Pierre Bergounioux / Simples, magistraux et autres antidotes

ce mois d'octobre 2001, deux textes lumineux et âpres de Bergounioux chez Verdier : Simples, magistraux et autres antidotes (on en donne ici le début, avec l'autorisation de l'éditeur), et Un peu de bleu dans le paysage

Bergounioux sur le site des éditions Verdier

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J’hésite encore. Je me demande toujours s’il entre dans notre nature des traits que rien ne justifie, des vues sans objet, une irréductible bizarrerie ou si le monde de l’origine était mal assorti à l’humaine condition.

La question, sous sa forme explicite, n’a percé qu’après. Dans les faits, j’y avais répondu par l’affirmative. Oui, on peut être fait de certaine particulière sorte à quoi ce qu’il y a ne convient pas. Il est des lieux, des moments pour nous refuser les satis-factions auxquelles on aspire spontanément, avec, pour conséquence, les deux vies qu’il faut mener, l’une resserrée, décevante, normale, l’autre fertile, interstitielle ou marginale, le tout contradictoire, plein de conflits et de sautes, difficile, fatigant.

Le fondement de la réalité, de ce qui se donnait pour tel, c’était le sol, le grès concave, grossier, bistre qui en formait le socle. On ne foule pas impunément la terre. Même quand on habite une petite ville, qu’on va entre des murs, le long des rues, c’est par les yeux qu’on absorbe le premier principe, comme les plantes font par leur chevelu. Ledit principe, transporté dans le règne végétal, engendrait la bruyère, l’ajonc, la fougère qui sont âpres, peu nourrissants. Aux flancs de la cuvette s’accrochaient des lambeaux de taillis. Leurs perches entrecroisées barraient le passage. Le sol jonché de bogues dissuadait de s’asseoir. D’ailleurs, il était salissant.

Ce n’est jamais un regard contemplatif et pur qu’on porte autour de soi. Les vieilles faims le hantent et d’autres appétits moins grossiers mais également impérieux. Le léger serrement de coeur qu’on éprouvait dans la campagne faisait écho à l’ingratitude du pays. On accusait le coup. Je sais bien que c’était fini. On mangeait tout son soûl. Le seigle, le blé noir qui trompe son monde, avec ce nom, qui est une crucifère basse, aux fleurs blanches, sentant mauvais, étaient en voie de disparition. L’esprit du lieu, sa flore naturelle, les ronciers, le genêt, les digitales reprenaient les champs étroits, pentus, pareils à des empiècements sur l’échine bossue des collines. La farine de froment arrivait, la nuit, dans des wagons foudres. On les voyait du haut de la passerelle qui surplombait les voies.

Je ne me souviens pas d’avoir emprunté la rue Colonel-Faro sans qu’une joie sourde, profuse, ne me soulève devant le magasin du grainetier en gros et demi-gros. Des sacs de jute bâillaient sur le trottoir, débordant de maïs rougeoyant, de haricots de toutes les tailles et toutes les couleurs, prud’hommes jaunes, nains ventre de biche, blancs flagellés de rouge, pareils à des fragments de jaspe ou de cornaline, riz paddy ou débarrassé de ses glumes, nacré, légèrement scintillant sous le jour blême, orge, pois chiches, avoine, fruits secs, sachets transparents de plantes aromatiques, potirons géants mis en tas, figues de Barbarie importées des départements d’Algérie, des protectorats du Maroc et de Tunisie, dattes. S’il existe quelque rapport entre les deux, que nos affections soient bien l’effet induit du monde ambiant, alors la gaîté qui me prenait devant ce déversement de corne d’abondance n’était que l’envers ou le suspens du déplaisir que suscitaient les abords de l’agglomération. Jamais plus nous n’aurions à disputer les glands aux cochons, à ronger des faînes, des racines, dans les hivers atroces dont le souvenir hantait encore la contrée. Mais on ne pouvait s’empêcher de songer que c’est à cette chère de hasard qu’on se trouverait bientôt réduit si la liaison précaire, nocturne, qu’on avait avec la ville dont le nom faste, prédestiné – Corbeil, en Seine-et-Oise – était peint sur les wagons venait, pour une raison quelconque, à s’interrompre.

On sent, on sait tout, tout de suite, mais on l’ignore. Longtemps, je me suis borné à ralentir le pas lorsque je longeais la graineterie pour prolonger l’émoi bienheureux que la seule vue de tant de richesses dispensait. J’aurais peut-être fini par oublier cette parenthèse bien localisée de liesse si une page de Hume n’en avait ravivé, plus tard, le souvenir. Il note, avec une concision toute britannique, que les pays cultivés nous réjouissent parce qu’ils apaisent l’inquiétude chronique où nous tiennent la faiblesse et le besoin.

