Klaus Semsch / Un polar polaire | |
à propos de "Je m'en vais", de Jean Échenoz Klaus Semsch enseigne à l'université de Düsseldorf, en collaboration avec le professeur H. T. Siepe - ce texte reprend sa présentation de Je m'en vais, d'Échenoz, à l'intitut français de Heidelberg, le 17 février 2000. NOTA : malgré la présence dans cette étude des mots voyeurisme, infirmière, femmes qui vaut à cette page nombre important et régulier de consultations via Google, il s'agit uniquement de littérature: on conseillerait plutôt à ceux-là, pour la qualité de leur plaisir, d'aller directement lire Echenoz... FB contact via le site |
" Il y a peut-être quelque
chose qui se passe avec le noir et le blanc dans ce nouveau livre. "
Les encyclopédies nous renseignent quà lépoque des rois français le blanc était la couleur du deuil, de la mort. De nos jours, par contre, cest celle de la naissance, de la vie etc. A la différence des couleurs vraies, cest-à-dire spectrales, le blanc et le noir ne se prêtent pas aisément à une symbolisation précise. Elles favorisent plutôt une optique baroque de la coïncidence des opposés (la vie et la mort, la mort et la vie). Leur fonction, cest alors de lier les extrêmes, de jalonner un terrain qui nest pas encore une propriété. Dessinent-elles, dans leur valeur symbolique, qui, par définition confronte le concret avec une idée énigmatique, le lieu tant pressenti quirréel dune réalité à venir (tant réelle que discursive) ? Essayons donc par la suite de dégager le jeu langagière, la logique rhétorique de la narration de luvre échenozienne. Cette raison narrative nous semble être une stratégie de nature symbolique qui ne quitte pas plus les chemins battus quelle nen invente dautres. Lexemple d'Echenoz souligne encore une fois que lintérêt dune écriture se révèle surtout quand on va à la recherche de ses obstinations, voire de ses obsessions. Ceci vaut dautant plus quand lauteur na - dans une certaine mesure - pas grand-chose à raconter, quand il écrit plutôt des livres sur rien. Dans la forge romanesque de ses narrateurs, le sujet est donc plus proche dune idée fixe (ou topos) que dun contenu; cest un motif qui a besoin en plus dune particule terrestre déclencheur pour être mis en trame, ou, comme lappelle Echenoz dans une interview assez récente, dun McGuffin pour démarrer. Mis à part cela, il sagit dans les romans de notre auteur de raconter " la position du sujet moderne dans le monde contemporain " (Entretien dans Europe 820-821, 1997, 195) et, plus précisément, de " faire léconomie de cette aspiration permanente " (ibid., 197) quest lamour. Dans un monde moderne froid et laissé par ses devanciers dans un état dabsurdité inexorable et peut-être fatale, lauteur est donc préoccupé de lingrédient romanesque le plus important et le plus traditionnel: lintrigue damour. Dans un sens concret et figuratif à la fois, les caractères déchirés sont des personnages au chômage, des sans domicile fixe qui, " dans un état dabandon amoureux " se retrouvent " dans un rapport au monde pas très heureux " (ibid., 197), et qui vivent en effet dans un deuil permanent. Ce qui élève maintenant cette thématique au rang dune trame romanesque dont nous venons de parler, cest loption esthétique révélée par lauteur de créer un lieu narratif originaire où il arriverait à explorer en narrant le constat de léchec dindividuation du sujet moderne (ce qui fait penser à Flaubert). Il sagit, au fond, de reprendre le chemin quavait quitté Beckett après avoir travaillé avec succès à la réduction discursive maximale dune époque moribonde. Il est aussi question de vaincre lesprit dopposition qui se perd dans la dérision destructrice ou indifférente de lavant-garde. Il sagit enfin de renouer laventure de la vie terrestre, dans un lieu qui se situe entre la disparition de lindividu moderne dun côté et de lautre lapparition plus pressentie que perçue dune nouvelle condition humaine. Réinventer le monde comme un espace de passage inachevable, tenter le jeu de balancer la plume sur la crête, entre deux abîmes que comblent lhomme et la femme, la vie et la mort, hier et demain, lharmonie tant désirée et le chaos, cela semble être là le métier de Jean Echenoz. Les idées fixes de ses narrateurs suivent le but stratégique double de vider le comble, de combler le vide, bref de dire la présence, cest-à-dire lespace mort et dynamique à la fois dune disparition. Cest déjà le cas dans Le méridien de Greenwich, où lidée paradoxale du