Didier Daeninckx / contes de trois villes
carnets de voyage inédits à Moscou, Prague et Sofia
extraits d'un ensemble intitulé "Souvenirs d'un continent disparu"

Didier Daeninckx nous fait l'amitié de nous confier trois de ses "carnets de voyages" inédits. L'occasion pour nous d'actualiser le dossier Daeninckx du site (entretiens sur le site Verdier par exemple, et leur bibliographie complète), ainsi que de reprendre de larges extraits d'un texte devenu inaccessible, mais fondamental pour l'approche de l'oeuvre de Didier, son entretien "écrire en contre", guidé par Robert Deleuse. Avec "Souvenirs d'un continent disparu", la réflexion liée à l'expérience concrète de l'ancien bloc soviétique rejoint très vite le coeur du travail de Didier. FB

Souvenirs d'un continent disparu, trois carnets de voyage:
Moscou – PragueSofia

 

le dossier Didier Daeninckx de remue.net, textes, liens, entretiens


photos Dominique Hasselmann pour remue.net: Didier Daeninckx à la libraire NORDEST, Paris, en juin 2003

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Sur le vif: Didier Daeninckx à la librairie NORDEST, par Dominique Hasselmann

Vous êtes arrivé à 17 heures pile, ce 28 juin, et Eric Hazan quelques minutes avant vous.
La librairie NORDEST, 34 bis rue de Dunkerque, Paris 10ème, n’est pas loin de la gare du Nord, et des anciennes locomotives à vapeur comme celle dont on trouve encore la fameuse carte postale qui la montre défonçant la verrière, après avoir pulvérisé les butoirs dans un accès d’éthylisme aigu...
NORDEST, un nom de voyage impératif ! “Nord” écrivit seulement à moitié Céline.
En vitrine, tous vos livres, les poches, les policiers, les albums et puis ce “Raconteur d’histoires” au titre rouge publié sous la fameuse couverture blanche. Et “achevé d’imprimer le 7 avril 2003”, le jour même de la dispersion de la collection André Breton à la salle Drouot, devant laquelle je vous reconnus et osai vous parler. Cette date est un bel hasard en termes d’”impression” !
Vous aviez mis une veste, pourtant il fait chaud aujourd’hui. Les embouteillages vers le boulevard Magenta attestaient du défilé des gays et des lesbiennes se dirigeant vers la place de la République.
Cette veste “respectable” que vous aviez endossée (mais vous en portiez aussi une sur la photo parue dans les deux pages que “Libération” vous consacra il y a quelques semaines), elle vous donnait malgré tout un air décontracté : sans doute vos cheveux toujours assez longs, et cette allure un peu distanciée, ironique, le sourire toujours aux lèvres.
Vous vous êtes dirigé vers le fond de la librairie (pas besoin de boussole, on est chez NORDEST, après tout !).
En entrant, j’avais repéré sur le comptoir, comme un signe favorable, le CD des “Entretiens d’André Breton avec André Parinaud” (1952), récemment réédité.
A la table des écrivains, deux piles de livres : celui d’Eric Hazan (”L’Invention de Paris”, Seuil, qui commence par une citation d’André Breton extraite de Nadja, décidément !) et le vôtre.
Par une sorte de mouvement du type Aragon-Triolet, vous vous êtes retrouvés chacun assis derrière la pile des livres de l’autre : “œuvres croisées”, en quelque sorte ! Normal pour celui qui inventa l’anagramme “André Breton, te brader, non!”.
Pour sacrifier au rituel de la dédicace, j’ai présenté mon livre (je comptais l’acheter pendant les vacances) et vous vous rappeliez que nous nous étions parlé devant la salle Drouot, puis que je vous avais envoyé une photo de vous faite devant cette sympathique entreprise d’équarrissage de l’art.
Vous écriviez (que peut faire d’autre un écrivain ?) sur la page de garde...
“C’est un vrai roman !” vous dis-je. Vous avez ri, comme lorsque je vous fis part des attentes de François Bon concernant une nouvelle non encore publiée que vous pourriez envoyer à Remue.net ou des extraits de “Ecrire en contre”.
“Aucun problème !” fut votre cri du cœur. “Je peux même lui en envoyer deux cents pages !”... Et, avec précaution, vous avez noté ces demandes sur un morceau de papier.
Nous évoquâmes vos années 1982 où François Bon vint passer quelques jours dans votre chambre parisienne, avec tous ces livres entassés dans des sacs plastique alimentaires, et puis votre période de libraire qui dura trois mois et dont la seule signature que vous aviez organisée... fut celle de votre ami qui commença ses premières armes littéraires en même temps que vous.
Elle est sympa, cette librairie NORDEST. On s’y sent bien et les écrivains y sont abordables !
Il n’y a pas la queue ni des parfums capiteux de dames se piquant de littérature et quémandant l’autographe du dernier représentant en date de l’Académie française.
En sortant, la rue de Dunkerque conduit à nouveau vers la gare du Nord. Vous parliez avec une autre personne d’un film tourné au printemps en Suisse et un jour soudain la neige se mit à tomber ! Ici, ça ne risque pas d’arriver.
Les terrasses des cafés sont remplies, les demis sont vidés, mais, qui sait, il se prépare peut-être, dans les parages, un mauvais coup dans une de ces chambres de bonnes sous les toits en zinc ? C’est-à-dire, peut-être, un roman ?
D.H.

 

