Pierre Bergounioux, Antoine Spire / Enseigner, comme si on allumait une lampe...

nous nous permettons de reprendre un large extrait de l'entretien qu'Antoine Spire a réalisé avec Pierre Bergounioux pour le n° avril 2002 du Monde de l'Éducation - cet extrait porte uniquement sur le métier d'enseignant que Pierre exerce depuis toujours - il n'est présent sur remue.net, bien sûr, que pour inciter à la lecture intégrale de cet entretien -

à noter aussi un superbe travail de portrait de Pïerre Bergounioux chez lui, par Gérard Rondeau

nous remercions Antoine Spire et Le Monde de l'Éducation de nous avoir amicalement accordé l'autorisation de diffuser cet extrait

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Bergounioux sur remue.net

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Enseigner, comme si on allumait une lampe...
(extrait)

Devenu professeur, vous avez choisi comme mission d'initier les enfants à la compréhension du monde, à la compréhension de ces trois strates du monde. Comment est-ce que vous percevez la difficile initiation au français que vous proposez à vos élèves ?
Enseigner est une tâche exaltante. Tout enfant possède au suprême degré l'intelligence à l'état pur, virginal. La chose la plus belle que je sache, c'est l'intelligence des enfants. Lorsqu'on sait l'atteindre, où qdelle se trouve, c’est comme si on allumait une lampe. Parfois, bien sûr, le courant passe moins bien. Il est 4 heures de l'après-midi. Six, sept collègues ont précédé. La tension, l'attention baissent. Mais il est aussi des moments de grâce. Par exemple, l'hiver, quand la nuit profonde et glacée du matin obstrue le carreau et qu'on apporte le feu, la lumière aux élèves que la République nous confie. Des choses très délicates, la connaissance réfléchie de la langue, les arcanes de la haute littérature sont accessibles à des esprits de quinze ans. Les voir s'avancer dans ces domaines est une expérience émouvante. Qu'elle soit malaisée découle de la division de la société en classes. Les biens de l'esprit sont aussi mal répartis que la richesse matérielle. Le tour de force qu'exécutent jour après jour les enseignants, mes collègues, consiste à tenir ensemble ce qui, hors des murs de l'école, s'exclut, se combat. D'un côté, ceux qui possèdent l'aisance et la sécurité, une familiarité de toujours avec la culture scolaire, de l'autre, ceux qui en sont dépourvus. Ces populations, généralement, n'habitent pas les mêmes quartiers, les mêmes rues. J'ai désiré donner à des enfants ce que, enfant, j'attendais de mes maîtres et n'en ai pas toujours reçu. je me sens bien dans une salle des professeurs, non pas seulement parce que tout homme est aveuglément épris de son destin mais parce que je trouve à ces hommes et surtout à ces femmes - elles sont en majorité dans le secondaire - les vertus génériques du service public. L’amour du métier, une certaine rectitude, la capacité de penser à la place de l'autre, la générosité qu’on ne rencontre pas forcément dans tous les univers socio-professionnels.

Les inégalités auxquelles vous êtes confronté vous ont-elles conduit à penser aujourd'hui que les difficultés avaient augmenté, que la tàche était plus complexe qu'hier et qu'en fait, il vous revenait d'essayer de faire quelque chose que le système social aurait dû traiter lui-même et qu’il ne traitait pas ?
Il y a une carence de l'action politique au plus haut niveau. Pierre Bourdieu, dont la disparition m’a mis les larmes aux yeux, appelait “ main gauche” de l'Etat le service public, assistance sociale, enseignement, médecine, police, justice. Il travaille comme il peut à réparer les dégâts du libéralisme triomphant. Les dominés sont condamnés non seulement à échouer mais à intérioriser très profondément leur échec. Un des effets les plus pernicieux de l'école actuelle, c'est qu'elle est formellement ouverte à tous jusqu’à l'âge de 16 ans: des gosses incapables de tirer le moindre parti de l'enseignement en vigueur passent des années au voisinage immédiat de ceux qui, à l'opposé, avaient toutes les chances de réussir. Ils se persuadent chaque jour un peu plus de leur indignité. Il n’y aura même pas besoin d'user, plus tard, de violence physique pour les maintenir dans l'état de subordination et d'exploitation auxquels ils sont promis. J'ai entendu ce mot affreux dans la bouche de gamines et de gamins de quatorze ans: “On est nuls…” Ils entérinaient leur destin objectif. L’école n’est pas libératrice. Elle contribue, de façon décisive, à légitimer l'inégalité. Tout cela a été magistralement établi dès 1964, dans Les Héritiers.

