Pierre Bergounioux / Voix du silence (texte inédit)

un texte magnifique de Pierre Bergounioux sur l'idée du livre, lu dans un colloque du Centre de Promotion du Livre de Jeunesse à Montreuil en 1998

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Au nombre des modifications qui ont transfiguré le monde que nous habitons, il y a la prolifération des signes.

L'espace urbain, où se passe aujourd'hui la vie du plus grand nombre, en est littéralement saturé. Ce que rêvait le Moyen Age finissant, tout imprégné de pensée magique, s'est accompli sous nos yeux : les choses sont revêtues de leur signature. Elles portent, à leur surface, la mention de ce qu'elles sont. Les aires commerciales qui annoncent, aujourd'hui, la moindre agglomération, parlent, en lettres géantes, lumineuses, le nouveau pidgin international : Nike, Ikea, After-crash, Attack, Veloland, Toyota, Toshiba, McDonald's, Nikon, Darty, Ford. Les lieux de passages, les bords de route, les quais de gare, les stations de métro, les standards téléphoniques, les magasins sont envahis de messages, les vêtements historiés d'images, de sigles, de chiffres, de logos -Schott, 10, Addidas, Caterpillar, Do it. Mais cette différenciation symbolique répond à un appauvrissement du monde, à une déperdition de substance.

Aragon, dans Le paysan de Paris, avait recueilli les premiers balbutiements du langage articulé que tiennent maintenant les choses. C'était il y a soixante-dix ans. Dans l'intervalle, et surtout depuis une trentaine d'années, c'est la totalité du paysage qui a été prise d'un bavardage débordant. Et cette cacophonie était comme appelée par son homogénéisation accélérée, par la généralisation, à l'échelle planétaire, de ce que l'anthropologue Marc Augé a appelé le "non-lieu" : la grande surface, le parking, le guichet automatique, l'escalier roulant, le hall de départ et celui de l'arrivée, le sas d'embarquement, le bureau et sa plante en pot, le train à grande vitesse aux fenêtres scellées, la voie rapide à sens unique aux échangeurs numérotés, cloisonnée de glissières en acier zingué.

Lorsque la chape de béton des grandes cités ou la monoculture du maïs submergent l'étendue, lorsque les nuances infinies, les contrastes et les disparités du monde ancien, des âges de lenteur, s'estompent derrière la standardisation des mÏurs, des techniques, du sabir anglo-saxon, seuls, des signes extérieurs, les plus visibles, les plus agressifs possibles, sont susceptibles de créer des différences là où, quant au fond, dans les choses mêmes, elles ont cessé d'exister.

L'abondance de biens, la facilité, au moins relative, de l'existence, la possibilité de se nourrir, de se mouvoir, de savoir ce qui se passe dépendent de critères de rentabilité économique qui ont pour contrepartie l'uniformisation des usages et des paysages et celle-ci, à son tour, la recherche à tout prix de la visibilité, l'exhibition de soi, le primat du pour-autrui.

Cette réorientation de l'activité en fonction du destinataire, ce calcul de l'effet produit constituent le deuxième trait de la grande mutation en cours. La légende qui accompagne désormais les objets, les lieux, les personnes, vise à frapper l'attention, à capter, à captiver cette chose qui se trouve à l'intérieur de nous et qui, pour être immatérielle, n'en est pas moins très réelle : notre pensée.

Pour l'existentialisme, on s'en souvient, la conscience meurtrie de l'après-guerre avait à se déterminer sous un triple rapport. Il y avait d'abord l'en-soi, ce qui existe indépendamment de ce que j'en pense, malgré que j'en aie ; venait ensuite le pour-soi, c'est-à-dire l'idée que je me fais de ce qu'il y a, de ce que je suis ; et, enfin, le pour-autrui, qui est ce qu'un tiers pense de moi, le personnage que je deviens sous le regard de l'autre, et qui coïncide rarement avec ce pour quoi je passe à mes propres yeux.