Souvenirs d'un continent disparu
© Didier Daeninckx

MOSCOU, OCTOBRE 90
Je ne connais qu'une méthode pour comprendre les villes : partir du centre et marcher devant soi, au hasard des rues, bifurquer quand un couloir vous appelle, quand des éclats de voix s'échappent d'une ruelle, se laisser attirer par le bruit d'une machine, une odeur, un autre regard qui rencontre le vôtre, prendre le bus, le tram, le métro, rôder dans les gares, trouver les marges, les frontières... Il me faut à tout prix échapper aux images toutes faites, aux souvenirs des autres, aux sentiments que veulent vous imposer ceux que l'on nomme si justement "guides-interprètes". Moscou occupe l'intérieur d'un cercle de 35 kilomètres de diamètre, matérialisé par une large autoroute. A l'intérieur de ce super-périphérique, d'autres cercles concentriques partagent l'agglomération : grande banlieue, faubourgs, coeur de la cité. L'hôtel Béograd que bientôt je n'appellerai plus que Biodégrad, est un immeuble de vingt étages d'acier et de verre planté sur la première ceinture de boulevards, face au ministère des Affaires Etrangères qu'occupait alors Chévarnadzé. Lorsque je m'y suis installé, en septembre 1989, un immense chantier transformait les trottoirs du quartier en bourbier. Des grues charriaient des tuyaux que des ouvriers indifférents entreposaient sur la chaussée. J'ai compris qu'il étaient occupés à réparer les canalisations d'eau quand, ouvrant les robinets de la salle de bains pour prendre un bain, un liquide épais dont la couleur hésitait entre celle du cambouis et celle de l'argile s'est mis à couler dans la baignoire. La femme d'étage a haussé les épaules et levé les paumes de ses mains vers le ciel quand elle a réalisé que je lui demandai de hasarder un prévision sur le retour de l'eau claire. Je me suis rafraîchi le visage à l'eau minérale gazeuse avant de sortir. Après le passage souterrain j'ai pris la rue de l'Arbat, un grande avenue piétonnière qui file pratiquement jusqu'au Kremlin dont les toits meringués brillaient au loin.
L'Arbat, vitrine urbaine de la perestroïka, la transparence gorbatchevienne, est une sorte de Montmartre, de place du Tertre rectiligne. Des centaines de peintres, de portraitistes, de vendeurs d'artisanat attendent le client, adossés aux façades ravalées. Les petites boîtes à bijoux, travaillées comme des icônes, sont magnifiques, et la préciosité du travail jure avec la médiocrité générale des toiles exposées à tout vent. Un peintre en treillis coiffé d'une casquette de para et chaussé de bottes d'officier fait les cent pas devant des Christ crucifiés, des étoiles rouges faites de barbelé. Entre deux étals de matriochka, ces inévitables poupées gigognes, une paysanne vend quinze carottes alignées sur un carré de tissu. Une rue à droite, un attroupement, de la musique. Je m'approche et parviens à me glisser au premier rang. Quatre jeunes femmes vaguement punks trient des bouquets qui recouvrent un catafalque grossier composé d'une dizaine de cageots posés les uns à côté des autres. Elles jettent les oeillets fanés dans une poubelle et arrangent les fleurs rescapées. Des bougies brûlent sur le trottoir. Le mur est constellé de graffitis, les gens viennent coller des photos, des poèmes à l'aide de petits bouts de sparadrap. Il y a trois jours Victor Tsoï, le chanteur de "Kino", le groupe de rock le plus populaire d'URSS, s'est tué en voiture et l'émotion, dans la jeunesse soviétique est comparable à celle qui avait suivi la mort de John Lennon, en Occident. Jour et nuit, à tour de rôle, les groupes moscovites de musique viennent lui rendre hommage en chantant gratuitement pour les passants.
L'Arbat est percé de dizaines de porches obscurs dans lesquels aucun touriste ne s'aventure. Je décide de les explorer systématiquement. Chaque pas dans cette direction efface dix années. immeubles écroulés, maisons brûlées, façades lépreuses, escaliers sordides... J'observe deux vieilles femmes, deux babouchkas, qui se livrent à un curieux cérémonial au milieu d'un de ces sombres passages : elles sortent de leurs cabas des quantités de bouteilles vides qu'elles placent méticuleusement dans une mare boueuse. Elles patientent quelques minutes et ressortent les bouteilles qu'elles débarrassent de leur étiquette avant de les remettre dans les sacs. Je les suis jusqu'à un escalier qui s'enfonce dans le sous-sol d'une sorte d'HLM début de siècle. Je découvre une salle voûtée, au parquet de bois défoncé. Une sorte de brouillard humide et chaud envahit l'espace, par vagues successives. Les vieilles s'approchent d'un guichet dont la porte masque le visage de celui qui se tient dans l'ombre, reclus. Cinq ou six clodos attendent, assis sur des bancs... Les retraitées alignent sur une étagère les bouteilles qu'elles ont chiné toute la journée dans les poubelles de Moscou. Le guichetier les prend une à une, en refuse certaines touchent, pour de mystérieusqes raisons. Les ancêtres touchent vingt kopecks l'unité. Elles devront reverser une partie du gain à une organisation qui chapeaute leur récolte et les protège. Ici on appelle ça une "mafia". Elles sortent et vont vérifier leur compte plus loin, dans un jardin d'enfants coincé entre des immeubles gris. Deux ouvrières repeignent les barreaux chahutées par l'âge du mini-square. Elles ne disposent que de larges rouleaux qu'elles trempent sans grâce dans des pots de cinquante litres. Pour un dé à coudre de peinture qui recouvre la ferraille rouillée, la valeur d'un verre teinte la terre en marron foncé.Certains détails, insignifiants, peuvent bouleverser votre vie. A Moscou, pour moi, ce furent les pare-brise. Plus d'une voiture sur dix circule avec la glace frontale brisée en étoile. L'état déplorable du réseau routier expliquerait amplement le phénomène si le coeur de l'étoile, le point l'impact ne se situait pas toujours du côté du passager. D'un coup, les lois de la statistique, les calculs de probabilité sont rendus caducs. Très vite le rationalisme vole en éclats, la raison chancelle... Je n'avais jamais approché d' aussi près la solution du Mystère... La preuve, par les pare-brise, de l'existence de Dieu ! Andreï, guitariste d'un groupe de rock heavy-métal, qui m'accompagne souvent dans mes dérives moscovites diffère le moment de ma conversion : " Depuis quelques temps on vole les pare-brise, la nuit, dans les rues... Pour empêcher ça, le meilleur moyen c'est de le casser... Un peu, pas trop... Il y a des spécialistes qui le fêlent avec un marteau et un tournevis... Les types ne peuvent plus te le prendre sinon il tombe en morceaux. Chaque soir, lorsqu'il gare sa Lada sur le parking d'une cité de l'ancien quartier allemand, Andreï démonte les essuie-glace, le rétroviseur extérieur et grimpe les escaliers avec son sac rempli d'accessoires... Celui qui se fait voler une roue, une pièce de moteur doit parfois galérer des semaines avant de retrouver sa soeur jumelle. Andreï ajustement besoin d'un filtre à huile, et me demande, rigolard, si ça m'intéresse de l'accompagner cette nuit au magasin. Il prépare quelques sandwichs, rempli une bouteille thermos de thé brûlant, et nous partons sur le coup de minuit faire nos courses au magasin des pièces détachées. Nous quittons les derniers faubourgs de Moscou. Andreï s'arrête près d'une guérite pour montrer ses papiers aux garde-frontière de l'agglomération. L'un d'eux vérifient rapidement l'intérieur de l'habitacle, d'un mouvement de torche tandis que l'autre fait le tour de la Lada, la mitraillette bien en vue. Tout semble aller, et nous roulons encore pendant quelques kilomètres. Chaque semaine des milliers de voitures comme la notre convergent vers une portion chaque fois différente du super-périphérique, à trente-cinq kilomètres du centre, et s'arrêtent en pleine campagne au milieu d'un paysage qui, pour ce qu j'ai pu en voir dans la lueur des phares ressemble à la Beauce. Quelques arbres plantés dans un océan de boue. Andreï vient se garer sur le bas-côté et nous passons le temps en buvant le thé à petites gorgées. Sur le coup de deux heures du matin, un signal avertit les conducteurs qui sortent d'un coup de leurs refuges et disposent les pièces qu'ils ont à vendre sur le capot de leur voiture. Des milliers d'acheteurs, chacun muni d'une lampe électrique, déambulent entre les bagnoles à la recherche d'un boulon, d'une bougie, d'un alternateur, d'une aile d'occasion. Un pêcheur expose une douzaine de poissons, un autre deux bouteilles de shampoing. Un marché aux puces géant dans un champ de betteraves ! Nous remontons la longue file en frappant la terre de nos pieds pour combattre le froid. Vers trois heures et demi Andreï met la main sur le filtre à huile qu'il était venu chercher.
Quand je suis arrivé à Moscou cela faisait déjà une semaine qu'il n'y avait plus de cigarettes. A longueur de journée des centaines de personnes font la queue devant les débits de tabac. Les types, en manque, sont agressifs. Ils ne supportent plus de voir les apparatchiks ou les détenteurs de dollars aller se servir directement dans les arrières cours, et les miliciens rôdent autour des files d'attente. Il en est de même pour l'essence. Andreï passe ses matinées entières aux abords des stations afin de trouver les quinze ou vingt litres de carburant qui lui permettront de me balader dans la ville. Quelquefois un copain, soldat, lui revend de la benzine estampillée "armée rouge". La carte du restaurant de l'hôtel "Biodégrad" est aussi fournie que celle d'un "chinois", le problème c'est que rien n'est disponible. Les premiers jours je me suis contenté de la soupe et du poisson en sauce, avant de m'apercevoir que quatre Américains, des sportifs vu la carrure, bénéficiaient d'un tout autre traitement. J'ai discrètement sorti mes dollars et, comme par enchantement les frigos se sont remplis ! La crise est telle que tous ceux qui possèdent la moindre parcelle de pouvoir sur les marchandises les revendent à leur profit, au prix fort. Tous les midis, tous les soirs, c'est un ballet de trafiquants... Vodka, caviar, saucisson... "L'individualisation" des biens d'Etat se fait avec l'accord des miliciens affectés à l'hôtel qui doivent y trouver leur compte. La maladresse des néophytes amuse les prostituées regroupées aux tables les plus proches de la sortie et dont on ne peut éviter, en payant sa note, les oeillades appuyées. A Moscou les touristes disposent d'une chaîne de magasins bien achalandés, les "Bériozkas", interdites aux soviétiques de base. Les gens des ministères ont les leurs, les responsables politiques aussi... Les héros de la Grande Guerre patriotique de 1941-1945 ainsi que leurs descendants directs ont, eux, accès au réseau des boutiques "Vétéran". On plaisante ici en disant que ce sont les seuls commerces qui perdent des clients... On rit moins, beaucoup moins quand on sait que les soviétiques de base, habitués des files d'attente, surnomment ces magasins "Merci Hitler".
Il y a trente ans les autorités ont fait raser un vieux quartier de Moscou pour édifier le centre des affaires de la capitale : l'avenue Kalinine que tout le monde a rebaptisé "le dentier" en hommage à la qualité de l'architecture. Une église magnifique a réussi à sauver ses coupoles, et l'or de son toit brille entre deux "agace-ciel" sans grâce de trente étages chacun. Trois babouchkas entrent en trotinant. Je les suis, m'attendant à respirer des odeurs d'encens, à frissonner en entendant la voix grave d'un pope... Je tombe sur des milliers de champignons ! Un maniaque local a reproduit en plâtre, puis peint, tous les champignons de la création. L'église en est pleine : ils prolifèrent sur des dizaines d'étagères accrochées aux murs, dans des vitrines éclairées alignées dans les couloirs. Il y a là des Marasmius, des Russula, des bolets à pied rouge, et un Hydnum repandum cueilli sur les pentes du Mont Lénine. Les vieilles femmes m'interdisent de photographier l'exposition. Secret d'Etat ? L'un de ces champignons serait-il atomique ? J'en parle à Nicolaï, le bassiste du groupe haevy-metal d'Andreï. Il m'organise une promenade dans l'ancien quartier allemand, Bauman, et me fait entrer dans une autre église coincée entre les blocs semblables d'une cité. Des types se foutent des coups sur un ring dressé à la place de l'autel. Ici, le lieu de culte est devenu salle de boxe. Il me parle d'églises-usines, d'églises-boulangerie, d'églises-dépôt de voirie...
Chaque matin de mon séjour moscovite, au réveil, dans ma chambre du palace sans eau, je lisais "La mémoire des vaincus" de Michel Ragon, qui raconte la vie d'un anarchiste français qui rallia la révolution russe en 1917. Au milieu du livre Ragon évoque l'enterrement moscovite, en février 1921, du prince Kropotkine, un savant qui était également un théoricien libertaire. Lénine voulait lui faire des obsèques nationales mais la veuve déclina la proposition en rappelant aux bolchéviques la présence de nombre d'amis de Kropotkine dans les geôles prolétariennes. Le jour de l'enterrement, plus de 100 000 anarchistes se rassemblèrent devant la maison des syndicats pour la dernière manifestation libertaire avant la nuit des idées. Ils refusèrent de bouger, exigeant que leurs dirigeants soient extraits de prison. La police politique se mît en rapport avec la direction de l'Etat qui leur accorda une permission de douze heures. Les prisonniers se portèrent en tête, derrière une banderole qui proclamait : "Là où il y a autorité, il n'y a pas de liberté". Kropotkine enterré, ils se présentèrent devant la porte de la prison pour regagner leur cellule. Au cours des mois qui suivirent tous les cadres de ce puissant mouvement furent balayés. Je me suis rendu au cimetière de Novodiévitchi. Le milicien m'a regardé d'un sale air, mais peut-être n'était-ce qu'un air habituel de milicien, quand je lui ai demandé où se trouvait la tombe de Kropotkine dont curieusement une rue, un quai et une station de métro perpétuent toujours la mémoire, même si sa statue, à l'entrée du métro, a été remplacée par celle de Friedrich Engels que chacun prend pour le prince... J'ai erré entre les tombes surmontées de statues, un foisonnement digne des réserves du Louvre... Le cimetière est divisé en carrés. Carré des architectes, carré des cosmonautes, carré des musiciens, carré des travailleurs, carré des militaires. Je me suis arrêté devant un général des transmissions qu'on a représenté, pour l'éternité, au garde-à-vous, un téléphone de campagne collé à l'oreille. Puis un de ces clochards qui vivent en guidant les touristes dans cet océan de marbre m'a fait signe de le suivre. Il s'est mis à mon service contre un paquet de Malboro et quelques roubles. J'ai fait le tour complet des mausolées, jusqu'à la tombe de Khroutchev... Il lui a fallu trois heures pour apprendre où se cachait ce diable de Kropotkine. Le souvenir s'en était perdu. Une simple pierre érigée sous les herbes folles, un nom, un prénom, deux dates.
Pour rentrer j'ai voulu prendre le métro mais des dizaines de personnes rassemblées en interdisait l'accès. J'ai réussi à atteindre le monnayeur qui vous délivre le passeport pour le "palais du peuple", cette fameuse petite pièce de cinq kopecks. Un petit écriteau scotché en obturait la fente. La capitale était en proie à une pénurie de pièces de monnaie qui interdisait aux moscovites de franchir l'entrée du métro. Soixante-dix années d'obéissance aboutissaient à ce que personne n'osait passer la limite. Dans l'après-midi un Antonov de l'armée rouge décollera de Léningrad pour sauver Moscou, le ventre chargé de pièces de cinq kopecks.
Le matin de mon départ les rues sont pleines d'enfants. Ils sont revenus des camps de pionniers par centaines de milliers au cours du week-end, et se rendent à l'école, pour la rentrée. C'est en les voyant que je réalise combien ils manquaient à cette ville. Leurs habits sont impeccables, les filles portent des rubans dans les cheveux, des bouquets de fleurs dans les bras. Calé à l'avant de la Lada d'Andreï, je rejoins l'aéroport et lutte pour garder sous mes paupières cette image d'avenir que je vois au travers du pare-brise étoilé. La réalité vraie me rappelle à l'ordre : aujourd'hui, lundi 3 septembre 1990, pour la première fois depuis le siège de la ville par les nazis en 1943, Moscou-la-Soviétique manque de pain. Les queues se forment devant les boulangeries.
Didier Daeninckx
octobre 1990

