Michel Butor / Le château du sourd

L'ouvrage Dialogue avec 33 variations de Ludwig van Beethoven a été édité en 1971 par Gallimard dans la collection Le Chemin.
Actes Sud et Naïve viennent à leur tour de proposer le texte de Butor, enrichi d'un nouveau texte écrit en 1999, le Château du Sourd en un livre-CD qui propose une interprétation tout à fait remarquable des Diabelli par le pianiste Jean-François Heisser.
Parmi les grands interprètes des Diabelli, on peut aussi citer les pianistes Claudio Arrau et tout récemment Maurizio Pollini. F T .

l'extrait de Michel Butor ci-desous, Le Château du sourd, nous a été proposé aimablement par les éditions Actes Sud

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Variations Diabelli / une présentation par Florence Trocmé

Rappel du projet
Je désire continuer avec cette nouvelle étude la série intitulée "Œuvres en dialogue". Il s'agit de tenter de comprendre comment un écrivain approche l'œuvre d'un artiste d'une autre discipline, musique, peinture, photographie. A partir d'une idée simple : les créateurs sont souvent particulièrement aptes à élucider quelque chose du travail de leurs pairs : "les grands écrivains, qui sont les seuls vrais critiques, ont tenté de créer, de leurs mots, un parfait équivalent d'une œuvre d'art. Je voudrais rappeler un seul exemple. Entre 1908 et 1909, au moment même où la Recherche naissait en lui, Marcel Proust nous proposa les deux formes possibles de cette critique littéraire : la " recréation vivante " et la " claire analyse " ". (Pietro Citati, in Portraits de Femme, L'Arpenteur 2001, p. 370). Thèse ou poème ? Recréation vivante ou claire analyse ? Deux voies extrêmes mais aussi tous les chemins de traverse.

Dialogue n° 2 : Butor et Beethoven
Les deux artistes : Michel Butor
Né en 1926, il fait des études de philosophie et de lettres. Secrétaire de Jean Wahl, il enseigne en France, puis en Egypte et devient lecteur dans une université anglaise, tout en multipliant les voyages. Il publie ses premiers romans aux Editions de Minuit avec notamment l'Emploi du Temps en 1956 et la Modification (Prix Renaudot 1957). Il est l'auteur d'une œuvre considérable, mêlant les essais, des récits (Matière de rêves), des poèmes, combinant tous les genres pour le "désespoir des esprits routiniers". Il a collaboré avec de nombreux artistes, peintres, musiciens ou photographes.
Dialogue avec 33 variations de Ludwig van Beethoven date de 1971 et a été complété en 1999 par le Château du Sourd.

Les 33 variations sur une Valse de Diabelli op. 120 de Beethoven
La genèse de l'œuvre se situe en 1820 lorsque l'éditeur de musique Diabelli a l'idée de proposer un même thème, une petite valse de sa main, à plusieurs compositeurs dont Hummel, Schubert, le tout jeune Liszt et bien entendu Beethoven. A charge pour chacun de proposer quelques variations sur les trente-deux mesures de Diabelli. Beethoven considéra d'abord cette demande avec un certain mépris mais vers 1822, ayant sans doute pris conscience de l'énorme potentiel créatif que recelait ce thème si banal, il livra à un Diabelli stupéfait pas moins de trente-trois variations. Une œuvre prodigieuse qui défie l'analyse car tout en respectant le principe de la variation, elle le pousse dans ses ultimes retranchements. Une extraordinaire démonstration de créativité pure selon le double principe de variété (contrastes) et d'unité (similitude), un des sommets de l'écriture musicale de tous les temps et une des plus impressionnantes œuvres jamais écrites pour le piano.

L'essai
Comment donc Michel Butor va-t-il se confronter à cet Himalaya ?
Il faut d'abord préciser qu'il connaît incontestablement la musique, pas seulement en mélomane curieux mais en amateur très éclairé. S'il n'est pas improbable qu'il puisse jouer au piano certaines des variations, il est en tout état de cause évident qu'il a constamment travaillé la partition sous les yeux. Il sait ce que c'est que l'analyse musicale et en fait un très large usage. Il connaît l'histoire de la musique et donne de multiples aperçus sur la vie musicale à l'époque de Beethoven. Il est très au fait aussi du contexte social et culturel de l'époque et des découvertes majeures qui viennent de se produire dans le domaine des sciences. En tout cela, il est clairement du côté de la " claire analyse ".

