdre, sil arrive que, sous le poids de la charge, la barque senfonce ; et leau alors recouvre les planches et livre le nautonier et ceux quil passait aux " abîmes qui sentrouvrent ". La barque a encore ceci de programmatique, contrairement toujours à la plate, quelle a un avant et un arrière, proue et poupe. En cela elle est bateau vraiment, douée de sens, de direction, toujours tournée vers. Elle donne un abri, à lavant, dans ce sein que forment les planches recourbées, au " plus creux " de quoi lon peut se tenir " couché " dans l " odeur de goudron et de colle " qui parle fort à lâme du marinier :
La " barque " offre donc à loeuvre de Bonnefoy, tout au long de sa genèse, un réservoir sensible dimages pour dire son expérience de la condition humaine et plus précisément celle de la condition de poète. Et se fonde par là même une fidélité. Rien nest plus émouvant que de voir se répéter dans Les Planches courbes le creusement infini des mêmes questions, qui est une façon dêtre au monde audacieuse et sourde, " plus sourd(e) que les cerveaux denfants ", et qui inlassablement cultive sa querelle propre ; ce dernier poème revient sur ses passées, celles de toujours, et me semble redire par là même implicitement ce qui une fois fut affirmé, que " limperfection est la cime ", formule quon peut encore entendre ainsi : cest linachevable qui est la loi de toute oeuvre juste, comme il est sans doute la vérité de toute vie. Mais je dis bien réservoir " sensible ", car limage nest pas un détour métaphorique, ou symbolique, pour illustrer un concept ou lui donner je ne sais quelles couleurs de la vie. Elle est en effet si naturellement liée à la vie, elle répond si exactement à lexpérience du réel, quelle simpose comme parole nécessaire. Parole éprouvée finalement comme première, même sil a fallu, pour reconnaître sa nécessité, perdre dabord le langage et croire se perdre dans cette perte même, faire lépreuve de lincapacité des mots à vous relier au monde, avant de les voir faire retour et porter dans un rythme autre, inouï, qui les rend uniques, tout le poids de lénigme. Seconds en ce sens. Comme ailleurs Bonnefoy parle dune " terre seconde ". On comprendra mieux alors limportance de cette " barque " et de ce " fleuve ". De quoi ils sont témoins. La courbure des planches de " lavant ", y peut être le signe du consentement de lesprit à se laisser travailler par " linconnu " et " limpensable " : la proue, au sein de laquelle, donc, il arrive quon sabrite, est presque toujours tournée du côté de lestuaire, vers ce lieu douverture énigmatique, déjà " pris(e) dans le bruit des voûtes de la mer " ; là où le risque est grand, mais lenjeu splendide, de se dissoudre, de se disperser ; " Nous sommes des navires lourds de nous-mêmes/ débordant de choses fermées, nous regardons/ A la proue de notre périple toute une eau noire/ souvrir presque et se refuser ". Et cest là aussi, à la proue " où des ombres se groupent " quon peut entendre encore cette voix toujours vivante, " mon bien unique ", écrit Bonnefoy, elle qui accepte d " errer comme à lavant incertain de soi " où la parole parfois se " disloque ", où la proue sentrouvre, où les planches " se desserrent ". Cette voix vient de lenfance, non pas comme vous piégerait une mauvaise nostalgie, mais comme vous porterait toujours, originelle, une confiance immédiate dans le monde dont Dieu lui-même, étranger quil est à notre finitude, est jaloux . Voix étrange, pour la raison adulte, dun enfant " Nous regardant avec la gaucherie/de lesprit qui reprend à son origine/ sa tâche de lumière dans lénigme. " Voix, donc, qui ne cesse de parler clair malgré tout le temps écoulé, " Et plus tard on lentend / Seul dans sa voix/ Comme sil allait nu/ Sur une plage ". Ce dont elle témoigne cest, comme le dirait aussi Proust, du fait quil y eut un temps " où lon croyait aux choses ". Elle a déposé pour toujours en vous la lumière de cette époque dunité où beauté et vérité se confondaient dans une seule expérience du réel. Et cest cela aussi que Bonnefoy nomme " Beauté de Fleuve ", exprimant par là non seulement le calme et la puissance dun ordre des choses gardien de la vie " en son lieu de naissance " - ce fleuve est à la fois toujours le même et toujours autre selon Héraclite - mais aussi ce sentiment dune surabondance des choses, comme si un comble de présence avait été la marque de cette époque des origines : je note en effet comme revient souvent dans ce dernier livre la formule " trop de " : appliquée par exemple à laction du vent du soir qui répand " trop de graines " ; mais on trouve aussi : " trop de rêves ", " trop de jour ", " trop lâge encore de lespérance "... Peut-être est-ce aussi que le temps lui-même nétait pas encore venu " déchirer " comme un fer " létoffe de la danse ", " trop de " désignant alors non plus seulement la surabondance mais la précarité de cette surabondance ou encore son caractère illusoire. Et pourtant lherbe était bien à lorigine " sans mémoire " ; on pouvait là sourire " comme avant quil y ait langage " : serait-ce que, comme le suppose lintuition rilkéenne, on était proche de ce temps où lon navait pas encore été " retourné ". Du moins la mort même, dont on pressentait bien que la barque cette autre barque " Touchait la vitre, et demandait rivage ", apparaissait-elle confondue dans lordre simple des choses, aussi simplement sans doute que tout désir alors se voyait satisfait. Et cest à nouveau la figure maternelle " Si proche était ce sein/ Du besoin des lèvres quils se persuadaient/ Que mourir est simple " - qui revient environner lespace et lentourer dans sa propre courbure :