SOUVENIRS D'UN CONTINENT DISPARU

Le soleil éclairait les poils pubiens d'Heraklès quand, le 20 février 1989, la renault pointa son museau dans les jardins du château Dobris, à une trentaine de kilomètres de Prague. Le conducteur contourna la statue pour garer sa voiture devant l'entrée de l'ancienne demeure du roi Vaclav, le fameux Wenceslas, transformée depuis près d'un demi siècle en centre de conférence et d'accueil des écrivains tchécoslovaques. Les portes s'ouvrirent, et les quatre membres de la délégation française sortirent se dégourdir les jambes : le chauffeur-écrivain, deux représentants du festival de Grenoble, et moi-même. Les membres des autres délégations étaient déjà rassemblés dans la salle à manger, et les chopes de bière s'entrechoquèrent pour saluer notre arrivée. Je connaissais une dizaine de participants rencontrés lors du festival noir de Gijon, sur la côte cantabrique : les espagnols Juan Madrid et Andreu Martin, les italiens Marco Tropea et Laura Grimaldi, le mexicain Paco Ignacio Taibo el Secundo initialisé en PIT II, le canadien Howard Engel, le bulgare Atanas Mandasjev ou le cubain Rodolfo Perez Valero... La puissance invitante, Jiri Prochazka, président des "écrivains policiers" tchèques nous remit un exemplaire de la revue "Signal" qui publiait une nouvelle de chacun des auteurs présents au Congrès de l'A.I.E.P. (Association Internationale des Ecrivains policiers). Le texte était accompagné d'un questionnaire en dix points auquel nous avions répondu le mois précédent, par courrier. Comme par hasard l'une des questions avait été caviardée. Ses maîtres à penser évitaient ainsi au public tchèque de se démoraliser en lisant les réponses des invités à l'interrogation suivante : "Quelle est votre première pensée quand vous entendez le mot Tchécoslovaquie ?"... J'eus la surprise de constater que ma nouvelle était titrée " TROJSKY KUN", associant, au royaume du socialisme réel, les noms de deux placardisés d'importance : Léon, le Russe errant, et Bela Kun, le dirigeant des soviets hongrois de 1919 liquidé par Staline dans les années trente. Un interprète m'assura, sans me convaincre tout à fait, que c'était en fait une très bonne traduction du titre original "Cheval Destroy". On nous installa dans des chambres somptueuses dont les fenêtres donnaient sur de vastes jardins à la française. Au loin, après les bassins, les haies convergeaient en direction d'un panorama en trompe-l'oeil représentant une ruine grecque. La pléthorique délégation soviétique se montra à la nuit tombée. Pas loin de dix sexagénaires accompagnés de leurs épaisses babouchka descendirent du car de Prague, les bras chargés de paquets qui témoignaient que la razzia dans les boutiques réservées du pays frère avaient commencé. On nous les présenta comme étant écrivains, mais nous ne parvinrent jamais à voir un seul de leurs livres, et j'ignore encore à ce jour s'ils font dans le polar, la fiche de cuisine ou le manuel de plomberie. Il y avait aussi, en guise de gadget, un cosmonaute obèse qui ne s'intéressait qu'à son camescope. Deux personnages manoeuvraient ce petit monde, un type affable qui parlait français sans le moindre accent, Martinov, et le fondateur de notre association internationale, le célèbre écrivain Julian Semionov. J'avais vu le "Simenon russe" ainsi qu'il aimait à se présenter, pour la première fois à Paris, dans les bureaux des défuntes éditions Encre quelques années plus tôt. Il y signait un contrat pour la réédition française de "Petrovka 38", paru précédemment au Editeurs Français Réunis. Il arrivait de Genève et prétendait qu'en sa qualité de conseiller spécial, il accompagnait Mikhaël Gorbatchev qui entamait son dialogue avec Ronald Raegan. Il nous faudra beaucoup de temps pour apprendre qu' il s'était rendu en Suisse de sa propre autorité, et qu'il avait simplement réussi à poser deux questions au président soviétique lors d'une conférence de presse ! Il nous prit dans ses bras à tour de rôle, nous écrasant contre son coeur, et ne laissa pas percer son agacement que, quand au nom des Italiens, des Espagnols et des Français je lui signifiai que nous exigions qu'en préalable à toute discussion, le congrès "exige la libération immédiate de l'écrivain Vaclav Havel " , alors emprisonné pour neuf mois. Son seul crime était d'avoir déposé une gerbe de fleurs à la mémoire de l'étudiant Jan Palach qui s'était immolé par le feu vingt ans plus tôt pour protester contre l'invasion de son pays par les troupes du Pacte de Varsovie.
Le lendemain après-midi nous fûmes convoyés au centre de Prague, pour une série de rencontres dans des librairies proches du Palais de la Culture. Laura Grimaldi et Marco Tropéa se retrouvèrent au centre d'une tribune devant trois cents Praguois triés sur le volet. Invitée à prendre la parole, Laura rendit hommage au prisonnier de Ruzine qui, moins d'un an plus tard, allait devenir président de la république. La salle se leva, unanime, et à la stupeur des organisateurs, se mit à applaudir à tout rompre le nom d'Havel pendant cinq bonnes minutes. Débordés, les employés de l'Union des Ecrivains Tchècoslovaques nous firent quitter la librairie et nous confinèrent dans leurs locaux de la rue Narodny. L'économe vieille femme du vestiaire piquait un carton percé de mille trous d'épingles au revers de chacune des vestes, des manteaux. L'endroit était sinistre, un véritable mourroir pour écrivains réalistes-socialistes... Pas la moindre touche d'originalité, de gaieté... Des affiches racornies, délavées, vantant les paysages de Bohème, les bienfaits du régime... Un barman bureaucrate nous servit une bière tiède et une saucisse dont l'enveloppe était plus résistante que les capotes courantes. Devant moi, une couverture jetée sur ses jambes, un vieillard tremblotait en regardant le documentaire insipide que diffusait la télévision d'état. Je me penchai vers un accompagnateur.
- Qui est-ce ?
Il baissa la voix pour me répondre.
- C'est notre plus grand poète national...
Je regardai le vieil homme en pensant que pour rien au monde je ne voudrais devenir le plus grand poète national...
Les choses sérieuses commencèrent dès le lendemain matin. Les cinquante délégués étaient réunis dans la salle des conférences du château Dobris, chaque pays regroupé autour de son fanion. Sémionov présidait, flanqué de Jiri Prochazka et de Manfred Drews, un Allemand de l'Est apeuré. Cinq interprètes bloquées dans leurs cages de verre jonglaient entre l'espagnol, le russe, le français, l'allemand et l'anglais. Le représentant hongrois, perdu en bout de table, se curait consciencieusement le nez tandis que son homologue polonais, un type honorable qui avait dirigé la résistance intérieure contre les nazis, finissait de se saôuler avant que le dernier coup de neuf heures ait sonné à l'église du village. Sémionov, le " truculent personnage à gueule de bagnard" selon l'Evènement du Jeudi, se livra à un numéro de haute voltige, annonçant que la maison d'édition qu'il venait de créer en Union Soviétique, D.E.M., publierait rapidement une dizaine de titres à cinq millions d'exemplaires chacun, et qu'il avait obtenu l'accord de son gouvernement pour créer un "Polar Land" itinérant sur un porte-avions désaffecté ! Conférences, films, expositions, reconstitutions de scènes symboliques du genre criminel, cabarets noirs... Gorbatchévien de choc, pérestroïkiste acharné, il annonça qu'une partie des bénéfices de ses entreprises seraient reversés aux sinistrés du tremblement de terre d'Arménie et à un fond pour l'érection d'un Mémorial aux victimes du stalinisme. Les délégués du bloc socialiste montèrent au créneau les uns après les autres, criant au génie et remerciant le Grand Frère. La nombreuse figuration soviétique s'empara du crachoir, et ce n'est qu'en milieu d'après midi que je parvins à me saisir du micro pour demander que l'on discute, enfin, d'une motion de soutien à Vaclav Havel, arguant qu'il valait mieux sauver les victimes du stalinisme plutôt que se cotiser pour leur élever une statue.
Julian Sémionov laissa la question en suspens et quitta la salle. Il réapparut le soir, suivi par son ombre Martinov, alors que nous revenions d'une réception à l'ambassade du Mexique, à l'invitation de Paco Ignacio Taibo el Secundo. Il vint se poster près du bar et demanda le silence. Il choisit de s'exprimer en anglais pour signifier qu'il s'adressait au monde : à la suite d'une démarche personnelle effectuée en soirée, il avait obtenu du ministre de l'Intérieur tchécoslovaque, la promesse que Vaclav Havel serait libéré dans les huit jours ! Le bloc démocratique et populaire se déclara satisfait, ainsi que quelques occidentaux qui louèrent la grandeur désintéressée de leur président... Les Italiens eurent la présence d'esprit d'imposer la tenue d'une séance de nuit pour examiner la situation. On se mit d'accord pour se passer des interprètes et l'anglais fut choisie comme langue internationale. Nous fîmes valoir, à quelques uns, que la promesse verbale de Sémionov ne nous engageait pas, qu'elle nous semblait même suspecte et que nous maintenions notre exigence. Jiri Prochazka et Semionov proposèrent alors de "demander au gouvernement tchécoslovaque la libération de Havel". Ils nous supplièrent d'accepter ce compromis qui, malgré sa rédaction anodine, pouvait leur valoir les pires ennuis. D'ailleurs, cette motion ne devait pas être rendue publique immédiatement mais diffusée huit jours après la fin de notre rencontre, depuis Moscou ! Les obligés de Sémionov approuvèrent bruyamment. Les choses furent plus surprenantes quand un romancier autrichien, Anderlé, déclara qu'il ne fallait pas se précipiter, "qu'un martyr ne sert que quand il est en prison ", suivi par l'Allemand de l'Ouest qui eut ce coupe de génie, avançant " que Vaclav Havel n'était pas un écrivain puisqu'il n'avait pas été publié en Tchécoslovaquie" ! Après une violente diatribe contre les hérétiques français et italiens du cubain Perez Valéro qui risquait de figer les positions et réduire ses manoeuvres à néant, Sémionov se décida à changer de registre. Il se mit à vanter la qualité des ouvrages de ses principaux opposants, Laura Grimaldi et moi-même, déclarant que leur publication en Union Soviétique s'imposait. Puis ce fut au tour des Polonais, des Bulgares, des Tchèques, des Cubains, des Hongrois, des Allemands de l'Est de découvrir la richesse de notre univers romanesque... En deux heures de temps je me voyais promettre une douzaine de traductions pour un tirage global avoisinant les vingt millions d'exemplaires ! Pour que les choses soient claires, Martinov, le conseiller de Sémionov me précisa que les droits pouvaient être convertis en voyages, en achat de datcha sur la mer Noire, en "plaisirs divers" qu'on peut, je crois, approximativement traduire par "putes" en russe.. A Laura Grimaldi on offrit de passer directement les droits d'auteur en Italie, sous forme de diamants !
