François Bon / Indiscrétions sur Markowicz | |
ce texte a été rédigé en avril 2001 à l'occasion du festival Passages organisé par le Centre dramatique national de Nancy |
Indiscrétions
sur Markowicz
Je ne connais pas la langue russe. Je nen sais que la musique rauque et soufflée, cette continuité suspendue et égale, quelque chose qui va avec les pommettes hautes et le pays rude, les espaces vastement déployés comme lorsque le train " Étoile dargent " vous emmenait de Moscou à Leningrad, la langue fixée à ces rituels dagenouillement immuablement répétés devant les icônes de Zagorsk, et cette impression détrangeté terriblement lourde dinconnu lorsquune fois, pour mêtre trompé de sens sur une ligne de bus, je demandais vainement mon chemin, le soir doctobre tombé, dans un fond éloigné de Moscou. Cest tout cela que jai retrouvé plus tard, découvrant LIdiot traduit par André Markowicz, puis ses autres traductions de Dostoievski, et que je ne savais pas, aux précédentes traductions fréquentées, y avoir été. Cette manière rauque et suspendue, ces glissements, cette confrontation permanente à linconnu qui vous livre au bégaiement, à la phrase idiote, vous brûle la langue comme ces êtres que promène Dostoievski ont la cervelle si étrangement devenue monomaniaque ou le corps épuisé. Markowicz a restauré la langue dans Dostoievski, et on comprend mieux après lui pourquoi Flaubert, qui lavait respiré, a pu le rejeter en bloc, et Proust dire quà Dostoievski il vouait un culte (expression quil nutilisera jamais pour personne dautre). Je nai pas qualité pour juger dun traducteur. Il me semble quun grand traducteur est forcément dabord un grand faussaire. Quand je lis les traductions Markowicz, je reconnais ce côté soufflé, chuchoté ou crié mais sans jamais que de la structure ou de la liaison, ce qui arme la langue, simpose le corset préalable, ce qui marque en général la langue traduite par rapport à loriginal. Faussaire, parce que le traducteur, Baudelaire nous donnant Poe, Proust nous donnant Ruskin, et tous ceux qui se sont obstinés à nous multiplier des versions de Rilke ou Hölderlin, sont ceux qui savent prendre à la langue sa totalité contemporaine de ressources pour déchiffrer un peu plus à fond, labourer plus au profond, le texte déjà connu. Markowicz est doué de cette souplesse-là, quon apprend dans sa langue cible, et non pas dans la maîtrise de la langue à traduire. Doù peut-être cette sorte dindifférence quil manifeste, à nous glisser aussi bien des textes pris au grec ancien quà litalien de Dante, ou bien à tendre dans Hamlet et Macbeth cette même sorte de respiration, mais prise dans une étrange lumière, une grande tension très simple : un Shakespeare dénigme qui, lorsquon le lit dans la traduction publiée chez Babel dActes Sud, semble continuellement nous prendre à partie, nous disant : il y a cela aussi dans le texte de Shakespeare, sauriez-vous pourquoi ? Cette façon glissée, cette souplesse de Markowicz à tendre le français cible au long des mouvements, de la cinétique des textes traduits, il en dispose au point de se risquer là où lauteur à traduire na même pas ordonné son travail : quon lise ces étonnants carnets préparatoires à LIdiot, ou Markowicz épouse, de Dostoievski, même les intuitions brisées, les échappées, les concaténations : Figure de lIdiot. Un original. A des bizarreries. Doux. Parfois ne dit rien du tout... Soudain, parfois, fait des discours à tous sur le bonheur futur. Ignore certaines choses, doutes, absolument leur égal... Indiscrétions sur Markowicz : on ne se permettrait pas de parler de ça publiquement, on ne sen sentirait pas le droit. Markowicz se livre à des improvisations orales de traduction. Il la fait sur Pouchkine, et a pu dire, dans un entretien, quil traduisait tous ces auteurs russes pour parvenir un jour à Pouchkine. Mais précisément, Pouchkine, il en a publié une première fois la traduction des poèmes à dix-sept ans... Et ces traductions de Dostoievski que nous ne voudrions plus échanger pour une autre, il lui arrive de les refaire, pour le seul plaisir den chanter la langue dans linstant de la traduction, cette traduction comme souffle, comme saut et franchissement. Il nous passe parfois par les mains des pages de traductions inédites. Indiscrétion je naimerais pas quil le sache, parce quil ne sait pas quelles circulent jai ici sur ma table des pages dactylographiées où Markowicz traduit Daniil Harms, un grand, très grand écrivain, un de ces destins, comme Mandelstam, atrocement gâché par la violence et les turpitudes stalinistes. Bien sûr jai aussi, chez moi, lexcellente traduction Daniil Harms publiée chez Bourgois. La traduction samizdat de Markowicz parfois retombe au mot près sur celle-ci. Elle sen écarte pourtant, justement sur les cinétiques : chaque fois quil est question de temps, de mouvement, darticulation. Alors le phrasé Markowicz nous rend ces lapidaires récits de Harms (quelquefois un récit