L'individualisme contemporain, l'affirmation de soi, le marquage des personnes physiques et morales, la personnalisation et l'image de marque, la communication et la médiatisation privilégient démesurément le pour-autrui. Ce qu'on s'efforce d'obtenir, avec des fortunes diverses, ce n'est pas quelque vérité qui nous concerne, quelque réalité nôtre enfouie dans l'épaisseur de nos corps, dans la nuit impénétrée de nos âmes. Non, on s'applique à susciter, dans l'esprit des autres, une certaine image propre à nous attirer leur estime, leur clientèle, leurs suffrages. Or, l'acte par lequel on confie le soin de son identité à un tiers porte un nom : c'est l'aliénation. On se perd en pensant se trouver. On devient autre qu'on est. On abdique son individualité en croyant la fonder.

Il fallait esquisser ces tendances très générales du temps que nous vivons avant d'en venir à leur incidence sur l'objet de cette manifestation, c'est-à-dire sur le livre et la lecture.

Les gens de mon âge qui ont vu le jour en province ont eu, les derniers sans doute, un rapport au livre qui remontait non pas même à l'origine de l'imprimé mais aux sources de la civilisation écrite.

Ils sont contemporains, par leur origine, d'un univers très ancien qui a revêtu ses contours et sa physionomie au néolithique et qui n'avait pas tellement bougé depuis. La révolution mécanique, lorsqu'on est arrivé, effleurait à peine la campagne. Les bÏufs de Virgile tiraient les chars bleus aux essieux gémissants sur la route blanche. J'ai grandi sans la télévision, dans une ville du XIXè siècle aux rues à peu près vides de voitures. On ne se déplaçait pour ainsi dire pas. Les morts, et ils étaient légion, reposaient dans un rayon de quelques kilomètres à l'intersection du Bas-Limousin, du Périgord et du Quercy. A l'autarcie économique, au particularisme linguistique - on parlait patois, dans la campagne - s'ajoutaient les obstacles physiques que les régions pauvres, les terres acides, accidentées opposaient à l'envie, au naturel désir, dit Montaigne, de connaître. On était entouré de crêtes pareilles à des murailles, de ravins profonds, fangeux, comme des douves. Le diamètre de la création n'excédait guère une lieue, autour de quoi s'étendait une espèce de néant vague dans lequel flottaient des entités inaccessibles, rêvées -Paris, la mer, la Chine et le Mexique-.

Il y avait deux voies d'accès à ces contrées fabuleuses, à ces immensités peuplées de chimères.

La radio, d'abord, qui était un meuble très volumineux, en bois exotique verni, avec une pièce de tissu devant le haut-parleur, une batterie de lampes qui mettaient quelque temps à chauffer. De sorte qu'un silence prolongé, audible, augural, séparait l'instant où l'on avait tourné le bouton de celui où une voix pompeuse sortait de derrière le rideau de brocart. Une lampe verte, comme un Ïil maléfique, brillait sur la façade.

Et puis il y avait les livres. Il n'existait pas encore de politique de la lecture, ni de personnels qualifiés. Les bibliothèques étaient confiées à des gens de bonne volonté, installées, tant mal que bien, dans des édifices dont ce n'était pas la destination première, un couvent de Clarisses désaffecté, l'hôtel particulier d'une dynastie de hobereaux depuis longtemps éteinte. En l'absence de préoccupations pédagogiques, le fonds s'apparentait à un dépôt géologique plus ou moins remanié par des mouvements secondaires. On trouvait, on pouvait toucher, des ouvrages très vénérables, des incunables couverts de cuir poudreux, mêlés à des apports plus récents, le tout distribué sans plan apparent, le long de murs de plus de quatre mètres, dont le haut se perdait dans l'ombre et les toiles d'araignée.

Le monde d'alors était obscur à proportion de ce qu'il était archaïque, étranger à lui-même, séparé. Et les livres, leur approche, étaient enveloppés du même mystère, de la même difficulté. Avant même de chercher à savoir ce qui se passait au-delà du cercle étroit de l'existence, de découvrir les visages de la terre par l'entremise des ouvrages imprimés, il fallait trouver celui qui les contenait. L'opacité des choses affectait les signes qui s'y rapportaient. Au lieu d'arborer, comme aujourd'hui, à leur surface, la mention de ce qu'elles étaient, elles s'ingéniaient, aurait-on dit, à empêcher qu'on les connaisse, qu'on en sache le nom.