Sans être affligé d'un caractère par trop soupçonneux, j'en arrivai à la conclusion que ces offres n'étaient peut-être pas étrangères à la lâcheté manifestée par certains délégués occidentaux... Une engueulade d'après boire entre Sémionov et Manfred Drews, le Berlinois de l'Est, nous apprit que certains délégués démocratiques et populaires étaient tenus en laisse de manière plus historique et politique... Nous nous aperçûmes que certains pouvaient même penser, en haut-lieu, que notre opiniâtreté n'était qu'une manière de faire monter les enchères...
Ce n'est que tard dans la nuit, n'arrivant pas à trouver le sommeil et repassant le film de la soirée dans mon magnétoscope cervical, que je réalisai soudain que la compagne de Sémionov, blonde et discrète, avait filmé la totalité des débats avec le camescope du cosmonaute obèse... Dès la reprise des travaux,, le lendemain matin, nous obligeâmes la réalisatrice sauvage à effacer les cassettes puis je montai à la tribune pour refuser publiquement toute traduction de complaisance dans les pays auto-estampillés socialistes, me retirer de l'Association Internationale des Ecrivains Policiers, et dire le mépris dans lequel je tenais la majorité des collègues rassemblés autour de la table du congrès. Je ne sais toujours pas si les interprètes trouvèrent l'équivalent en russe, anglais, espagnol, italien et allemand du mot "enculés", mais le geste avec lequel je l'accompagnait dépassait, en clarté, l'espéranto ou même le "marrisme" cette théorie linguistique en vogue sous Staline qui voulait que des prolétaires de langues nationales différentes se comprennent mieux entre eux que des ouvriers et des bourgeois de langues nationales identiques ! Les deux représentants du festival de Grenoble quittèrent également la salle. Une jeune interprète nous rejoignit discrètement, pour nous remercier de notre attitude, et nous prévenir que si nous avions des choses importantes à nous dire, elle nous conseillait de le faire en nous promenant dans le parc du château, nos chambres étant "sonorisées"...
Nous décidâmes d'aller passer le reste de la journée à Prague en empruntant un autobus scolaire qui passait dans le village de Dobris. L'appareil d'Etat fêtait le quarante-et-unième anniversaire de la Tchécoslovaquie socialiste, et des milliers de policiers en civil se dirigeaient, en compagnie de milliers de policiers en tenue, vers la place de l'hôtel de ville. Je remarquai, au passage, plusieurs miliciens qui ouvraient de petits placards à balais disposés dans les rues et qui abritaient, en fait, des banderoles à la gloire du régime.
Un taxi nous ramena au château Dobris, après quelques heures passées chez un psychiâtre-criminologue qui avait donné une conférence à Dobris, et que nous avions rencontré dans la rue, par le plus pur des hasards. Une rumeur circulait depuis le début de l'après-midi dans les couloirs du château : nous étions allés à Prague dans l'intention de troubler les cérémonies, de faire un coup d'éclat en interrompant le discours du Secrétaire Général... On nous disait en prison... L'un des délégués de l'Est, allumé à la bière, nous traîna dans les jardins pour nous parler. Il s'excusa de la sévérité avec laquelle il nous traitait, en public, nous confiant que ses interventions étaient écrites par un conseiller d'ambassade déguisé en observateur. Il nous jura qu'ainsi il donnait des gages à ses maîtres, dans l'espoir, qu'un jour, on le laisse participer, accompagné de sa famille, à un congrès en Occident... Plus tard un jeune journaliste cubain, correspondant de l'agence "Prensa Latina" nous interviewa longuement sur nos différents avec Julian Sémionov et j'eus l'impression, sous le masque des mots obligés, qu'il partageait nos révoltes.
Le lendemain, libéré de toute obligation congressiste, je déambulais dans les couloirs du château en compagnie du grenoblois Jean-François Carrez-Corral. A la suite des confidences de l'interprète, nous avions ausculté les murs, les douilles, les meubles de nos chambres à la recherche de micros, sans résultats... Et c'est par hasard, ouvrant une porte du deuxième étage que nous tombâmes sur le coeur du système. La pièce, deux mètres sur trois, était pleine à craquer de matériel d'enregistrement, de magnétos, de télex... Derrière le pupitre, casque sur les oreilles, trônait le petit journaliste-flic de "Prensa Latina"...
Je sais depuis cette minute à quoi ressemble le regard d'un espion percé à jour.
Je ne tardai pas à rentrer en France. On nous prévint le matin qu'on avait retenu des places dans un avion à destination de Paris. Une camionnette nous conduisit d'office à l'aéroport, cinq heures avant le décollage, afin que les organisateurs soient assurés de notre absence à la conférence de presse de clôture à laquelle était convié le ministre tchècoslovaque de la culture.
Quelques mois plus tard, en octobre 1989, je lus une interview de Julian Sémionov dans l'Evénement du Jeudi. Jacques Derogy le faisait abondamment parler de L'A.I.E.P., sans jamais évoquer la réunion de Prague. Le "Simenon russe" donnait une information intéressante : la société D.E.M. qu'il avait créée en Union Soviétique était financée par son" vieil ami Alex Moskovitch " et par le comte Pierre de Margerie, manitou de la chaîne hôtelière Concorde... Le premier nom fit tilt dans ma tête. Je l'avais déjà lu lorsque je travaillais sur "Meurtres pour mémoire". Je repris mes notes. En 1961 Alex Moskovitch, fils de russes émigrés, était conseiller municipal UNR (gaulliste) de Paris et soutenait son ami Maurice Papon, alors préfet de police, dans sa lutte contre la "rébellion FLN". Ce bon Alex était même intervenu avec véhémence le 27 octobre 1961 lors de la séance du Conseil municipal qui avait suivi le massacre de plusieurs centaines d'Algériens à Paris par la police française. Il n'y allait pas de main morte :
" Tous ces agents de l'ennemi doivent être renvoyés du territoire métropolitain. Voici deux ans que nous demandons la possibilité de le faire. Ce qu'il nous faut, c'est très simple et très clair : l'autorisation et suffisamment de bateaux. Le problème qui consisterait à faire couler ces bateaux ne relève pas, hélas, du Conseil municipal de Paris". (Bulletin municipal officiel du 8 novembre 1961, page 637).
Six mois plus tard l'écrivain Edward Limonov, qui n'était pas encore membre du cabinet ministériel fantôme de Jirinovski ni dirigeant d'un parti fasciste russe, et qui ne tirait pas encore sur Sarajévo en compagnie de son ami et instructeur Radovan Karadzic, était contacté, à Paris, par l'adjoint de Sémionov, Alexandre Pleskhov, un solide gaillard de 42 ans. Ils négocièrent une série de parutions de l'ex-enfant terrible des lettres moscovites dans les journaux de DEM, une série de conférences à travers l'Union Soviétique, puis Pleskhov dîna avec un journaliste de VSD. A trois heures du matin ils descendit de sa chambre, hagard demanda qu'on appelle un docteur. Il mourut à son arrivée à l'hôpital. Le corps fut rapatrié à Moscou, sans être autopsié. En octobre de la même année un mensuel me commanda un reportage sur Moscou. Je déambulai pendant une dizaine de jours dans une ville en faillite, guidé par le guitariste et le chanteur d'un groupe de rock heavy-métal. Un jour je rencontrai Grimblat, le journaliste qui avait servi de modèle au livre de Jean Kehayan, "Rue du prolétaire rouge". Je lui demandai des nouvelles de Sémionov. Il me parla tout d'abord de Preskhov, mort à Paris, "d'une indigestion officielle " puis de Julian Sémionov qui luttait contre la mort dans un hôpital moscovite, le cerveau vidé de toutes ses informations. Il plaisanta : "Il aurait dû faire attention, lui aussi, avant de manger des champignons..."
Plusieurs mois s'écoulèrent avant que les souvenirs de Dobris ne reviennent me troubler. Le mur de Berlin s'était écroulé quelques semaines après la Révolution de Velours, avant que l'URSS ne vole en éclats... Je signais des livres, à l'invitation d'une association culturelle lilloise quand la lecture d'un nom imprimé sur le programme du trimestre précédent me glaça. Je demandais innocemment à l'un des organisateurs de qui il s'agissait. Il me répondit qu'un romancier français leur avait conseillé d'inviter cet écrivain tchécoslovaque et même de traduire l'un de ses ouvrages, " Un coupable à la clef ". L'auteur tchèque n'était autre que le psychiatre-criminologue qui nous avait rencontrés par hasard alors qu'avec mes amis grenoblois nous marchions dans Prague le jour où, pour la dernière fois, ses amis à lui célébraient la naissance de la Tchécoslovaquie socialiste.
Deux années plus tard, je retournai à Prague pour écrire Un Château en Bohême. Je traversai la France et l'Allemagne d'une traite pour venir me garer sur la place Wenceslas. Mes pas me conduisirent vers la rue Narodni et l'immeuble qui abritait l'Union des Écrivains tchécoslovaques, face au Théâtre National. Je croisai un homme accompagné d'une très belle femme blonde aux longues jambes moulées dans un pantalon de cuir. Je me retournai sur le couple, intrigué tout autant par les lignes de la femme que par les traits de l'homme. Il s'était également arrêté et me regarda, l'espace d'un instant. Je lereconnus mais n'osai pas l'aborder.
Vaclav Havel poursuivit son chemin et moi le mien.