Il s'est aussi mesuré à la difficile question de l'interprétation puisqu'à plusieurs reprises, il a organisé des concerts-lectures dont certains, tout récents, avec le pianiste Jean-François Heisser, confrontant l'énonciation de son texte à l'exécution des Diabelli.
Mais ce serait faire injure au talent protéiforme de Butor de croire qu'il pourrait s'en tenir là. Et quel aveu au dos de la première édition de son travail : "l'essentiel était de rivaliser avec l'œuvre dans sa variété d'attaque ou d'angle afin de provoquer ses réponses." !
Voilà bien le cœur de la problématique. Et si l'approche de Butor était mimétique, voire même de l'ordre de la rivalité mimétique ? A l'extrême invention de Beethoven, répondre par une ébouriffante multiplicité de points de vue, d'idées, de titres, d'élaborations. Analyse et imagination se fondent alors en un même mouvement, s'interpénètrent constamment, exactement comme dans l'œuvre de Beethoven où le tour de force de la composition n'exclue jamais le plaisir musical. S'il joue constamment avec les nombres, glosant sur les multiples de quatre omniprésents dans l'œuvre, Butor sait aussi rêver à partir de la musique, proposant au lecteur des "tableaux d'une exposition" ! Là "un doux paysage neigeux nocturne", ici des "scènes de la vie élégante", ailleurs un "réveil de Vulcain". Il multiplie les images et leurs niveaux d'emboîtement, saisons, planètes, allégories, figures mythologiques, personnages du théâtre de Mozart ou de Shakespeare en une éblouissante fantaisie qui défie tout autant l'analyse que l'œuvre rivale ! Il suscite reflets, effets en miroir et symétries tout comme il les traque dans la partition. Il mêle les techniques de l'analyse et celle de la méditation empathique, laissant la musique féconder son imaginaire, avec une dimension ludique qui n'est pas absente de l'œuvre de Beethoven.
L'écrivain varie à l'infini sur les variations du musicien. Et provoque chez son lecteur ce que son maître à varier suscite chez l'auditeur : une extraordinaire impression de brouillage des repères, un délicieux constat d'impuissance à épuiser le sens de l'œuvre, énigme en constant renouvellement qui ranime sans cesse le désir d'écouter, de lire.

Thèse ou poème ?
Il semble donc que Butor, pour mieux rivaliser avec son éblouissant modèle choisi en toute connaissance de cause, ait été obligé de faire feu de tout bois, de recourir à toutes les méthodes d'investigation possibles. Il s'approprie les variations Diabelli en musicien, en historien, en mathématicien, en poète, en metteur en scène, en illusionniste, tentant l'alchimie entre les deux voies suggérées par Proust " claire analyse " et " pure recréation ", non sans faire l'école buissonnière sur toutes les diagonales qui mènent de l'une à l'autre.

Michel Butor / Le Château du sourd © Actes Sud

1. Poterne
Entre 1820 et 1824 Goya qui a déjà soixante-quatorze ans, complètement sourd, peint dans sa villa des environs de Madrid un cycle d’impressionnantes peintures. Il mourra en 1828 à quatre-vingt-deux ans. Beethoven qui n’a encore que cinquante ans, complètement sourd, compose à Vienne un ensemble d’œuvres impressionnantes. Il mourra en 1827 à cinquante-sept ans. Non seulement les deux hommes ne se sont jamais rencontrés, mais ils n’ont vraisemblablement jamais entendu parler l’un de l’autre. Le bruit de l’Histoire était par trop assourdissant, même si les choses commençaient à se tasser quelque peu. On essayait les restaurations après les déferlements meurtriers des troupes napoléoniennes. La plupart s’y laissaient prendre, mais certes pas ces deux-là qui continuaient leur dialogue sans s’en douter, de l’autre côté du vacarme.