Le " courbe " est constamment présent dans ce livre comme une donnée immédiate de limaginaire dès que la parole se voit sommée de rendre compte de la manière dont la conscience perçoit son rapport au monde. Et cela nest pas seulement dû à la présence de la barque, ou à celle de la figure maternelle qui presque toujours " se penche " ; sauf à dire que quelque chose comme une tendresse enveloppante monte du cur des choses contre lagressivité même du temps qui les marque. Voyez la présence du " sein ". Par exemple : " La terre est le sein nu où notre vie repose/ Et des souffles nous environnent " ; ou encore : " Terre/ L étoffe de la pluie se plaquait sur toi./ Cétait comme le sein /Queût rêvé un peintre ". Le sein, mais aussi la main dont le creux recueille la neige ou leau fugitives ; et puis le " creux " lui même déjà Verlaine : " lespoir luit comme un caillou dans un creux "... - le creux comme disposition gracieuse des êtres du monde à accueillir : le son de la voix lointaine " au creux duquel rajeunirait le monde ", et alors un " désir de danser " vous " enveloppe " ; le creux, ou le courbe, que dessinent certains gestes comme celui de " clore (les) paupières ", de se " pencher lun vers lautre " ; le creux auquel consent parfois en rêve le temps, " Ici le temps se creuse, cest déjà/ Leau éternelle à bouger dans lécume "; la courbe du fruit que la " feuille parfaite ourle à jamais dans larbre " ... Toutes perceptions de lunité, dont lenfance a déposé en vous la trace au cours dexpériences fondatrices dont on ne peut " faire quelles ne remontent dans (la) parole " comme incitation impérieuse à écrire. Au contraire, il convient dy être fidèle et dinterroger ce temps-là, sa " voix lointaine " dont le chant se fait toujours entendre malgré la distance, voix encore audible de " la vie murée dans la vie ", de linterroger avec autant de constance et dhumble fidélité que Cérès part à la recherche de Perséphone.Cependant nous savons aussi qu" Il nest de regard que dans ce qui meurt ", et quune autre exigence de fidélité nous requiert, celle qui nous lie à la finitude et à la communauté des hommes. Et cest bien dans cela quest engagé tout le travail de poésie, dans le noeud de cette double fidélité à laquelle correspond aussi un double risque : fidélité, oui, à la voix lointaine dont on voudrait que jamais le chant ne cesse mais dont on craint aussi quelle ne vous enveloppe dans lillusion de son " eau éternelle " : " Partout en nous rien que lhumble mensonge/ Des mots qui offrent plus que ce qui est/ Ou disent autre chose que ce qui est "; et puis fidélité tout autant au seul réel quil nous soit donné de connaître dans ce temps que travaille la mort nécessaire. Et ce qui compte alors, cest le " frémissement de la main qui touche la promesse dune autre ". Mais avec, cette fois-ci, un autre risque, celui de loubli, celui de perdre à jamais la trace de la voix. Vivre en poésie nest peut-être pas autre chose quapprendre à reconnaître cette double donne : " La vie sachèvera,/ La vie demeure. " et à faire en sorte que la parole maintienne ouvertes dans les mots les deux figures de la contradiction ; quelle dise à la fois la présence et labsence, " Que labsence, le mot/ Ne soient quun, à jamais/ Dans la chose simple ". Et sil est vrai que parler en poésie fut toute une vie apprendre comment associer labsence à la parole, que pourrait être, que sera la mort alors, sinon ce moment accepté, reconnu, où le mot et labsence, précisément, en viendront à se " dissocier "
Il me semble que cest cet estuaire-là que peut aussi apprendre à reconnaître la poésie, qui est barque elle-même, capable de porter jusque dans linconnu, et assumant le risque de son possible naufrage, tout le poids de la finitude. Linconnu : cette ouverture vers un grand ciel sombre où plus aucune des protections anciennes nest visible, où les planches courbes se disloquent sous la pression du flot qui recouvre la lisse, mais vers où le nautonier passe cependant, le portant sur ses épaules, un enfant solitaire et orphelin, dont le poids lui rappelle quil revient à chacun dinventer la parole qui le reliera aux autres en vérité sans pour autant rien renier de la beauté. Attendant simplement, et comme en une confiance retrouvée, celle qui, légère et " dansante " " jouera à clore nos paupières ". Et alors :
Jean-Marie Barnaud, février 2002 |