Tel fut le cadre matériel où j'ai lu, l'enclave du passé où j'ai demandé à du papier de me parler des choses qui nous étaient physiquement inaccessibles. Ce qu'il y a d'universel dans la réalité, dans nos cÏurs, dans nos pensées, et dont les livres témoignent, c'est à partir d'une expérience confinée, étroitement localisée, très particulière que j'y ai accédé.

Grâce aux images, à l'informatique, le monde est désormais présent en chacun de ses points. L'ailleurs est ici même, en temps réel. Nous sommes devenus les habitants du globe, les bénéficiaires de sa richesse, les témoins et, à des degrés très variables, les acteurs de son histoire.

Je n'avais pas vu la mer lorsque j'ai embarqué, à mon tour, pour L'île au trésor. Je n'avais aucune idée de la vue plongeante qu'on prend du sol ni de la compagnie des nuages lorsque Pilote de guerre m'est tombé entre les mains. Rien ne m'était étranger comme la grande ville, New York, Saint-Petersbourg. Or, j'ai suivi Stevenson, Saint-Exupéry, Dos Passos et Dostoievski sans éprouver l'ombre d'un embarras. Je n'ai pas senti la moindre solution de continuité, la plus petite discordance entre la vie chétive, la triste particularité qui était la mienne et l'immensité, la nouveauté absolues des pays, des êtres, des destinées dont les caractères imprimés étaient la clé.

Je n'y ai pas fait réflexion sur le moment. J'étais bien trop occupé à lire, bien trop absorbé par l'exploration de l'ailleurs pour m'étonner d'y entrer de plain-pied, d'en percevoir, sous mes pas, le sol ferme, tangible, quasi familier. C'est après, considérant la distance sidérale qui séparait l'endroit où j'étais, où je lisais, de ceux où les livres me transportaient, c'est beaucoup plus tard que je me suis demandé ce qui se passait.

Il se produisait ceci : à savoir qu'en vertu d'une affinité secrète, entièrement inaperçue, les mots qui évoquaient l'inconnu, l'inouï, l'universel, se nourrissaient des éléments en très petit nombre, en très faible quantité, de la vie immédiate. Ils enfonçaient dans le sol du peu de réalité qui m'était allouée leurs invisibles, leurs profondes racines et, par là, prenaient vie, croissaient, fleurissaient.

Quelques exemples pour illustrer ce travail souterrain, fécond, fulgurant, merveilleux qui s'accomplit en-deça de la conscience, lorsqu'on a entrebâillé les plats de couverture d'un livre et que les cinq continents, les îles, les vies antérieures, la foule des possibles s'avancent à notre rencontre.

Je n'avais jamais vu la mer mais la place du théâtre de la sous-préfecture occupait l'emplacement d'un marais asséché. C'était la seule esplanade de quelque importance de l'agglomération. C'est là, tout naturellement, qu'à huit ou neuf ans, j'ai installé l'océan de Jim Hawkins. Le reste en découlait. Le fortin, avec sa palissade, c'était un massif de cannas derrière la grille en fer du jardin public. Les pirates empruntaient leur teint hâlé aux feuilles brunes et les pétales pourpres, c'était leur cruauté. Pour la grotte où le trésor était caché, un entrepôt de charbon, dans une petite rue, présentait la noirceur requise.

Saint-Exupéry, lui, décollait du stade qui jouxtait la rivière puisqu'il faut à un avion une certaine longueur d'herbe rase pour prendre son essor. Il s'élevait en spirales jusqu'à l'altitude de trente mille pieds mais -et c'est là ce qui, par la suite, m'a alerté-, au lieu de prendre vers le nord-est, où déferle l'ennemi, il naviguait vers le sud et se maintenait obstinément en vol stationnaire au droit de la Poste. C'est vingt ans plus tard que j'ai compris ce qui était en cause, découvert l'action, l'inflexion sourdes, nécessaires que les choses palpables, réelles, exercent sur les mondes enfouis dans leur étui de papier, comme des graines attendant la main, le soin, le sol nourricier qui vont les faire revivre.