2. Les échelons de la librairie
Dans la division traditionnelle des œuvres de Beethoven en trois périodes, toutes celles de la dernière ont des numéros d’opus supérieurs à cent. Contrairement à ce qui se passe pour la plupart des autres compositeurs de l’époque classique, c’est bien lui qui a donné ces numéros, même s’il a été obligé de se soumettre dans l’ordre des publications aux incompréhensions de ses éditeurs, et cela jusqu’à la fin, ce qui fait que, dans le détail, l’ordre de composition ne correspond pas toujours à celui de la parution ni à la numérotation.
Ainsi les dernières grandes œuvres de la seconde période : la 27e sonate pour piano, les symphonies 7 et 8, le 11e quatuor, la dernière sonate pour piano et violon, le trio pour l’archiduc sont toutes dans les numéros 90. L’opus 100, duo vocal, a le titre significatif de Merkenstein (borne frontière), et avec l’opus 101 nous arrivons à un pays nouveau : la 28e sonate, puis l’opus 102 : les deux dernières sonates pour violoncelle et piano.
Par contre l’opus 103 est un octuor à vents qui date de la jeunesse du compositeur, l’opus 104 la transcription pour quintette à cordes du troisième trio de l’opus 1. Il ne sert à rien de dire que c’est la faute de l’éditeur, qui s’est contenté de remplir des cases vides, comme le fera Diabelli après la mort de Beethoven pour le Rondo du sou perdu auquel il donnera le numéro d’opus 129, car pendant sa vie Beethoven était suffisamment capable de tenir tête à ses commanditaires pour des questions dont ils ne devaient guère se soucier, et surtout, pour que l’on puisse remplir des cases vides, il faut d’abord qu’on les ait laissées telles. Pourquoi cette 129e case était-elle inhabitée comme le reste jusqu’à aujourd’hui la 114e ? C’est évidemment que Beethoven aurait voulu publier à tel moment telle œuvre dont la parution a été retardée, tandis que pour les autres les choses se sont passées comme prévues. Le catalogue des œuvres de Beethoven a été considérablement complété depuis sa mort.
Il était essentiel pour lui d’attirer l’attention sur des œuvres anciennes, d’y retravailler, de garder la main pour être encore capable d’écrire d’une certaine façon même s’il explorait des voies toutes nouvelles. Aucun reniement donc, mais une réflexion constante sur le passé de la musique et le sien propre, sur le mouvement dont il fait partie même s’il en est un moment, un moteur.
Après un ensemble de trois œuvres où il s’attaque à la musique populaire des îles Britanniques (opus 105, 107 et 108) qui entourent la grande sonate opus 106, il aborde le groupe des trois dernières. Il est intéressant de suivre le dialogue qui s’opère dans le catalogue entre les œuvres pour piano et les autres.
Opus 109 : 30e sonate ;
Opus 110 : 31e ;
Opus 111 : 32e.
De l’opus 112 à l’opus 118, il s’agit d’œuvres antérieures, notamment d’ouvertures pour fêtes ou spectacles.
Opus 119 : 11 bagatelles,
Opus 120 : Variations Diabelli.
Deux publications d’œuvres plus anciennes (121, 122), la Missa solemnis (123), un lied plus ancien (124), la Neuvième Symphonie (125), et enfin :
Opus 126 : six bagatelles.
Après viennent les derniers quatuors.
Cette présentation nous permet de comprendre beaucoup mieux la structure et la signification des Bagatelles opus 119 dont l’ensemble est en fait formé de deux parties : d’abord une récapitulation de six petites œuvres anciennes, à laquelle s’ajouteront cinq nouvelles. On voit qu’il s’y trouve en minuscule un parcours historique que les Variations Diabelli développent superbement.

3. Fortifications en orbite
On sait que Beethoven a eu l’intention de donner une édition révisée de ses sonates pour piano dans laquelle il aurait donné à chacune un titre. Nous sommes irrémédiablement privés de ceux-ci, mais nous pouvons au moins faire quelques propositions que d’autres éditeurs ou interprètes modifieront à leur gré. Les dénominations traditionnelles quel qu’en soit l’auteur (l’éditeur pour l’Appassionata, la voix publique pour le Clair de lune, le compositeur lui-même pour la Pathétique), et même si aujourd’hui certaines peuvent nous surprendre, méritent, du fait qu’elles se sont suffisamment imposées quelque temps, d’être soigneusement interrogées, mais rien n’empêche de les renouveler quelque peu. Il y a quelques années, je me suis livré à ce jeu lors d’une soirée de France-Musique.
première enceinte

les satellites de Jupiter :
1 Opus 2 n° 1 : La Princière,
2 n° 2 : La Galante,
3 n° 3 : La Brillante,
4 Opus 7 : La Souveraine,