complet tient en dix lignes) avec la même présence que ces silhouettes parleuses de Dostoievski. Il a apporté à la traduction dêtre dabord lart dune cinétique. Indiscrétions sur Markowicz : parce que lui-même est indiscret. Les traducteurs ordinaires se cantonnent dans le corps principal des auteurs à traduire, ce qui a établi leur rayonnement, leur métier. Markowicz les prend par ce quil ne nous aurait jamais été donné de connaître sans lui. On connaît les poèmes de Mandelstam, ils nous sont nécessaires. Lui, Markowicz, nous met violemment un jour sous le nez cette Quatrième prose. Mandelstam rompt avec la Russie staliniste : Dans lhistoire de la littérature soviétique vous avez inscrit un chapitre qui sent le cadavre en décomposition. Quon en lise le chapitre XIII : quand on affronte pareille violence, la littérature devient un drôle dobjet sauvage, mal ponctué, mais dun bloc, comme le couteau de silex de la circoncision. Je ne sais pas quelle expression russe Markowicz a rendu par ce terrible et tout faisait peur comme un rêve denfance, mais on ne vit plus de la même façon, quand cest à même votre cerveau quun auteur vient écrire, et que le traducteur lui prolonge la lame. Peu mimporte ce quon raconte dAndré Markowicz et de sa vie paraît-il scandaleuse : quelquun qui de cette vie na jamais rien fait dautre que traduire, pensez... Quelquun paraît-il qui descend chaque jour de chez lui à onze heures, interrompant son travail pour se rendre dans un café, et soffrant comme récréation quotidienne une heure de poésie à traduire. Quelquun affecté paraît-il détranges fétichismes, usant sur ses feuilles blanches les mêmes crayons à mine HB sans cesse retaillés, en stockant les minuscules restes, alors quil jette les taille-crayon décolier dont la lame est considérée, chaque semaine, trop érodée pour continuer. Peu mimporte ce quon pourrait aussi considérer à charge, à croire ce que véhiculent les ouï-dire : quau lieu de se contenter de sa table de travail, il est sur les plateaux de théâtre à éprouver dans la bouche des acteurs les tournures et la précision de Tchékov (comme nous interroge son association, pour Tchékov le tendu, labstrait, qui procède par nappes, attentes et lumières, avec Françoise Morvan, qui ne sait pas le russe, mais contraint André Markowicz à pousser ses choix jusquà la plus grande cohésion qui les satisfasse tous deux). Mimporte au contraire la question que Markowicz, qui nécrit que sous le nom des autres, nous pose à nous, qui ne traduisons que nous-mêmes : il emprunte à la langue son maniement, ses rythmiques et ses audaces les plus contemporaines, pour nous mettre face à une secousse, à une tension, à une obscurité (et comme elle résonne de voix et vous hante, lobscurité glauque de Dostoiesvki, on trouverait à ses fous mauvaise haleine...). Ce faisant, il renvoie la langue à ce qui la fonde comme littérature : le risque que ceux-là, les Dostoievski, les Mandesltam, les Harms, ont assumé pour écrire. La question que pose Markowicz, cest la liquidation du traducteur. En appelant les acteurs, par dautres mots, à relire le même, ce que nous savions déjà, potentiellement, de Tchékov, il accomplit pleinement le geste décrire, comme nous-mêmes pouvons être hantés de Proust, ou de ces verrues que Rimbaud nous dit de simplanter sur le visage. Lindiscrétion principale à rapporter quant à Markowicz est là : traducteur, cest un masque. Il écrit. Son existence et son travail sont ceux de lauteur. Allez dans nimporte quelle librairie et demandez un livre de Dostoievski invariablement on vous demandera : le Markowicz ? Il est dans notre paysage un passeur nécessaire, mais un passeur de présent. Il est, comme tout grand écrivain contemporain, notre langue élisant une de ses limites et sinterrogeant elle-même sur sa frontière. Mais quand cest Mandelstam ou LIdiot qui définissent cette frontière, elle est aussi le cur, le centre. Il serait bon, même si lui ne sen préoccupe sans doute pas, quil en dispose aussi de la reconnaissance et matérielle et symbolique : lindiscrétion quant à André Markowicz, cest quil est scandaleux de le considérer aujourdhui comme traducteur, et quils sont bien rares, dans lhistoire dune langue, les traducteurs qui peuvent à cela prétendre. Mais cest une ouverture quil est apparemment trop tôt daccepter : on ninsère pas dans les uvres complètes de Bossuet sa traduction de LApocalypse, pas plus quon ne considère comme de Claudel sa recréation folle des Psaumes, on ne porte pas forcément au crédit dAndré du Bouchet, le poète, davoir publié un poème de Hölderlin sous le titre En bleu adorable tu ou davoir été le premier à oser des fragments traduits du Finnegans Wake, et pourtant comme tout cela est pour nous indivisible. Ça nempêche pas quon espèrerait
bien un jour relire Guerre et Paix tout retraduit aux crayons HB, ou même,
tiens, le voir ségarer chez Kafka, Cervantès ou Faulkner...
en attendant toujours Pouchkine. |