Il y avait, à l'époque, près de la Poste, un garage et, dans la devanture de ce garage, un tracteur en exposition. On lit, dans Pilote de guerre, que Saint-Exupéry est cantonné, durant l'hiver 40, chez un paysan d'Orconte. Ce paysan possède un tracteur. Il compare, avec son illustre pensionnaire, les qualités de leurs machines respectives. C'est le paysan qui l'emporte. Oui, dit-il, votre avion possède beaucoup plus de manettes et de cadrans que mon tracteur. Mais il y manque le principal, celui qui nous aurait permis de gagner la guerre. C'est un tracteur réel de mes jeunes années qui tirait l'avion vers le sud, la terre petite qui ordonnait le grand ciel littéral où Saint-Exupéry vole à jamais.

J'ai déploré, souvent, qu'un sort inique m'ait fait naître provincial, retardataire, ignorant, vieillot alors que le monde renouvelait, au loin, ses décors. Je n'ai pas vu qu'à la pénombre sylvestre, à l'isolement touffu, à l'arriération où nous restions ensevelis, les livres apportaient remède. Mieux ! qu'ils tenaient, en silence, un langage d'autant plus haut, d'autant plus riche et suggestif qu'ils puisaient leur aliment dans le sol dru et varié de l'expérience première, sensible, foncière. Et qu'ils l'éclairaient, en retour, de cette lumière spéciale, intelligible qu'ils répandent sur toutes choses, et sur nous-mêmes, qui nous penchons sur eux.

La conscience vient après, et celle qui touche ses éveils à elle-même et au monde, en dernier lieu.

L'univers opaque, hirsute, muet de mes jeunes années appelait l'écho limpide que les livres, seuls, alors, étaient à même de lui donner. Lire, ce fut, du même mouvement, se reconnaître pour ce qu'on avait été jusque là sans savoir, les enfants des terres ingrates, et, avec cela ou malgré cela, des hommes et des femmes à part entière, porteurs contre toute attente de toute l'humanité.

J'ignore si les petits citadins, les enfants des banlieues éprouvent le besoin que nous avons eu de percer, avec l'aide des livres, l'essentiel mystère du monde. Celui-ci indique, désormais, superficiellement, affiche ostensiblement de quoi il est fait. Il n'est plus nécessaire de partir à la recherche, en tâtonnant, du nom caché dans un livre, qui expliquera les choses taciturnes. Il est posé sur elles, en lettres géantes, qui brillent dans la nuit.

Je ne sais trop jusqu'à quel point se connaître, porter au jour cette part de nous-même qui nous est dérobée, gardent quelque importance quand c'est une image externe qu'on cultive, ce qu'on est pour les autres le principal souci.

Mon rapport au livre est aussi nécessaire et transitoire, daté et situé, historique, en un mot, que ceux qui ont cours dans l'espace contemporain où les images, les messages de toutes sortes doublent et, peut-être, éclipsent la royauté absolue du silence, les pouvoirs merveilleux de l'imprimé.

J'ai croisé, au commencement, des analphabètes. Jamais la lumière qui jaillit d'un volume entrouvert ne les aura touchés. Ils n'auront pas connu la délivrance dont il est l'instrument, parfois. Si j'ai demandé au papier de m'éclairer sur les lointains et, par contre-coup, sur la sociétéagraire encore peuplée d'illettrés où j'ai vu le jour, c'est qu'elle était sur le point de finir et qu'il faudrait se risquer, bientôt, dans le monde réel, le vaste et le vrai. Je ne parviens pas à discerner la liaison nouvelle que le troisième millénaire va contracter avec la vieille écorce, le liber des arbres sur lequel furent tracés les premiers écrits et dont nous avons tiré le mot livre. C'est pourquoi je me garderai de conclure.



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