Corinne Bayle / Le coeur déchiré
une lecture de Claude Louis-Combet
Corinne Bayle est maître de conférences en littérature française à l'université de Brest. Elle participe au comité de rédaction de la revue Nouveau Recueil . Elle a publié Romans et contes de Pierre Reverdy: une poétique de la marge (Champion). Elle a publié chez Champ Vallon, Rouges Roses de l'oubli  et Gérard de Nerval, la marche à l'étoile.

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Ma fascination pour l'oeuvre de Claude Louis-Combet relève de l'ordre du mystère. L’écrivain met en scène ce qui me révulse, m'effraie et me fait battre le coeur de répulsion. Des monstres habitent ses livres, qu'ils soient des personnages légendaires, des poètes maudits ou des figures picturales obsessionnelles de quelque artiste de la souffrance traversée. Dans la vie, je me tiens loin de ce qu'il évoque : l'autodestruction, la matière boursouflée des blessures ouvertes, le sang caillé des plaies, toutes déformations qui mettent mal à l'aise jusqu'au vertige, rappelant la pitoyable condition humaine, Ridiculement, j'évite les films où l'hémoglobine pleut, Je ne supporte pas même l'étalage d'une boucherie. Cette incapacité maladive à regarder tout ce qui suggère de près ou de loin la douleur m'infantilise aux yeux d'autrui. Aggravant mon cas, cette répugnance à la couleur rouge va de pair avec ma peur du noir.

Voilà précisément tout ce qui hante les livres de Claude Louis﷓Combet, et les livres sont ma vie. Cette contradiction entre son monde mental et le mien n'a pas arrêté ma faim de lecture, comme une inversion, une perversion. Lui-même a expliqué son lointain goût du martyre et de l'hagiographie (Miroirs du texte ) ; son oeuvre oscille entre la noirceur la plus agressive et la lumière la plus paisible. Qu'il médite sur Odilon Redon (Les yeux clos) ou la douceur d'un personnage shakespearien (La raison d'Ophélie), la Belle semble toujours prête à se révéler Bête, à l'instar de Mélusine. Il sonde ainsi la part la plus archaïque de notre être, imprenable, en une descente aux enfers de l'inconscient que la mort ineffable traverse, mort violente ou meurtre (Rapt et ravissement), suicide ou folie (Blesse, ronce noire), et toujours « l'horreur en partage» (Dadomorphes et Dadopathes).

Mais ces thèmes issus de nos ténèbres les plus intimes ne peuvent se dire que par la grâce d'un style irréprochable. Ce qui me bouleverse provient
de ce contraste, de ce point de déchirure entre le jaillissement puissant d'une énergie brutale et le poli d'une langue totalement maîtrisée, qui circonscrit exactement ce qui déborde de cauchemars. Cet imaginaire sanglant et torturé du désir le plus impérieux passe au miroir transparent, et comme au fil du rasoir d'une élégance limpide. Dès lors, je le peux regarder en face, et accepter que la lumière projette son ombre terrifiante. L'épurement de la phrase, dans son rythme musical et poétique, rend la délicatesse exacte des émotions, brodée comme une dentelle ancienne et ornée de chimères. Pas même de maniérisme, seul le travail de ponçage des mots, comme si nos monstres étaient des pierres précieuses brutes que le poète avait pour tâche de tailler si savamment. La poésie serait alors conquête sur le fond très opaque d'une nuit obscure que l'enfant qui dort encore dans nos âmes cuirassées d'adultes n'hésite pas à reconnaître pour redoutable. Le terrible qui constitue l'intuition du poème est débusqué à coups de hache et de velours.

De là, sans doute, l'attachement de Claude Louis﷓Combet à Georg Trakl ou à Kierkegaard, dont les oeuvres magnifient la solitude d'une écriture à la beauté hautaine de fantasmes vaincus. Dans le pacte conclu de la lecture, quelque chose d'ambigu a lieu, une sympathie féroce, dérangeante, face à l'obscurité révélée telle une mémoire collective. Impitoyablement placés devant nos abîmes, par le relais de mythes ou de figures littéraires, nous cherchons à nous protéger dans le secret du livre de cet indicible que le poète met en lumière. Pourtant, nulle cruauté calculée dans cette écriture, nulle complaisance, J'y vois une paradoxale tendresse pour la faiblesse humaine : la théâtralisation de notre misère est un exorcisme à ce monde de convulsions. Loin de l'actualité, de la dénonciation de la violence vécue, Claude Louis﷓Combet nous oblige à accorder une importance à celle qui grouille en nous, fracturant irrémédiablement notre être, dans l'impossibilité d'un salut, matière amalgamée d’esprit et de chair. Le mal sommeille d'abord en notre âme, mais l'écrivain suggère l’imbrication de cette frénésie avec une quête de l'idéal, une élévation vers la transparence. Car les fantômes déchaînés des légendes qui réapparaissent dans ses oeuvres sont le pendant exact d'autres images de nous﷓mêmes, rêvées, épurées et souveraines, Le style tendu à l'extrême, qui invente seul ces symboles en un syncrétisme personnel, donne existence à ces fantasmagories inquiétantes. A contre﷓courant du réalisme, cet univers dense, comme resserré autour d'une plaie béante, rejoint une parcelle de vérité humaine seulement par le miroitement d'une langue dépouillée. Abnégation, sacrifice, tel est l'absolu de l'écriture dans sa valeur de mort au monde, dans sa « sainteté». Le vrai poète se retire dans l'ombre, la beauté éclate à contre﷓jour sur la souffrance et l'horreur, puis s'efface.

Lectrice captive, je n'ai plus qu'à fermer les yeux, sourde aux battements du sang affolé, victime consentante d'une oeuvre vampirique, qui dévoile gouffres et exils dans la perfection formelle d'une parole ciselée. Je demeure ensorcelée, écorchée vive, prise au piège d'une clarté crépusculaire, le coeur déchiré.