méridien qui permet de traverser la frontière entre hier et demain dun seul pas déclenche un itinéraire imaginaire qui oscille entre des historiettes de pertes dun côté et les vicissitudes dun inventeur de lautre côté. Cest aussi le cas de Félix Ferrer, le protagoniste du dernier roman Je men vais. Létymologie latine de ce nom symbolise déjà la thématique dun état de fer qui veut être comblé par un bonheur retrouvé et qui reste à faire(r). En tant que complément romanesque, le roman Un an poursuit le chemin dune des compagnes de Ferrer qui sappelle Victoire. Sa victoire tant libératrice que dubitative la force de vivre le choc de la disparition de son amant dans une descente sociale sans pareil. (De lhumour noir aussi lhéritage du cinéma anglais). Le lieu commun du naufrage est désigné ici. Il sagit aussi et surtout dun naufrage linguistique comme lindiquent ses constituants latins de navis (=bateau) et de frangere (=briser). La tâche de la re-présentation dun voyage brisé, de vies interrompues sinon cassées apparaît ainsi comme lobstination fascinante dont nous avons parlé tout au début de notre communication. Dans ce contexte lauteur lui-même parle dune " incertitude romanesque " (Entretien dans Europe, 1997, 196) qui se veut lanalogue de la fragilité sociale constatée. Il est certain quici encore cette incertitude demande à être comblée de vie. La solution pour le romancier, serait, vous le devinez, le roman daventures. Mais il faut être vigilant: Les trames dans lesquelles les personnages saventurent ne sont pas des itinéraires linéaires dindividuation romanesque. Le lecteur a limpression que les revendications de laction narrative, colonne vertébrale du genre épique, sont respectées de nouveau mais que le fil dévénements sapparente plutôt à une chaîne de symptômes. Raconter lintrigue affective des protagonistes revient à les regarder faire. Ainsi, lapproche comportementaliste (ou behavioriste) des caractères se teint dun certain voyeurisme subtil et malin. On comprend très vite que le narrateur " ne peut pas faire léconomie de laffectif quand [il] décrit un personnage. " (Entretien dans Europe, 196) La technique importante de la description des personnages se fige ici dans des portraits-caricatures grotesques et souvent très amusants. Les états dâme ne pouvant être éclaircis analytiquement, Echenoz préfère donc les représenter au travers " des descriptions froides et objectivistes de leur rapport au monde. " (ibid., 197) Lesthétique qui se désigne ici nous rappelle la logique de Wittgenstein qui, à la fin de la Première Guerre mondiale, a soutenu la thèse que " le monde est tout ce qui est le cas " (Die Welt ist alles, was der Fall ist). Cest là aussi la conviction de la littérature populaire ou paralittérature, celle surtout du roman noir dont Jean-Patrick Manchette a souligné la prétention double, cest-à-dire éthique et esthétique. Dans ses Chroniques il trace les trois étapes du genre quil estime être " la grande littérature morale de notre époque ", (Chroniques, Paris 1996, 26, 31), ainsi qu " un style, et, dans lhistoire des styles romanesques, le dernier. " (ibid., 126). Dun roman policier classique, roman de linquiétude devant le négatif (ibid., 244) qui est combattu par la raison positive de la conscience individuelle qui restitue le bien, au roman hard-boiled ou polar qui se veut la mise en scène de la raison fatale mais rusée devant le spectacle tragique du " règne incontesté du capital " (ibid., 29) on arrive à un polar qui, a partir de 1970 environ, commence à se moquer des " soupirs de la créature opprimée " (ibid., 36). Ce néo-polar, comme lappelle Manchette, substituerait au fatalisme dun actionisme amer (ibid., 20s.) du polar une optique plutôt optimiste mais qui se perd dans une façon burlesque, voire éclectique et sophistiquée de raconter. La critique amère de Manchette concernant la pratique " esthétique du recyclage " (ibid., 266s.) du néo-polar désigne la crise significative de ce genre dit mineur quEchenoz avait visé pourtant à lépoque comme une " alternative à lexpérience romanesque " (Entretien dans Europe, 195) tout en sentant que son propre " roman devait prendre un tour réflexif ". (ibid., 195) Avant de revenir sur notre parenthèse il sera peut-être profitable dexpliquer les choses den bas, cest-à-dire de rappeler limportance du développement du polar pour la compréhension du point de départ de luvre échenozienne. Il faut en plus prendre en considération une leçon