La roche grise, d’origine détritique, friable, qui nous portait avait servi à bâtir. On ne pouvait éviter d’en détailler la texture inégale, si peu consistante qu’il était impossible de dégager une arête vive et que les moellons étaient montés à joint recouvrant, pour masquer cette imperfection.

La variété blanc sale – le « brasier » –, avec des fragments de quartz de la grosseur d’un grain de raisin, était la plus répandue. Sa médiocre cohérence en facilitait l’extraction et la taille. Deux ou trois édifices anciens, quelques maisons bourgeoises, des encadrements de portes et de fenêtres étaient tirés d’un matériau plus fin, ocre mais pulvérulent – le grès dit « de Gramont » – que l’humidité rongeait comme une lèpre. On avait même employé des blocs rebutés des ardoisières voisines et des bâtisses échiquetées, arlequines, rompaient irrégulièrement la grisaille des alignements. Il se peut qu’on se trompe invariablement, ce que l’on sent dépourvu de fondement, ce qui se passe sans rapport avec ce qu’on en pense. Mais l’inverse n’est pas entièrement exclu et alors la couleur des murs va déteindre sur les jours qu’on y passe. Je pourrais désigner, si on me le demandait, les maisons, les portions de rues, les quartiers que l’emploi exclusif du brasier, l’étroitesse, la mesquinerie de l’architecture, frappaient d’une disgrâce qui, au rebours de l’étalage de la graineterie, me faisait hâter le pas. Il était évident qu’à m’attarder si peu que ce fût, j’allais être touché du maléfice qui pesait sur l’endroit. J’y vois la preuve a contrario d’aspirations que l’époque, le lieu, les deux, laissaient insatisfaites. Je me dépêchais de quitter le périmètre où le visage de pierre de l’esprit mauvais se montrait sans fard. Il me serait aisé de tracer à la craie, sur le macadam, les frontières de son empire, de marquer d’une croix le point à partir duquel je me reprenais à respirer, à sortir la tête des épaules où je l’avais rentrée, à regarder sans craindre que ce que je voyais ne m’entre dans le crâne pour, de là, gagner le coeur. L’impression persistait bien aprèsque j’avais quitté la zone dangereuse et je pensais avec effroi à ceux dont c’était la demeure.

J’ai mis, enfant, ces songeries et quelques autres du même sac, encore, au compte de l’enfance. Mais la même sensation panique m’a assailli, longtemps après, aux mêmes endroits. Arrivant, un soir d’orage, par la détestable D 121, je suis submergé par la vieille détresse à la sortie du virage où trois maisons, diversement contrefaites, pareilles à des pauvresses, à des sorcières, remplissent le pare-brise. J’ai le réflexe, comme autrefois, de sortir au plus vite de leur zone d’influence, d’accélérer, au risque de déraper sur la chaussée ruisselante et de me retrouver de l’autre côté, le capot enfoncé, dans une grêle de verre pilé. C’est pourquoi je regarderais les craintes qui veillaient au coin d’une rue, le long d’une bâtisse exiguë, parfois, mais parfois monumentale, comme dûment fondées, et légitimes les ruminations et les initiatives qui s’ensuivaient. Il me semblait que le matériau médiocre, les ressources réduites qui avaient obligé à faire vite, sans égard qu’à la plus stricte nécessité, la couleur passée, datée qui en teintait la masse, faisaient à quiconque séjournait là une vie étriquée, bistre, anachronique, sans espérance. De larges surfaces, qu’il me serait facile de découper sur un plan de la ville, étaient comme grisées, leur traversée une affaire qui n’était pas indifférente. Je suivais des itinéraires parallèles. Il s’agissait de préserver quelque chose qui n’avait pas de nom, trop pro-fondément enfoui dans cette ombre où ce que nous sommes vraiment repose à moins qu’il ne fût un prolongement de l’enfoncement et du sombre ambiants.

J’ai vainement attendu qu’un homme d’un certain âge prononce les mots, en petit nombre, qui en fixeraient le contour, la nuance, la teneur dans l’espace intérieur. De les connaître nommément, pour ce qu’ils étaient, n’aurait pas dissipé le déplaisir qu’ils m’inspiraient. Mais celui-ci serait devenu tout simple, sans le mécontentement second qu’y ajoutait le fait de ne pas savoir si c’est à ma personne ou à la réalité qu’il tenait. Or, cette dernière ne suscitait pas de réserves, autour de moi. On s’en accommodait sans phrases, sans dommage apparent.