Claude Louis-Combet / Dits et médits de Lily Pute
C'est à l'amicale complicité de François-Marie Deyrolle que cet ensemble de poèmes doit de paraître à la fois dans l'Atelier contemporain n° 5 ainsi que dans catte Revue de remue.net.  En effet si François-Marie Deyrolle a quitté Besançon pour Poitiers, l'aventure de l'Atelier contemporaain se poursuit...
Qu'il en soit donc remercié. Quant à Claude Louis-Combet, on trouvera l'essentiel sur le site des éditions Corti et pour ce qui est de remue.net on pourra se référer à Claude Louis-Combet, l'écriture au corps, à l'occasion des parutions simultanées de Transfigurations et de l'Homme du texte.
Corinne Bayle et la revue Prétexte, qui avait consacré un hors-série de ses cahiers à l'auteur, a bien voulu que nous reproduisions sa lecture de Claude Louis-Combet: le coeur déchiré. Ronald Klapka.


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LE  N° 5 DE LA REVUE
L'ATELIER CONTEMPORAIN

Jean-Paul Goux : Quartiers d'hiver / Jean-Louis Baudry : Territoires de l'amour
Claude Louis-Combet : Dits et Médits de Lily Pute / Ariane Dreyfus : Je ne le dirai plus

Olivier Apert : «F» / Brice Petit : Opla / Manuel Daull : sa vie et d¹autres

Didier Garcia : La Litanie des commencements / Arno Bertina : Un poil de barbe du prophète, caméscope au poing / Pierre Autin-Grenier : Une bonne reprise individuelle

Jean-Claude Pirotte : Les Cahiers et les Poésies d'Ange Vincent

Guy Boley : Contemplation des ruines / Paul Louis Rossi : La Disparition

Antonio Rodriguez : Rupture / Christian Garcin : Hautes herbes / Corinne Lovera Vitali : Lone

Frédéric Wandelère : La Compagnie capricieuse / Serge Noël-Ranaivo : Feuillets d'Aspe

 
 
 

Alain Lévêque : Paysage sans ombre / Paul de Roux : Des goûts et des couleurs
 
 
 

Renaud Égo : Architectures fugitives, imaginez / Gilles du Bouchet : Socles
Christian Garcin : Morandi, le fait brut

Jean Dubuffet : Lettres à Jean-Luc Parant
Jean-Luc Parant : Le Foisonnement des yeux de Jean Dubuffet

Dossier Gérard Titus-Carmel

Gérard Titus-Carmel : À l'affût / Corinne Bayle : Deux rivages écartés
Jean-Louis Baudry : Accompagnement / Zéno Bianu : Jour d'infini

François Boddaert : Le Goût de la folie / Marcel Cohen : Lettre à propos de Joaquin's Love Affair

Emmanuel Laugier : Coupes réglées / Bernard Vargaftig : Seule la distance circule

Dominique Viart : Envoilements de mémoire

À Roland Sénéca,
initiateur de la Figure
(janvier 1983)

Hommage à Jérôme Bosch

Oreille de Gulliver ! Dedans ! Dedans ! 
Ici fut mon lieu de naissance et de croissance, entre lÆenclume et le marteau, parmi les alvéoles et les calcéoles,
Moi, petite pièce détachée et retombée des rouages cérébraux de Dieu le Pèreª
Je le répète aujourdÆhui aux enfants de mon désir attablés au même destin :
Ne dites pas que vos assiettes sont vides quand il est tant dÆos à ronger.
Mangez les trous avant que les trous ne vous mangent.
Et là-dessus, de la musique pour le plaisir des sons ! Un tube acoustique vaut bien un tuba.
 

LÆobjet androgyne

Avec ses ongles de marbre noir, ma main exhibe son nom dÆange déchu : Lilia Putanea, fleur de lys au bout de sa tige putassière, emblème nocturne dÆamour et de mort, Lily, Lily Pute.
Cur en croupe, je me balance entre mes doigts, homme et femme également, dans lÆimmobile mouvement du temps.
JÆai tant rêvé que je nÆai plus rien à apprendre ž mais tout me reste à dire.
Ceci, pour commencer :
Si vous voulez mÆaimer, cherchez dÆabord en vous le vide que je porte en moi.
 