DAKAR-TODCHOVALLON.
Jeudi 8 mars 1990
Les ouvriers qui travaillent sur le squelette du Centre Culturel Islamique de la rue de Thann ont commencé plus tôt ce matin. Il est à peine huit heures et déjà les outils cognent et résonnent sur les quinze étages de poutrelles métalliques. Nous nous sommes couchés tard, après une soirée au Dagorne un restaurant proche de la place de l'Indépendance. Une salle pleine de coopérants français, de commerçants européens, de gradés blancs. En sortant nous nous sommes aperçus qu'une sorte de milice de va-nus-pieds gardait les voitures des clients. Les rues étaient plongées dans l'obscurité, la centrale électrique ne parvenant pas à répondre à la demande, et sans que nous ne demandions rien, un Africain nous a suivi jusqu'à l'hôtel Océanic, en silence, une matraque à la main, pour nous protéger. Le Dagorne se souciait de la digestion de ses clients...
J'ai ouvert les volets. En face du marchand de journaux, trois vagabonds disposaient des poissons tout juste vidés sur une feuille de journal posée à même le trottoir, à deux doigts d'un chien jaune dont les pattes frissonnaient chaque fois qu'une mouche se posait sur l'une de ses oreilles. Epinglé sur la grille du square Kermel, Sud-Hebdo titrait :
Décès de Mor Fall
UN MORT REMUANT
L'assassinat d'un manifestant à Thiès, une semaine plus tôt, continuait de provoquer des grèves, de susciter des défilés de protestation. Le journal gouvernemental préférait, lui, consacrer sa Une à la victoire de l'équipe nationale de foot-ball sur celle du Cameroun. Je suis descendu acheter la dernière livraison du "Cafard Libéré" et c'est là que je suis tombé sur "eux".
J'en avais sûrement croisé depuis mon arrivée, mais il est problable mes yeux s'étaient refusés à les voir... Ils avaient trop à faire, ces yeux, avec les milliers de mendiants campant dans le centre-ville, les groupes de types abîmés par la polio dont les doigts squelettiques se plantaient dans votre chair pour bien vous faire sentir la proximité de la mort. Trop à faire avec les cohortes de mômes implorants, trop à faire avec les bidonvilles construits au coeur de la cité contre les murs des maisons, trop à faire avec la lassitude et l'immense dégoût qui vous submergent devant l'extrême misère dans laquelle agonise un continent. Ils étaient là, "eux ", sur le parking de la poste centrale, à cinq cents mètres de la Place de l'Indépendance, vitrine poussiéreuse d'un pays à la dérive. Je suis passé tranquillement, encore innocent, devant le premier, qui tenait un fragment de miroir dans sa main atrophiée. Il a posé la glace contre son coeur, découvrant son visage au relief ravagé, le front creusé de larges stries, le nez mangé par la maladie, les yeux injectés. J'ai bloqué ma respiration comme pour m'interdire de vivre du même air que lui et un bruit de crécelle venu du fond des âges s'est mis à grincer dans mon crâne. La lèpre... La lèpre est dans la ville... Il y avait quinze, peut-être vingt lèpreux sur ce parking, qui lavaient leurs plaies avec l'eau trouble emplissant leur battù, la calebasse des mendiants, ou qui économisaient leurs forces à l'ombre de la carrosserie terne d'un camion postal.