l’atmosphère de Vénus :
5 Opus 10 n° 1 : La Sérieuse,
6 n° 2 : La Vive,
7 n° 3 : La Pensive,
8 Opus 13 : La Pathétique,

la Terre vue de l’espace :
9 Opus 14 n° 1 : L’Aînée,
10 n° 2 : La Cadette,
11 Opus 22 : La Châtelaine,
12 Opus 26 : L’Héroïque,

deuxième circonvallation :
la face autrefois cachée de la Lune :
13 Opus 27 n° 1 : La Fantasque (Quasi una fantasia),
14 n° 2 : La Nocturne (Clair de lune),
15 Opus 28 : La Pastorale,

les tempêtes de Mars :
16 Opus 31 n° 1 : La Sarcastique,
17 n° 2 : La Tumultueuse (La Tempête),
18 n° 3 : La Chasseresse,

les miroirs d’Uranus :
19 Opus 49 n° 1 : L’Enfantine (facile),
20 n° 2 : La Juvénile (facile),
21 Opus 53 : L’Empourprée (Waldstein ou Aurore),
22 Opus 54 : La Subtile,
23 Opus 57 : La Furieuse (Appassionata),
24 Opus 78 : L’Historienne (A Thérèse),

les ailes de Mercure :
25 Opus 79 : L’Allemande (Alla tedesca),
26 Opus 81 a : La Fidèle (Les Adieux),
27 Opus 90 : La Sensible,

troisième couronne :
les anneaux brisés de Saturne :
28 Opus 101 : La Nostalgique,
29 Opus 106 : L’Obstinée (Hammerklavier),
30 Opus 109 : L’Impétueuse
31 Opus 110 : La Ressuscitée,
32 Opus 111 : La Délivrée.

4 . Des cavernes aux nuages, la tour de guet
Pour introduire et accompagner ces trois dernières sonates, j’avais demandé son aide à Gérard de Nerval. Dans son Voyage en Orient, il nous transcrit un conte qu’il prétend avoir entendu à Istanbul lors des soirées du Ramadan, celui de la reine de Saba qui, venue de son lointain royaume rendre visite au roi Salomon, tombe amoureuse de son architecte Adoniram. Celui-ci, incompris, détesté, fait une descente aux enfers.

a) Opus 109 :
Suivez L’Impétueuse recueillant les plaintes à travers bois et frontières bien au-delà des colonnes déjà fêlées du nouveau porche.
“Aux régions humides et froides a succédé une atmosphère tiède et raréfiée : la vie intérieure de la Terre se manifeste par des secousses, par des bourdonnements singuliers.”
Parmi gouffres et glaciers, sur ce qui fut les pavillons du parc, les vapeurs d’un monde englouti.
“Des battements sourds, réguliers, périodiques, annoncent le voisinage du cœur de l’Histoire. Adoniram le sent battre avec une force croissante, et dans ses rêveries de mineur solitaire il s’étonne d’errer parmi les espaces infinis.”
A ce moment je faisais intervenir la voix d’Antoine Galland, premier traducteur des Mille et Une Nuits :
“Mais je vois le jour, dit Schéhérazade en se reprenant, ce qui reste est le plus beau du conte.”

b) Opus 110 :
La nuit suivante, La Ressuscitée, à travers une fenêtre formée de livres transparents, découvre la dispersion des nuages sur les prés et collines sous une brèche de la voûte.
“Ils pénètrent ensemble dans un jardin éclairé des tendres lueurs d’un feu doux, peuplé d’arbres inconnus dont le feuillage, formé de petites langues de flammes, projette, au lieu d’ombre, des clartés plus vives sur le sol d’émeraude, diapré de fleurs de formes bizarres et de couleurs d’une vivacité surprenante.”
A travers une lunette formée par les colonnes de l’ancien porche renversé, elle éveille le point du jour sur la ville tournante et les chansons des faubourgs infernaux sur les filons d’espaces.
“Ecloses du feu intérieur dans le terrain des métaux, ces fleurs en sont les émanations les plus fluides et les plus pures.”
A travers une porte que l’on achève d’ouvrir dans l’ancien jardin clos, et d’une grille que l’on achève d’arracher dans l’ancien pavillon réservé, sous l’échancrure faite au ciel, s’échappent les soupirs de la guérison parmi les cimes intérieures qui s’illuminent au passage de l’ouragan des odeurs sur les arches volant dans le déluge de feu.
“Ces végétations arborescentes du métal en fleur rayonnent comme des pierreries et exhalent des parfums d’ambre, de benjoin, de myrrhe et d’encens.”