Le fourreau

Cherchez, petits amis, cherchez mon sourire et les dents de mon sourire au fond du puits.
Je suis plus noire que tout ce que vous savez.
Dégainez-vous, engainez-moi, rengainez-vous.
Si ma dégaine ne vous plaît pas, contentez-vous de ma rengaine : 
Lily Pelotte
A des quenottes
Dans sa culotte

Lily Pute
Fait de la lutte
Dans sa cahute

Lily la Noire
Cache ses poires
Dans son armoire
aveuglément

Fermez les yeux et vous me verrez comme vous êtes :
Désir sans visage,
Attente privée de forme
Passage éternisé

Il y a, dans la nuit, un grand ftus enivré et sans issue,
Et moi, je claque du bec au bord de ses replis.
Ceux qui connaissent les raisons ne diront jamais assez combien méchant est lÆamour que je me porte.

Appelez-moi Lily
Et je vous illuminerai
 

Boule de rire

Enfermés dans lƏuf entier dÆune parole sans voix
ž ou peut-être est-ce dans la gorge que cet uf nous occupe et nous tient
Coincés ž
Nous avons épuisé les larmes,
Alors le rire peut nous saisir : cÆest comme si nous étions morts.
Moi, Lily Pute, je le dis à Lilia :
Ne bougeons plus. Laissons passer ce qui éclate encore et qui bruit ž le souffle même.
En deçà
ž tel est le rendez-vous
 
 
 

Destin de Lily Pute
(mars 1992)
 

I

Alors parut la Dame dÆOmbre 
Elle dit : 
On mÆappelle Lily Pute.

Est-ce bien moi ?

Mon genou sÆest cassé.
Ce nÆest pas dÆavoir trop prié.

JÆai les doigts près
Du soleil
La nuit va brûler
Peut-être.

Et je serai alors
Écartelée
Comme un triangle
De non et de oui.

Acte monumental :
Ma bannière
Sera ma Croix,
Bras et jambes à lÆinfini.

Ouverte
Toujours.
Toujours
Enrobée, de même.

Ce nÆest pas dehors
CÆest au-dedans
Sans autre trace
Que lÆaigu
Qui me perça.

Enterre ton cur,
Lily
Il fait trop nu
Dehors.

Cette ombre
Ne se distingue pas
De moi.
 

II

Est-ce par mes écailles
Que le Livre
MÆa liée au serpent ?

Je nÆavais pas de bouclier.
Je nÆétais que ce creux
Ce trou, plutôt,
Cet abîme
Immodéré.

Et sur la scène du jour
Mon chant serait un cri : 
Le noir
Traversé
Bien quÆabsolu.

Alors étalée,
Pure impure,
Lily Pute,
Rentrée en moi
Comme en lƏuf
Du temps tout entier,
Souveraine,
À hurler,
Crucifiée,
Proie des rats et des chacals,
Hostie
À tout jamais

Ma plainte,
Je la garde pour moi,

Et ce cri jamais poussé,

Réfracté
Dans le cristal.
 

III

Quel est celui qui me tuera,
Beauté du ciel ?

En douleur de joie
Me voici donc,
Moi toujours moi,
Dévoreuse
Dévorée.

Regardez bien :
Ma profondeur nÆest à personne.
Immobile
Je nÆen vais pas moins.
Lorsque je suis à moi,
Personne ne peut
Me rejoindre.

Je joue dÆun instrument
Qui ressemble au silence.

Mes bras retiennent la nuit,
Entièrement
Sans au-delà.

Offerte comme je lÆai été
Je me demande comment
Je suis encore Lily.
 

IV

Allez !
Enfants de mes mains !
À quatre pattes
Se carapate
La fente aux mille pattes.
Ce nÆest pas une gidouille,
Mes amis,
Simplement
Mon ostensoir,
Berceau
De ma virginité
Préhistorique.

Ça me démange :
Je crois bien
Que je vais naître.

Alors,
Je serai très gentille,
Le premier jour.

Une harpe
Plutôt quÆune harpie,
CÆest ce que je veux être.

Ou encore un bateau
Que monterait un cheval
Toute la nuit
Sur la mer,
La mort aux dents.
Et mon regard,
Seigneur,
TÆappartiendrait
Sans frein,
Il tÆappartient 
Sans fin.

Tiens ta langue
Dans ma bouche
Aucun de mes mots
Ne tÆéchappera.
 