Vendredi 9 mars 1990
Les Français avec lesquels nous sommes venus se sont installés à la Voile d'Or, bungalows, barbecue, sable fin, palmiers, un univers de rêve coincé entre la base militaire tricolore et les cabanes de planches de Tahiti-Plage où survivent, sans eau, sans gaz, sans électricité, quelques centaines d'hommes et de femmes en guenilles. Un auteur " pour la jeunesse" qui offre son visage au soleil me plaint d'être logé en ville : " On est bien mieux ici, le paysage est magnifique et on ne voit pas la misère de Dakar. J'y vais le moins possible, on se sent trop coupable". Le patron du village idyllique, ancien nageur de combat de la base d'Aspretto, celle-là même qui forme les agents couleurs de Rainbow Warrior, navigue entre les tables en offrant du rab de brochettes de lotte.
La photo d'un présentateur vedette de TF1 anime la page société du journal gouvernemental. Une interview express accordée dans l'aéroport avant le retour chez Bouygues :
" C'est un endroit où on se détend beaucoup. Un pays sans stress. En France on a perdu la notion de générosité et d'accueil et quand on arrive de Paris où tout est tension, c'est agréable d'être ici... J'aime bien voir ce qui se passe sur place. Pour un journaliste qui présente des informations, c'est important de se rendre sur place pour sentir les hommes, sentir les situations...".
Cette année, au Sénégal, le taux de mortalité infantile a dépassé les 17%. Certainement sans stress...

Samedi 10 mars 1990
Une statue garde le parc qui fait face à la Présidence de la République. Elle représente un tirailleur sénégalais en uniforme de la Grande Guerre, fusil Lebel au pied. Le socle est muet, le temps a presque effacé la trace blanche des lettres de "MORTS POUR LA FRANCE". Rien n'est venu les remplacer , le maître préfère aujourd'hui rester dans l'ombre.
Nous passons la journée au Palais de Justice, à la pointe de la ville, juste avant le no-man's-land cerné par les eaux atlantiques. Les rochers, les grottes, les escarpements de la côte sont habités par ceux qui, encore plus pauvres, n'ont même pas trouvé refuge dans les immenses bidonvilles de l'agglomération. Dans le hall de la Cour Suprême, des affiches vieilles de dix ans pourrissent derrière les vitres des tableaux d'affichage dont on a perdu la clef. Les chiens du gardien se sont installés dans les cabines téléphoniques. Les étagères de la salle des archives s'affaissent sous le poids des dossiers, les rapports se déversent sur le sol qui n'a pas connu la caresse du balai depuis des mois, les destins mêlent leurs procès-verbaux. Dans un coin de la salle d'audience, des photocopieuses désossées, des chaises tordues, et sur une estrade rafistolée, qui tient grâce à des bidons glissés sous les planches, le tribunal juge un voleur de roues de camion.
Quand nous rentrons, des affiches ont fleuri sur les murs de la capitale. Un cri noir tracé au pinceau sur du papier blanc : “Halte au détournement des milliards par Abdou Diouf et sa famille".
J'éffectue une plongée dans les archives du "Soleil", le journal du parti au pouvoir logé dans les anciens locaux de l'état-major de la Marine de l'Afrique Occidentale Française, au milieu des favellas du quartier de Hann. Tout est classé dans des dossiers coloniaux d'un marron délavé, cette couleur administrative appelée "bulle". A l'intérieur de chaque chemise sous le rabat, une impression, en capitales : "Ministère de l'Information". On a juste pris la peine de tourner la veste.

Dimanche 11 mars 1990
Je m'immobilise devant l'ouverture rectangulaire donnant sur la mer, dans le mur de la maison des esclaves, à Gorée. Une porte comme un cercueil dressé. Par là sont passés des centaines de milliers d'hommes noirs enchaînés. Une "disquette", comme on appelle ici les jeunes filles-femmes, est assise près de moi sur la chaloupe nous ramenant à Dakar. Elle crie pour couvrir le bruit du moteur qui nous tympanise : " En France la vie est belle... C'est un pays de Prisunics...".

Lundi 12 mars 1990
Huit patrons européens sur dix envisagent de se retirer du Sénégal dans les trois ans. Le remboursement des seuls intérêts de la dette assèche les réserves de devises du pays. Ils font encore quelques efforts. Des banderoles claquent au vent tout autour du magasin "Hyperscore" : "Grande quinzaine du consommer sénégalais". Le ministre du commerce, Oumar Sy, a eu l'idée d'inviter le corps diplomatique à un dîner composé exclusivement de produits du terroir : salade ndiambouroise, couscous de maïs sauce bassé-salté, salade de fruits, le tout arrosé de jus de banane, de garga mbossé, de melon, de pastèque. L'ambassadeur du Liban n'en croit pas son palais : " C'était tout à fait délicieux. Equilibré sur le plan nutritif. Personnellement j'ai un cuisinier sénégalais et à partir de ce dîner je vais lui demander de préparer davantage de vos plats".
Un avion me dépose à Paris où m'attend un autre avion qui m'emmène à Sofia. Je participe à un projet de livre collectif provisoirement intitulé "Douze écrivains passent à l'Est" et qu'à l'arrivée le ministère de la culture, qui pilote l'opération, baptisera plus sagement "Voyage à l'Est".