Dans le regard des enfants, est-ce que l'écrivain Pierre Bergounioux se mélange parfois avec le professeur, et perçoivent-ils qu'ils ont en face d'eux l'écrivain à côté de l'enseignant qui les initie à la grande littérature ?
Michel Eyquem disait, à peu près, qu'il y avait Montaigne et le maire de Bordeaux. Il y a le professeur qui exerce quinze heures par semaine et le type qui devance l'aurore pour noircir, en secret, du papier. En classe, je suis le maire de Bordeaux: dans mon petit réduit, Montaigne. Il ne saurait planer de confusion. Les élèves savent qu'il m'arrive, dans les intervalles, d'écrire des livres, je ne veux pas le savoir. A quinze ans, et quelque intelligents qu'ils puissent être, ils ne sauraient se représenter le monstre qu'on descend affronter dans les souterrains, les spectres féroces, les goules auxquelles on dispute des clartés qu'ils s'ingénient à nous refuser. Le métier d'enseignant a une teneur précise, des buts, un rythme, des contraintes tant externes qu'internes. Ce que je fais dans ma classe ressemble à ce qui se passe de l'autre côté de la cloison, dans la salle voisine. Alors que l'invention de la littérature est essentiellement indéterminée, angoissante et singulière, aventurée. D'un côté, donc, ce que je confie d'une main tremblante, très peu sûre, au papier ; de l'autre, ce que je débite publiquement, d'une voix officielle et péremptoire. La schizophrénie n'est jamais que l'effet induit des contradictions qui traversent le monde.
Cette schizophrénie qui partage votre existence en deux n'est-elle pas préoccupante dans la mesure où elle ne vous permet pas de témoigner devant les jeunes d'une littérature qui s'écrit au présent ? Vous renoncez par observation stricte et rigoureuse des instructions ministérielles à le transmettre dans ce qu’il a de plus actuel.
Les directives ministérielles sont une chose, euphémique et pateline, autre chose la société de classes dans laquelle s'insère l'école. Nous sommes porteurs d'un message à prétention universaliste. Il est beau de s'adresser à un groupe de 25 ou 30 élèves sans faire la moindre distinction d'origine sociale, de sexe, de confession, de couleur de peau, sans considération de rien. Cet idéalisme déclaré, ce volontarisme abstrait confèrent son éminente dignité à notre magistère. Ils font aussi sa terrible difficulté. Nous bravons à chaque instant la réalité du monde social, les distinctions, les orgueils, les mépris, les rancunes, les haines croisées, les racismes, l'inégalité concrète. Tel est l'obstacle que nous rencontrons à chaque pas, et qui complique la besogne, et la vie, des enseignants. La disparité originelle des enfants diffracte, par contrecoup, le principe unitaire, égalitaire de la communication pédagogique. Pour les plus abondamment pourvus, c'est la totalité de ce que nous professons qui est assimilée, qui parachève la richesse dont ils étaient dépositaires avant même de passer la porte de l'école. Mais nous mesurons l'extrême difficulté qu'il y a pour les enfants des milieux démunis, dominés, à entrer dans la sphère merveilleuse de la culture savante, purgée de toute attente de profit matériel, presque d'intérêt temporel. Là est la clé des difficultés que rencontre l'éducation nationale. Comment maintenir vivant l'héritage merveilleux que, citoyens de la République française, nous tenons d'une histoire éclatante, d'une littérature où tout homme a pu reconnaître une part de son humanité, un Persan, un Huron, un escholier limozin, que je connais bien, et jusqu'aux cannibales chers à Michel de Montaigne, dont nous parlions.

Dans quelle mesure les instructions du ministère de l'éducation nationale contribuent-elles à aggraver cette situation ?
En ce qu'elles laissent à entendre qu'elles suffiraient à la régler, en ce qu'elles voudraient persuader les intéressés, les enseignants, la population, que des mesures techniques, des "projets" pédagogiques, des ordinateurs, l'aménagement des horaires et le poids des cartables pourraient résoudre la crise organique d'un système éducatif qui porte dans sa chair, et son esprit, le sceau de l'inégalité.

Certains ministres n’ont-ils pas appelé les enseignants à prendre en compte cette inégalité ? Je pense à un homme comme Jean Zay, en poste au moment du Front populaire, et à d'autres manifestations de pouvoir qui dont pas cru que la pédagogie allait tout changer ?
Jean Zay était un homme admirable. Ses actes, sous le Front populaire, ses initiatives en matière d'enseignement technique, en particulier, ont contribué à alléger la misère des plus misérables, à offrir un certain nombre de chances à ceux qui n'en avaient aucune. La milice pétainiste ne s'y est pas trompée, qui l'a assassiné sauvagement. Une série de bouleversements ont marqué la période de l'après-guerre. Uuniversité s'est ouverte, sous la pression de la demande économique, à des couches qu'elle avait longtemps tenues à l'écart, en respect. Mais je n'ai pas vu qu'aucune réforme ait seulement effleuré le cœur du problème. Nulle décision politique, assortie des mesures économiques appropriées, n'a permis aux masses profondes d'accéder à la culture savante, qui est un rapport de proximité avec des contenus de pensée élaborés, marqués au coin de la justesse, de l'authenticité, de l'universalité. Qu'il soit coûteux, malaisé à créer n’est pas une excuse. La chose excellente, dit Spinoza, est toujours difficile. Des lois Ferry à 1950, le niveau d'instruction générale est resté primaire. J'ai connu, enfant, des illettrés, des femmes, surtout. Cela fait quarante ans que nous sommes en paix. Nous pouvons concentrer des ressources considérables sur l'éducation et la culture. Nous aurions pu brûler les étapes, passer sans transition de la "secondarisation" à la "supérieurisation" de la population. Il y aurait fallu une volonté de fer, révolutionnaire, qui jamais, que je sache, anima les gouvernants. Nous vivrions parmi des sujets cartésiens, des âmes rousseauistes, des coeurs cornéliens. Ce qui aurait pu être sommeille dans les limbes, non par suite de je ne sais quelle insuffisance inhérente à l'école, qui fait ce qu'elle peut et plus encore, mais de la faiblesse intéressée d'une politique hantée par le souci de préserver l'ordre établi. Comment ne pas songer aux tribuns de l'an II qui changèrent la vie en offrant à tous la liberté formelle et, à beaucoup, la possibilité de s'instruire, de s'extraire des puits de l'ignorance où ils étaient ensevelis ? En attendant, nous avons TF 1, Disneyland et les lofteurs.

© Le Monde de l'Éducation - Antoine Spire et Pierre Bergounioux