 
 
 

Du physique et quelquefois du cur de Lily Pute
(avril 1992)
 

JÆai lƏil cerclé
Des vermines mammivores
Et, dans mon cur
Plus dÆantennes captatives
Que dÆondes ordonnées.

Mon épine
NÆest pas seulement dorsale
Elle me tuera peut-être.

Ma bouche,
Seigneur,
Réplique mon anus.

JÆai une troisième main
Dont tout le sens
Est de tenir ma tête
Croisée.

Et derrière mon crâne
Tant de fenêtres aveugles.

Faloppe, 
Salope,
Ma trompe.

La raie de mes fesses
Vaut tout un équateur.

Je ne puis dormir
Que lƏil ouvert.

Si mes sourcils se froncent
Ne croyez pas que je pense :
Je mÆabsente seulement.

JÆai une cheminée quelque part,
Mais je ne sais pas où.

Mon ombilic
Pousse la porte,
Je nÆai aucune raison
DÆêtre née.

Ah ! Seigneur,
Vous avez crucifié mes seins
Et mÆavez en retour
Dotée de vos lunettes.

Si je me tiens à genoux
Ce nÆest pas pour prier

Et si jÆôte mon corset
Que ferai-je de mon cur ?

Je suis toujours oblique,
Ma face est sans miroir.

Inextricable, en apparence,
Hermétique,
Réservée.

Mais voilà,
Quand mon Seigneur sÆefface,
Je gambade.

Et lovée
Et creusée,
Noire aussi,
Empalée déjà.

On dit que je ne suis pas
Une femme rangée
Mais ce que je range
Nul ne le sait.

Il ne me manque
QuÆune forme
Pour être complète.

Je nÆai pas besoin 
De me regarder
Pour me voir.

Quand je me lève
Je ne sais jamais
Si je suis ouverte
Ou fermée.

Si je tendais la main,
QuÆen feriez-vous ?

Permettez, Seigneur,
Que je tourne le dos,
Vous me verrez ainsi
Beaucoup mieux.

QuÆest-ce qui peut bien
MÆempêcher de chanter ?
Chanter lÆAlleluia
Du De profundis...

Allons !
Ne faites plus semblant
De vous glisser en moi
Mon attente est si blanche
De vous.

NÆayez pas peur de ma cagoule
Elle ne cache rien
Qui vous soit étranger.

Pardonnez-moi, Seigneur,
Si mes jambes sÆouvrent
Plus vite que votre grâce.

Sur le haut lit
De haut lieu
Je gis
Dans mon désir.

Mon oreille
SÆouvre au-dedans
Seulement.

Et quand ils se pâment,
Moi, je me dépâme,
Voguant déjà
Vers dÆautres lointains,
Les pieds écarquillés
DÆun bonheur
Au-dessus,
Offerte,
Jamais retenue,
Vie pour les uns
Mort pour les autres,
Absente à moi, 
Pute pour tous,

Devant la croisée
La nuit, 
Face au monde,
Lily.
 
 
 

Les Doigts de Lily Pute
(juillet 1992)
 

Des griffes
Qui caresseraient

Souffrir
Jouir

Il y a comme un point dÆabsence
Entre lÆongle et la chair

Étreindre aussi
Me tire les phalanges

Ou bien 
LÆarc

Près du zéro
Pour tout dire

Et cette jointure
À lÆextrême

Cette croix des doigts
Qui me signe

Et la paume
Au-delà

Qui retient
Et qui lâche

La caresse comme toujours
Le meilleur modèle

Cette avancée
Vers moi 

Aurais-je seulement des seins
Si mes doigts nÆavaient rêvé

Un seul doigt
Et dix fois dix doigts

Ouverte
Que serais-je sans eux

Malaxant
Ma langueur

Oh ! Lily
Chut !

Et plus au-dedans
Que dedans

Blanc miracle
Hors de nom

Qui monte
Sur le mont ?

Attention
Au cri

Ma dépliée
Ma reployée

Toujours plus mienne
Mon enroulée

Je ne dirai pas
Que les hussards

Sont passés par là
Mais que la main

Seule
A sévi

Érigée
Enfin

Moi
Lily

Multiple
Tracassée

Chose exaspérée
DÆun dieu qui ne vient pas

Je nÆai de trou
Que par le doigt

Je nÆai de doigts
Que pour le trou

Je les crisperai
Sans mémoire

Tenez-vous bien
Vous autres

Avant 
QuÆils ne vous broient

Revenus à eux-mêmes
Rendus

Trace
Douceur

Douleur
Lily

Pute
 

Lily sans frein
(avril 1993)
 

Ce matin, je me suis levée dÆun bon pied
Je nÆavais pas encore fini de rêver que jÆétais déjà debout.
JÆai ouvert la fenêtre
Ce nÆétait ni la nuit ni le jour
Lily seulement.

