Christine Jérusalem / Echenoz et l'argent
à propos de Stevenson et de quelques libellules

en accompagnement du colloque Echenoz de St Etienne, organisé par Christine Jérusalem et Jean-Bernard Vray, une réflexion critique inédite de Christine Jérusalem, que nous remercions: histoire de partage, dont nous tenons à être! FB

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voir dans le dossier Echenoz de remue.net deux études complètes de Christine Jérusalem sur territoires et géographies dans l'oeuvre d'Echenoz

 

« Le roman aime le monde parce qu’il le brasse et l’embrasse » (Roland Barthes)

On partira de cette belle formule de Roland Barthes ( La Préparation du roman) parce qu’elle caractérise de multiples manières l’entreprise romanesque de Jean Echenoz.

Ses romans brassent des intrigues (à foison), des références (littéraires, cinématographiques, picturales) et aussi (et surtout) des affaires (l’énumération, si fréquente dans l’œuvre, est un marqueur stylistique de cette volonté d’en découdre avec l’époque). Car il s’agit bien, dans toutes ces fictions, de dénombrer, de décompter, de comptabiliser. Et ce que brassent les personnages échenoziens, ce n’est pas seulement le vide (voir l’inertie répétitive de leurs déplacement, voir l’ennui qui les constituent), c’est également l’argent.

Le point d’ancrage de ce motif trouve une de ses origines dans un détail de la préface que Jean Echenoz consacre au Maître de Ballantrae de Stevenson. On sait que dans ce texte l’écrivain s’invente un double littéraire qui s’incarne sous les traits du héros éponyme de l’histoire (« Nous serons ravis de voir se construire un portrait de l’artiste en démon [...] Séduction, beauté, sadisme et baratin. Passion de tout pervertir et de manipuler. ») Or un des points qui retient l’attention d’Echenoz c’est la curieuse manie qu’a le héros de jouer sa vie à pile ou face : « La première pièce qu’il jette crée son destin tout en crevant, littéralement, l’écran. Le rôle, la trajectoire de cette guinée créent une cellule spéciale de fiction. »

Renversons le miroir : dans les romans échenoziens, l’argent constitue aussi une « cellule spéciale de fiction ». Nombreux en effet sont les récits qui mettent en scène des captations d’héritage (Cherokee), des trésors à saisir (Je m’en vais), des vols (Je m’en vais, Un An)... Multiples sont les scènes qui montrent des calculs ou des négociations : additions de Victoire dans Un An, transactions de Ferrer dans Je m’en vais, marchandages des courses en motocars dans Au Piano.

« Mes gages, mes gages, mes gages », s’exclame Sganarelle à la fin de Dom Juan. Et nous, que demandons-nous ? Peut-être la leçon faussement pascalienne que Dom Juan fait au pauvre. Nous attrapons, sans jurer de rien, cet or que Jean Echenoz nous donne « pour l’amour de l’humanité ». Et si l’on ne jure pas, c’est sans doute parce que chez Echenoz l’argent de la prose (ou le plomb, c’est tout comme) s’est transmuté en or. Il est temps en effet de souligner le brassage entre prose et poésie qui caractérise toute l’œuvre échenozienne. Nulle raison de les opposer. Dans Un An, la métaphore transforme les billets en « libellules vertes et bleues » (Un An, p.17). Même transfiguration du prosaïque dans Au Piano: l’argent rime avec poésie comme le montrent les prostituées qui déclament « sur tous les tons le même alexandrin parfait, classiquement balancé avec césure à l’hémistiche (C’est quinze euros le pipe et trente euros l’amour) » (Au Piano, p.62). On ne sera pas autrement surpris de retrouver cette perfection racinienne au sujet du métro, omniprésent dans ce roman : c’est Marc Augé qui fait remarquer que le plus bel alexandrin de la langue française se trouvait il y a quelques années sur les vitres des portes du métro : « Le train ne peut partir que les portes fermées. » Ce même geste d’ouverture et de fermeture, on le retrouve dans Je m’en vais à propos des accords de Schengen qui « autorisent les riches à se promener chez les riches, confortablement entre soi, s’ouvrant plus grand les bras pour mieux les fermer aux pauvres qui, supérieurement boulougnisés, n’en comprennent que mieux leur douleur. » (Je m’en vais, p.202)

L’oeuvre de Jean Echenoz ne peut partir que les portes ouvertes, en bousculant toutes les règles d’équilibre pour brasser et embrasser le mineur et le majeur. Car les deux faces pour l’écrivain sont inséparables, insécables, avers et revers de la pièce d'une guinée qui joue un rôle si important dans le Maître de Ballantrae.

© Christine Jérusalem, novembre 2004