Mardi 13 mars 1990
L'histoire de la Bulgarie jalonne l'avenue qui mène directement de l'aéroport au centre de Sofia. Cela commence par la statue équestre du Tsar russe dont les armées mirent un terme, en 1878, à cinq siècles de domination turque, en passant par le monument aux soldats soviétiques qui libérèrent le pays des nazis en 1945, pour finir, au bout de l'avenue Vitosha, par la statue de Lénine symboliquement cernée par les palissades de chantier, et dont le regard de bronze embrasse la façade cossue du Sheraton, le minaret de la mosquée et l'étoile rouge plantée au sommet du bâtiment du Comité Central. A deux cents mètres de là, devant le mausolée de Georges Dimitrov, lorsque la nuit tombe, les adhérents du mouvement de l'opposition religieuse se rassemblent. Ils allument des bougies dans un silence sur lequel se grave l'Evangile lue par un pope en habit de deuil. Un peu plus loin une femme assise sur le trottoir gagne sa vie en pesant les passants sur une antique balance qui a dû supporter, unité par unité, le poids du million de Sofiotes. Tout autour des hôtels rôdent les dragueurs de touristes, les banquiers sans comptoir qui vous vendent le leva au tiers de sa valeur. La meute se déplace dans la foule comme un banc de requins aspiré par l'odeur des devises fraîches et fortes. Dimitri, un ami photographe, me montre les chefs des trafiquants restés prudemment à l'écart, à l'entrée du passage souterrain qui mène aux grands magasins : " Tu connais la différence entre un léva et un dollar ?". Je hausse les épaules : " Non...". Il rit tristement : " C'est pourtant simple : un dollar". Nous marchons jusqu'aux jardins du Palais National de la Culture qui ne porte plus le nom de la fille du dictateur déchu "Ludmila Jivkova". Je feuillette un album édité quelques années plus tôt en la mémoire de la fille-ministre de Todor Jivkov, le Brejnev des Balkans renversé par son propre parti le 10 novembre 1989 après trente ans de règne. Elle apparaît à chaque page, consommant plus de chapeaux que la reine d'Angleterre, plus de turbans que Simone de Beauvoir, masquant sous les tissus chatoyants les plaques d'acier courbe qui remplaçaient le sommet de son crâne attaqué par le cancer. La légende est signée de centaines de noms... Au hasard un poème de Raphaël Alberti qui profitait fréquemment des bienfaits du soleil bulgare et des vertus régénérescentes des stations balnéaires :
Au printemps
Camarade, belle Ludmila,
Ta pureté est immaculée,
Et elle va éclore, ici au printemps,
La superbe rose que tu as créée.
La femme de Dimitri attend un enfant, pour mai, et il consacre une partie de son temps à la recherche de lait "longue conservation". Le lait bulgare, de mauvaise qualité, détraque les organismes des nourrissons. Pourtant la politique nataliste bat son plein : les couples mariés, les célibataires voient leurs salaires amputés de 5% s'ils n'ont pas d'enfant après 25 ans. Un taux qui grimpe à 10% après 30 ans et 15% après 35 ans. Des pénalités qui frappent également les familles brutalement privées d'un enfant par un accident...
Les "Nouvelles de Sofia" publient chaque semaine un horoscope qui semble tout droit sorti de la plume d'un bureaucrate recyclé :
Capricorne (23 décembre-20 janvier) : Changements à prévoir dans vos jugements et votre échelle de valeurs quelque peu ébranlée. Une crise des idéaux n'est pas impossible avec tout ce que cela comporte comme conséquences.
Sagittaire (23 novembre- 22 décembre) : Voyages réussis, activités intellectuelles, rédaction de documents importants. Des risques de confrontation à éviter. La jurisprudence et les relations internationales vous apporteront des succès.
Cancer (22 juin-22 juillet) : Misez sur le conventionnel et le traditionnel. Les vues radicales sont déconseillées, si alléchantes qu'elles puissent vous paraître.
Il est une heure du matin. Des équipes d'ouvriers défoncent la chaussée au marteau-piqueur. Dans le hall du New-Otani quelques filles déambulent à la recherche d'un client dollarisé. Dimitri me pose une nouvelle colle. " Quelle est la différence entre la " démocratie" et la " démocratisation ". Je hausse les épaules, une nouvelle fois. Il a toujours ce sourire triste pour livrer la solution : " La même différence qu'entre une chaise et une chaise électrique".
Bonne nuit Sofia.

Mercredi 14 mars 1990
La ville est illisible, le cyrillique efface le sens, ne restent que des signes. Je parviens à déchiffrer PECTOPAHOM (restaurant) KOKA-KO A (Coca-Cola), XOTEA (hôtel)...
Je note les directions en phonétique, sur un calepin. Le chauffeur de taxi hoche la tête d'un air entendu quand je lui demande de m'emmener à la gare routière de " Poudou hénné...". Il me laisse au coeur d'un quartier en ruines, près d'une file d'autocars dont aucun ne va à Pravetz. Je me retrouve dans un bus Ikarus, made in Hungary, sur une banquette défoncée, au milieu d'une trentaine d'ouvriers immigrés vietnamiens dont le travail d'esclave rembourse l'aide matérielle fraternelle accordée par la Bulgarie socialiste lors du conflit avec les U.S.A. La gare routière a été déplacée et le conducteur doit me laisser au plus près, sur sa ligne. Nous quittons Sofia et longeons pendant des kilomètres les chantiers des blocs en construction. D'autres Vietnamiens montent à chaque station. Le bus se vide entièrement devant les portes d'une gigantesque usine métallurgique. J'interroge le chauffeur du regard. Il écarquille les yeux et se frappe le front en les refermant. Esperanto muet : il m'a oublié. Un car à soufflet retourne vers le dépôt et fait un crochet pour me déposer à la frontière de l'agglomération sofiote, en plein quartier turc. A un arrêt, des lettres blanches sur un fond bleu indiquent paBe . La ville natale de Todor Jivkov se trouve à une cinquantaine de kilomètres, au nord-est de la capitale, de l'autre côté des montagnes, et nous y sommes en moins d'une heure grâce à l'autoroute parsemée d'ouvrages d'art que le fils prodigue s'est fait construire.
Je m'installe dans un des hôtels pour réservés aux touristes, un building désert posé en pleine campagne, au bord d'un lac artificiel. Sans les deux rangées de piliers qui vous obligent à tordre le cou pour voir l'orchestre, la salle de restaurant de l'hôtel ressemblerait à un gymnase. Ils sont sept sur scène à faire revivre le répertoire des Stones et nous sommes six dans la salle aux prises avec le plat unique sous le regard fatigué des serveurs. Les chambres donnent sur les eaux rapportées et les Balkans. La radio fichée dans un gros meuble diffuse de la musique qui pourrait aisément renouveler le générique des "Nuits Magnétiques". J'éteins et je m'endors sur la dernière phrase d'un chapitre de "Une poire pour la soif" de James Ross quand Jack Mac Donald "essaye de se donner l'air du gars qui pense à rien de précis en particulier".

JEUDI 15 MARS 1990
Je me réveille en sursaut à trois heures du matin. La radio balance un solo de sax à pleine puissance. J'appuie à plusieurs reprises sur le bouton ON/OFF, sans résultat. La molette du volume tourne dans le vide... Les trois fréquences sont alignées sur le même programme. Je finis par tirer le meuble vers moi. Une dizaine de fils sont fichés à l'arrière du poste et la torsade disparaît dans le mur. Je les prends à pleine main et en arrache trois d'un coup. La moitié de l'ampli vient avec la soudure. Le vacarme cesse immédiatement. Je me recouche en pensant à la fameuse chambre numéro 203 de l'hôtel de la place Wenceslas, à Prague, qui abritait une régie de surveillance vidéo de l'intérieur des appartements où étaient reçus les invités de marque. Me revient en mémoire une blague de Dimitri, à Sofia. Lors d'une conférence de presse le ministre de l'Information fait état d'un sondage selon lequel 52% des Bulgares sont persuadés que leur téléphone est sur écoute. Un journaliste se lève et demande " Que pensent les 48% restants ?", et le ministre de répondre : " Nous ne le savons malheureusement pas, ils ne possèdent pas le téléphone".
Todor Jivkov ne supportait pas d'être né dans un trou. Pravetz qui l'avait offert au monde, ne pouvait être qu'une ville modèle. Dès son accession au pouvoir, les subventions se mirent à pleuvoir. La route qui traversait le village fut transformée en une allée piétonnière majestueuse de deux kilomètres de long recouverte par des milliers de dalles de couleur. Les bâtiments officiels remplacèrent les vieilles fermes. On creusa un lac artificiel. Des hôtels internationaux s'élevèrent sur les berges. Une usine d'assemblage d'ordinateurs, une autre de logiciels, une école sportive de haut niveau, un lycée doté de moyens exceptionnels, un laboratoire pour la fabrication du pain permirent à Pravetz de dépasser les 6 000 habitants et d'accéder officiellement, en 1980, au rang de "VILLE". Malheureusement Jivkov, en voulant demeurer quelque peu fidèle à la vocation initiale de son village décida également l'implantation d'une étable modèle à l'entrée de Pravetz. La ferme qui abrite aujourd'hui des centaines de bestiaux en batterie, est située à l'endroit où les vents venus des Balkans reprennent de la force... Et flotte sur la Ville, en permanence, une lourde odeur de fumier. Il y a quelques mois encore, pour se rendre au musée Todor Jivkov il fallait emprunter la rue Vladimir Jivkov, prendre à droite dans la rue Ludmila Jivkova, dépasser le lycée Todor Jivkov et traverser la place Georges Jivkov. Une sorte de jeu des sept familles à l'échelle d'un pays... Le petit-fils, dans la famille Jivkov. Pioche ! Une aberration, du seul point de vue de l'orientation. Dans le bar P.Y.M, qu'on prononce "roum" et dont les initiales signifient "Magasin régional universel", je fais la connaissance d'Olivier. Il enseigne depuis un an le français aux lycéens de l'établissement Levski, ex-Jivkov. Service militaire civil à mi-parcours. J'accepte de rencontrer ses élèves et me retrouve en début d'après-midi devant une salle de trois cents jeunes Bulgares. C'est la première fois qu'un écrivain est dans leurs murs. Curiosité sans fin sur tout ce qui bouge derrière les frontières. On m'offre des fleurs et je repars les bras chargés de bouquets comme un vainqueur d'étape. Des lycéens de première m'attendent à la cafétéria. Yanka s'étonne qu'on puisse avoir envie de venir à Pravetz : "Il y a deux mois, à Sofia, un autocar immatriculé à Pravetz a été attaqué à coup de pierres... Les chauffeurs de taxi refusaient de vous charger quand vous annonciez votre destination...". Tichomir m'apprend qu'il a fallu une intervention à la télévision pour que les habitants de la Ville, dans leur ensemble, cessent d'être considérés comme responsables de la naissance du monstre. Il me montre ses amis : " En décembre le lycée s'est mis en grève pour obtenir le départ de la directrice. On nous a désignés, tous les douze, pour appuyer le mouvement par une grève de la faim. Trois jours après, c'était gagné. Pour nous, tu ne peux pas savoir, c'était une incroyable revanche sur les humiliations subies depuis des années". Gallia prend le relais : " Le lycée modèle, ce n'était qu'une façade. Comme tous les élèves de Bulgarie nous étions de " brigade" au moins deux mois par an. J'ai été obligée de travailler dans les champs ou sur les chantiers de Pravetz, de construire des autoroutes, de laver au chiffon les dalles de l'avenue, quand Castro, Ceaucescu, Waldheim ou un autre venait en visite officielle... Ensuite il fallait aller les applaudir, sur la place, devant la statue de Jivkov. Son image était protégée jour et nuit par des caméras installées au sommet du Centre Culturel, de la Mairie et malheur à celui qui se permettait une grimace...". Boïan approuve d'un mouvement de tête. Lui aussi se souvient avoir remonté à genoux les deux kilomètres de dallage, une brosse à la main. Il fronce les sourcils : " Avant il fallait obéir en tout. Seuls les plus souples réussissaient à faire carrière. Le système étouffait toutes les révoltes, tous les refus. Il ne récompensait que les plus médiocres. Personne ne disait jamais " Pravetz"... Cette ville, entre nous, on l'appelait TODCHOVALLON, Todcho c'est le diminutif de Todor, en Bulgarie, et Vallon à cause de Châteauvallon, le feuilleton français qu'on a vu à la télé...".