Voici lÆaube et voici lÆaurore,
Autant de lèvres que de doigts...
Je ne suis pas au bout de ma démesure.

SÆil est un puits quelque part
CÆest bien moi,
Sans fond, de préférence.

Il ne faudrait pas croire
Que je mÆappuie sur vous.
Le monde nÆest pas assez grand
Pour une autre que moi.

De lÆun à lÆautre bout
QuÆon me prenne pour un tuyau
Je nÆen suis pas moins un royaume.

Attendez !
Je nÆai pas seulement commencé de crier
Je prépare mon oreille.
Je nÆai pas commencé de regarder
Je prépare mon miroir.

Je voudrais bien
Sortir de mon énigme
Et danser
Comme nÆimporte qui.
JÆen ai assez
DÆêtre un coquillage :
On lÆouvre,
On le referme,
Au suivant !

Le vide.

JÆai envie dÆêtre pleine.
Et que ceux qui mÆont brisée
Ne me retrouvent plus
Jamais.

Personne ne me savait si noire
Au-dedans.
On ne voit pas ce que cachent
Des yeux clos.
 
 
 
 

La figure de Lily Pute, vierge folle, liliale et libidinale, éprise dÆelle-même et soumise au désir des autres, sommeillait probablement, comme un précipité de vieilles concupiscences, dans quelque repli de mon subconscient, lorsque, en 1983, Roland Sénéca mÆenvoya cinq ou six gravures sans titre destinées à provoquer des spasmes dÆimagination au fil dÆune correspondance grapho-poétique. Des images inidentifiables en termes dÆobjets mais toutefois, par un détail bizarre ou par lÆétrangeté de la composition, singulièrement suggestives, stimulantes, génératrices de rêverie. La perception de formes qui, en elles-mêmes, ne portaient pas dÆautre intention que celle dÆêtre là, me mettait immédiatement, et de jouissive façon, en état de dialogue. Une corde vocale, tendue comme celle dÆun arc musical, mais tenue, comme à la gorge, à la noire essence de féminité de mon âme verbale, entrait en vibration et pulsation, ramassant en quelques versets ce qui demeurait en moi, à lÆétat latent, pure puissance de cri, déchirure de tendresse, aspiration à une autre vie, nostalgie : comme un vieux fond de douleur porté jusquÆà la fleur de sa jubilation. Ainsi se constituèrent, après la suite des gravures de 1983, quatre albums de dessins, échelonnés de mars 1992 à avril 1993. Ils représentent dans lƏuvre abondante, multiforme et dÆune magnifique et hautaine puissance, de Roland Sénéca, un moment de transition, et presque de transhumance en territoire dÆhumour, pris entre les figures  figurantes des débuts ž monstrueuses, copieuses, archaïques, maternelles ž et les immenses créatures gravées sur bois, que nous connaissons aujourdÆhui, et qui remplissent lÆespace de leur énergique transcendance, hors de toute chance de visage ni même dÆénonciation descriptive. Entre 1983 et 1993, on comprenait que la volonté créatrice de lÆartiste, par pur déploiement de son exigence dÆexpression, prenait de lÆaltitude, se désencombrait des adhérences et références aux réalités de ce bas monde, se dégageait de la gangue des nominations faciles et sÆaventurait vers des zones formelles totalement inédites, sans équivalent dans la peinture dÆaujourdÆhui. Je dis peinture, alors quÆil sÆagissait de gravures et de dessins. Mais lƏuvre picturale de Roland Sénéca allait aussi à son accomplissement, suivant la même dynamique, frayant avec les mêmes visions, ni abstraites ni figuratives et surtout pas ludiques, assises magistralement au sein de leur nécessité et décourageant les commentaires. Pour lÆécrivain, prosateur de longue haleine, cette brève percée poétique accordée au rythme de quelques images fortes, fut un de ces heureux moments de distraction attentive qui, avec lÆair de batifoler, ne sÆéloignent jamais du centre, mais au contraire le touchent au plus près.

(juin 2001)