c) Opus 111 :
Après effondrements, explosions, forages, La Délivrée nous fait passer de l’autre côté de la Terre.
“Sire, lorsque Adoniram, le front rouge encore du baiser de l’anti-reine, eut vu disparaître sa caravane derrière les dunes de l’horizon, il vint se réfugier dans le giron de son père Saturne qui le consola de cette surdité d’autrui qu’il n’en finissait pas d’absorber dans la sienne.
— Les génies du feu viendront à ton aide ; ose tout ; tu es réservé à la perte de Soliman, ce fidèle serviteur d’Adonaï. De toi naîtra une souche d’anti-rois qui restaureront sur la Terre, en face de Jéhovah, le culte négligé du feu, cet élément sacré. Quand tu ne seras plus, la milice infatigable des ouvriers se ralliera à ton nom, et la phalange des travailleurs, des penseurs, abaissera un jour la puissance aveugle des rois, ces ministres aveugles de Jupiter. Va, mon fils, accomplis ta destinée !”
L’arietta comporte huit variations, sans que la première puisse aucunement se détacher comme thème, sans que l’on puisse lui accorder d’autre prééminence que celle d’être entendue la première, d’être l’entrée, la brèche, huit variations qui comportent chacune 32 mesures, sauf la dernière, incomplète, ouverte, qui n’en possède que 16. La sixième se ramifie en flammèches.
C’est ainsi que nous voyons repasser, lors des noces du Temps et du Matin, dans la lumière des grands voyages, les satellites de Jupiter, l’atmosphère de Vénus, la Terre vue de l’espace, les tempêtes de Mars, la face autrefois cachée de la Lune, les miroirs d’Uranus, réfléchissant l’étoile Polaire, la galaxie d’Andromède, proxima Centauri, la nébuleuse des Chiens, mira Ceti, l’étoile des Rois mages, l’univers en palpitation, les vitesses translumineuses, les ailes de Mercure et les anneaux brisés de Saturne qui nous confie à Neptune, dieu des découvreurs.

5. Le chemin de ronde
En 1821, Anton Diabelli, installé à Vienne, voulant se lancer dans l’édition, proposa à une cinquantaine de compositeurs de sa connaissance, en particulier Schubert, Czerny, Hummel et le jeune Franz Liszt alors âgé de dix ans, une valse de sa composition pour lui en faire des variations afin de constituer un album de lancement pour sa maison naissante. Entreprise publicitaire, mais par la même occasion essai de réaliser un panorama du monde pianistique contemporain. On sait que Beethoven refusa d’abord avec mépris. Pourtant quelques mois plus tard, il écrit à Diabelli pour lui demander l’autorisation de lui fournir non point une mais six ou sept variations, ce à quoi celui-ci consent de grand cœur, puis il lui livre en 1823, ce qui l’a certainement plus stupéfait que ravi, les 33 numéros qui formeront le premier volume de son ouvrage de prestige, tous les autres compositeurs se trouvant rassemblés au second. Voulant relever le défi qui m’avait été fait de réaliser un concert-dialogue avec cette œuvre, j’ai commencé par chercher comment nommer ces numéros autrement que par leurs indications de mouvement, afin d’en parler plus commodément. J’en suis venu ainsi à proposer non seulement une mais trois listes de titres qui se sont compliqués de plus en plus à mesure que progressait l’analyse et que l’imagination se déployait dans des évocations de plus en plus nombreuses. Je ne les propose ici que pour engager à en trouver d’autres et de meilleures.

[...]