Vendredi 16 mars 1990
J'ai rendez-vous avec Irina devant la poste. Je lui parle du Canada, où elle veut aller vivre. Chaque semaine l'avion qui part de Prague en direction de Cuba, territoire libre d'Amérique, est pris d'assaut par des Bulgares qui profitent de l'escale technique à Terre-Neuve, île canadienne, pour fausser compagnie à l'équipage. Régulièrement le Tupolev se pose vide de passagers sur l'aéroport José Marti de La Havane. Le musée Jivkov est fermé depuis le 10 novembre 1989, date de l'éviction du dictateur par ceux-là même qu'il avait associés au pouvoir. L'ancien guide travaille aujourd'hui au lycée mais elle ne souhaite pas me rencontrer. J'aurais pourtant aimé l'entendre réciter à l'aveugle la geste du Todcho de Pravetz. Irina fredonne un air traditionnel. Elle a fait partie, pendant des années, d'un groupe folklorique et se produisait en costume devant les cohortes de diplomates invités qui repartaient les yeux et leurs Kodak saturés d'images rassurantes sur la Bulgarie éternelle. Elle me tend un poème écrit en l'honneur du Parti Communiste, choisi dans un recueil dédié à Jivkov, "Coeur d'avril", et que Boïan s'est amusé à traduire :
Toi, Parti, tu nous a donné la vie,
Nous sommes tes enfants, tu nous a appris
Le courage et la confiance en l'avenir,
Tu vises juste et ta balle a meurtri,
La bêtise farouche du monde.
Avec toi nous sommes égaux des Dieux
Sur la terre et dans les cieux.
" Tu sais, on nous apprenait dès l'enfance à jouer la comédie. C'est comme si il avait réussi à transformer tout le pays en royaume d'opérette.... On faisait des sourires, on agitait les drapeaux, on tapait dans nos mains, et tout paraissait vrai... Dès l'instant où on entrait aux Komsomol, vers douze, treize ans, on désignait un responsable du niveau idéologique de la classe qui était tenu de faire un rapport hebdomadaire à la milice... On ne se battait pas pour le poste, mais il en fallait un, c'était obligatoire...".
Olivier nous rejoint en voiture et nous prenons la rue qui monte vers l'usine d'ordinateurs. Avant, il était impossible d'aller plus loin, une barrière gardée par des soldats condamnait le passage. La barrière est dans le fossé et les militaires ont disparu. Nous empruntons la route particulière de Jivkov, cinq kilomètres de macadam privé, rythmés par les panneaux d'interdiction de doubler, serpentant au milieu des forêts. Soudain au détour d'un virage, cinq hommes, costumes noirs et imperméables mastic, nous font signe de nous arrêter. Nous leur répondons par des signes d'amitié et de larges sourires. Encore un kilomètre et la Fiat s'arrête sur le rond-point qui servait à l'occasion d'aire d'atterrissage pour l'hélicoptère du Président du Conseil d'Etat de la République Populaire de Bulgarie et Secrétaire Général du Comité Central du Parti Communiste Bulgare. L'énorme résidence de Jivkov, l'une des trente-cinq réparties dans le pays, domine Pravetz et son lac artificiel. Un sommet masque à nos yeux les usines et leurs fumées. Une femme ouvre le lourd portail en bois sculpté. Irina tente de lui expliquer la raison de ma présence quand les cinq hommes aperçus dans la montagne arrivent au pas de course. Ils acceptent sans difficulté de nous faire entrer et la femme nous précède dans les escaliers, les couloirs, les halls qui mènent à la vingtaine de pièces dont se compose la villa. Salle de cinéma, salle de jeux, salle de bains équipée de jakusi, tapisserie, plafonds ouvragés, dossiers en piles... Tout le décor est en place, jusqu'aux claquettes du dictateur qui dépassent du couvre-lit. On a juste décroché les tableaux de maîtres afin de les rendre aux musées qui en avaient été privés. Les paupières d'Irina, la petite lycéenne qui frottait à genoux les dalles de l'avenue, ses paupières ne clignent pas une seule fois.Samedi 17 mars 1990
Evguénia est prof à Pravetz et loge dans l'une des cités construites en périphérie de la Cité Idéale, au milieu des terrains vagues. Des cellules d'habitation standardisées posées les unes sur les autres, légèrement bancales. Les halls sont dévastés, les boîtes aux lettres éventrées, le ciment, de mauvaise qualité se désagrège. Tout ici fait penser à la cité d'urgence. L'interphone montre ses entrailles. Evguénia vient de Zagora et vit depuis plus d'un an au milieu des cartons qu'elle s'interdit d'ouvrir. Une manière de conjurer le sort, de rapprocher la date du départ. Un peu à l'image de ce pays de neuf millions d'habitants qui ne peut se souvenir que de cinq années de démocratie en huit siècles d'histoire : des gens assis entre leurs valises et qui attendent de savoir dans quelle direction aller. Todor Jivkov est, paradoxalement, l'un des seuls à ne pas avoir fait ses bagages. Le fils de l'éleveur de cochons de Pravetz a passé les dernières années de son règne à accumuler les maisons, les tableaux, à favoriser ses parents, à garnir ses comptes en Suisse, et quand le sol s'est mis à trembler sous ses pieds, il est resté groggy debout, tétanisé, comme s'il se refusait à admettre que le Peuple, auquel il s'était identifié, le congédiait. Evguénia souhaite que son procès se déroule le plus rapidement possible. Les images du couple Ceaucescu défilent devant mes yeux. " Si j'étais président du tribunal, je chercherais surtout à comprendre comment tout cela a été rendu possible... Des gens comme Honecker ou Jivkov peuvent apporter beaucoup à la science en révélant les mécanismes de leur pensée... Condamnez-les à suivre une psychanalyse télévisée, à perpétuité !". Elle rit : " Dans ce cas, je m'achète la télé". Une bourrasque fait vibrer les fenêtres et je frissonne en remarquant bêtement qu'il y a du vent. Evguénia agite la tête, contre l'évidence : "Non, tu te trompes, c'est le bruit des milliers de vestes qui se retournent !".

© Didier Daeninckx