décisive du roman noir: Cest que toute littérature dune prétention éthique a besoin de fonder ses points de vue sur une idéologie dualiste qui vise à inscrire le concret dans un horizon transcendental. Au moment précis du constat dun mal social ubiquitaire, la paralittérature ainsi que son objet deviennent flous. Quittant limagination en noir et blanc du roman à énigme, lécrivain se voit forcé dentrer dans le jeu dune dissolution pluraliste qui caractérise déjà la haute littérature depuis plus dun demi siècle. A mesure donc que la société moderne tardive devient de plus en plus inextricable et que " la représentation pâlit devant la réalité " (Chroniques, 36), le roman noir devient plus lettré (= le néo-polar) et la littérature criminel (en fait ça a débuté au plus tard avec Céline). Il me semble que ce soit exactement là le moment où intervient Echenoz en 1979. Eprouvant un besoin renouvelé dexaminer lespace social devenu glauque et indiscernable, il réinvente une économie dualiste esthétique qui inscrit son côté comique dans une recherche par ailleurs tout à fait sérieux. Cette fois-ci ludique et autoréflexive, cette imagination double obéit à une dialectique qui met dabord en suspens le moment intial de suspense de la trame romanesque pour lexposer ensuite à lapproche dautres infections intrigantes et inquiétantes. En blanchissant le noir au début, le suspense sus-pendu (si vous permettez lexpression) rétablit esthétiquement la distinction du noir et du blanc, devenu simpliste et obsolète en tant que logique moins littéraire quidéologique des temps modernes. Nous voilà donc arrivés finalement aux implications indiquées par le titre de nos propos et au dernier roman de Jean Echenoz dont nous voudrions présenter à linstant les résultats dune lecture approfondie mais dans ce cadre nécessairement choisis. La préoccupation du narrateur de Je men vais qui raconte une année de la vie dun marchand dobjets dart qui quitte sa femme dans lintention de partir pour le pôle Nord, est la tâche dexplorer le fonctionnement dune économie de la vie humaine extrêmement polarisante. Pour préciser, disons que tout dans cette " histoire qui conjuguerait le Grand Nord et le milieu du marché de lart " (Entretien dans Libération, 16.09.1999) est blanc et noir à la fois. On a tendance à exagérer la perspective poststructuraliste du soi-même comme un autre quelconque pour confronter tout dabord le même à son contraire. Ce procédé est actif à tous les niveaux de la narration: Ainsi, en ce qui concerne la description des personnages, on constate la récurrence de métaphores du champ végétal tandis que les descriptions du monde fictif exigent une imagerie vivifiée, des métaphores prises de la biologie du corps humain. Limpression dun synchronisme des opposés (entre vie et mort) se concrétise surtout dans les passages du développement de laction romanesque. Ici, lavantage du récit dêtre linéaire ne se fait plus le corrélaire de linscription métonymique de linconnu dans une vision synthétique, procédé moderne par excellence. Au contraire, on se rend compte que cest surtout le fil événementiel qui se prête à dinnombrables tableaux du genre nature morte. (Ici on se souvient des descriptions de Raymond Roussel. En plus je suis convaincu que la nature morte comme procédé narrative a une grande importance pour la compréhension du roman actuel. [On parle par contre de hyperréalité etc.]) Voilà ce qui fait de Paris, étouffée par une chaleur constamment contrastée avec le froid, un scénario, un espace entre vie=nature morte et chantier qui joue avec ses implications figuratives: loxymore de la mort industrieuse prend sa place juste à côté de celui dun activisme insensé (et donc mort). Lu dans cette perspective, le roman senchaîne comme une suite de variations sur le thème du pas assez qui est trop en même temps. Et puisque nous sommes dans le règne de limagination, cette économie du surplus et du manque absolu (ou presque) sinvente elle-même une symbolique du blanc qui ne saurait cacher son côté noir. Pour donner quelques exemples: Il y a tout dabord, bien sûr, le jeu avec les associations symboliques de la blancheur " aveuglante et brutale " (37) de la banquise qui se prolonge, après le retour de Ferrer à Paris, dans laccessoire de la camionette frigorifique dans laquelle va mourir Le Flétan, jeune drogué qui incarne la symbolique du noir (= le flou, la passivité, le chaos, la mort etc.). Limportant est alors le contraste immédiat que