6. Le kiosque suspendu
On ne peut manquer d’être frappé par le goût marqué des compositeurs du XVIIIe siècle pour les ensembles de six pièces. Que l’on songe aux six quatuors de Mozart dédiés à Franz Joseph Haydn, aux six concertos brandebourgeois, aux six suites pour violoncelle seul, aux six sonates pour violon et clavier, aux six sonates en trio pour orgue, etc., de Jean-Sébastien Bach. On n’en finirait pas. Chez Beethoven lui-même, les six premiers quatuors, opus 18. Les 11 Bagatelles opus 119 ont commencé par être six.
J’avais rencontré l’énigme du chiffre six dans une région bien différente, il y a quelques années, lorsque je faisais des recherches sur le Gargantua. L’abbaye de Thélème, ce lieu de liberté, de libération de la femme, a en effet la forme d’un hexagone, et tout y va par six : il y a non seulement six tours, mais six étages ; la bibliothèque comporte des livres en six langues : grec, latin, hébreu, français, toscan et espagnol. L’escalier a des marches de six toises où peuvent monter de front six hommes armés, etc.
On pourrait donc considérer ce cercle de bagatelles comme une abbaye miniature, chacune d’elles étant une des tours de son hexagone.
Cette puissance du nombre six dans l’abbaye de Thélème m’intriguait d’autant plus qu’à la fin de l’œuvre entière de Rabelais, dans le Cinquiesme Livre, lorsque les compagnons arrivent enfin dans le temple souterrain de la dive bouteille, cette fois tout va par sept : la fontaine miraculeuse est un heptagone, avec sept colonnes de matières différentes correspondant aux sept planètes de l’ancienne astronomie, aux sept jours de la semaine, etc., à toute cette grille richissime qui informe encore une bonne partie de notre langage et de notre littérature, les sept couleurs de l’arc-en-ciel, ou les sept péchés capitaux.
En ce qui concerne l’abbaye de Thélème, la lumière me vint d’un autre bout du monde. Me trouvant dans l’Etat du Nouveau-Mexique, j’étais allé assister à une partie des cérémonies du solstice d’hiver dans le pueblo de Zuni, près de la frontière de l’Arizona. L’un des moments les plus remarquables de cette fête est un spectacle nocturne donné dans huit maisons à la fois, presque identique dans six d’entre elles, liées chacune à une société secrète consacrée à l’une des six directions de l’espace, à savoir nos quatre points cardinaux, plus le zénith et le nadir. L’espace est un cube pour eux comme pour nos ancêtres, et chacune de ses faces correspond à une couleur et toute une grille symbolique.
L’hexagone de l’abbaye de Thélème, vu depuis le désert américain, m’apparaissait comme la projection sur le plan, sur le sol, du cube ou dé de l’espace. Qui parle de dés évoque immédiatement les jeux du hasard, et naturellement de l’amour. Rabelais n’avait-il pas donné tous les indices pour diriger notre lecture du chiffre six comme sexe, en installant au centre de son abbaye une fontaine peu décente où les trois grâces jetaient de l’eau par les mamelles, oreilles, yeux et autres ouvertures du corps. Bagatelles amoureuses : dans l’indication du mouvement de la première nous avions le mot compiacevole (avec complaisance ou complicité délicieuse), dans celle de la troisième nous trouvons le mot grazioso (gracieux, sensible), pour la dernière ce sera le mot amabile (aimable, c’est-à-dire qui provoque l’amour).
“Tout lieu retiré requiert un promenoir”, disait Montaigne. Dans la solitude de son château de plus en plus vaste, le sourd a besoin d’installer un lieu d’écoute intime avec des fenêtres manifestant chacune une architecture différente, en particulier dans le système des reprises, pour pouvoir s’y reposer de temps en temps en compagnie de quelque amie sensible qui saura lui transmettre les chants venus de toutes les directions de l’espace.

7. Les douves
Et pendant ce temps les sorciers continuent leur sabbat, les discoureurs tonitruent, les généraux battent le rappel, les chiens hurlent au bas de leurs murs, les ambassadeurs prolongent leurs congrès, les banquiers ajournent leurs fusions, les bombardiers lâchent leurs bagatelles, les littérateurs subtilisent leurs paradoxes,
les stars font crépiter les flashs, les cantatrices s’époumonent, les contrôleurs invectivent, les procureurs réclament des têtes, les jurys condamnent ou couronnent, les fabricants proposent leurs mines, les démolisseurs lancent leurs masses, les thuriféraires entonnent leurs hymnes, les grenouilles coassent, les corbeaux croassent, les chacals glapissent, les chevaux hennissent, les vents sifflent, les vagues s’écroulent, les documents se déchirent, les liens se brisent,
les freins crissent, les fouets claquent, les animateurs s’égosillent, les incendies ronflent, les ponts s’effondrent, les chaudières explosent, les continents dérivent, les frustrés exigent leur vengeance,
les foules grondent et seuls quelques veilleurs gardent l’œil clair, la tête froide et le cœur généreux de l’autre côté de la surdité.