le blanc forme avec son côté noir, lillumination qui est en même temps un obscurcissement. Le climat du Nord se prête très bien aux descriptions de ce clair-obscur. Prenons la brume quasiment mystique à larrivée de Ferrer à Wager Bay, " une brume uniforme, expansive, opaque et basse comme un plafond, masquant les sommets alentour [...] mais en même temps diffusant très vivement la lumière. " (50/51) Voyons une nuit dans la banquise où " il ny eût rien à voir, au fond, rien quindéfiniment du blanc dans le noir, tellement peu de chose que cen était parfois trop. " (34) Ce qui se dessine ici cest léconomie fondamentale de la vie, ce sont Ferrer et Victoire qui doivent abandonner tout pour partir; cest aussi le vide que laissent " les femmes trop proches " (75) comme Bérangère Eisenmann ou bien celles trop bonnes comme Hélène. On pourrait penser aussi à la richesse cachée de certains quartiers parisiens ou à la crise cardiaque de Ferrer, sa perte de connaissance qui se développe dans le clair-obscur dune perception subjective tantôt accélérée tantôt figée. Cest alors que tout dans le roman empêche de suivre les conseils du médecin Feldmann de fuir les extrêmes (129), de calmer les névroses (comme celle de Baumgartner par exemple). Terminons par une conclusion qui balancera au moins nos propos. La symbolique du noir et blanc doit être considérée comme une symbolique fondamentale dans le sens dêtre opératoire à chaque niveau de la structure romanesque. Elle paraît être linscription rhétorique dune esthétique de la coïncidence des opposés (coincidentia oppositorum). Lhorizon narratif du clair-obscur produit toute une série de polarisations irréconciliables du même. Dans un climat hybride lécriture comble le vide de lâge moderne (et de fer) dune expressivité à létat naissant. Mais soyons prudents une fois de plus: La symbolique qui se dessine ici ne fonctionne pas selon les lois de lélocution rhétorique traditionnelle. Chaque attribution prématurée de sens à un élément particulier du récit finit ainsi dans limpasse du ridicule comme par exemple la mer glacée à Port Radium qui ne nourrit pas seulement les sentiments mélancoliques. Par contre elle sert à un but beaucoup plus pragmatique, cest-à-dire à faire des glaçons pour " rafraîchir le whisky " (99) ou bien elle est utilisée comme décharge aux meubles des proches qui vont décéder au cours de lhiver prochain. (cf. 97) Comment comprendre la symbolique plus profonde qui résiste à cette attaque du comique ? Il serait aisé de lire les romans dEchenoz dans la ligne psychanalytique dun Freud ou dun Lacan. Une telle lecture ferait de ses protagonistes (et de nous autres ?) des patients hystériques qui, " en trouvant à la fois plus et moins quils nattendaient " (Richir, Phénoménologie et Institution symbolique, Brignoud : J. Millon 1988, 35), vivraient " le non-sens dans le sens " (ibid., 36) et " la fermeture du présent " dans " lautomatisme de répétition " (ibid., 185) dune individuation symbolique, entendu comme " rencontre [de sens] manquée " (ibid., 145). On trouverait la réponse à cette optique analytique dans lesprit du Traité des couleurs de Goethe. Daprès lillustre écrivain allemand, les couleurs ne sont pas le résultat à ainsi dire négatif parce quunilatéral de la lumière réfractée (cest la théorie de Newton qui omet de considérer le pôle du noir). Dans la perspective goethienne les couleurs seraient plutôt le produit de rencontres individuelles dans lespace entre le blanc et le noir, cest-à-dire les résultats de la plénitude réduite ou du vide comblé. Cest bien là exactement lenjeu métaphorique du discours narratif des romans de notre auteur. Cest là aussi lidéal philosophique de la rencontre inopinée, de la paralogie du hasard, thématisé à reprise dans le roman. En plus ce logos zigzagant se fait la logique dun amour potentiel, tout en rappelant le mythe de la naissance dEros, fils de la plénitude et du manque. Soyons modestes donc, et attentifs aux rencontres possibles
et revenons une dernière fois à notre roman: dans latmosphère
de clair-obscur après sa crise cardiaque et à côté
dune jeune infirmière " vêtue de blanc mais
à peau noire " (164), Ferrer arrive de plus en plus à
discerner le feuillage vert dun arbre ainsi que la " blouse
vert bouteille " (165) du docteur Sarradon. Cette symbolique
traditionnelle, quitte à nous malmener, donne à
penser, comme dit Ricur (voir La symbolique du mal,
1960) en rapport avec le symbole, sinon à espérer ... |