«J'ai rencontré à
Mexico le romancier Alberto Ruy Sanchez . Nous avons parlé de Faulkner
- en particulier des photos de Faulkner. L'une de celles-ci a joué
le même rôle dans sa vie et dans la mienne. Nous avons écrit
à quatre mains ce qui suit.» P. M.
Une photo me séduit depuis plus de vingt ans. Elle m'a accompagné
partout, où que j'aille, maisons et pays. Je l'ai découpée
dans une revue et elle a vieilli, comme un morceau de bois en proie aux
intempéries. Magiquement, la détérioration de la
photo concorde avec la détérioration de ce qui est photographié:
la façade usée d'une vieille cabane en bois brut, bouffée
par les ans aussi bien que par les termites et l'humidité. J'ai
toujours eu le sentiment étrange que c'était la cabane qui
continuait à vieillir à côté de moi, et pas
la photographie.
En bas à gauche de cette image jaunie, il y a un renfoncement un
peu plus obscur. C'est une petite porte qu'un homme, vieilli comme le
bois qui l'encadre, pousse doucement de la main gauche. Quelque chose
attire tout à coup son attention et, avec la même douceur,
il penche son regard vers le sol, un peu vers l'extérieur. Nous
ne pouvons pas savoir ce qu'il voit, même si ce qu'il voit est à
l'intérieur de la photo. Cet homme voit quelque chose de plus.
Il est en position de voir ce qui se dérobe à nos yeux.
Le pantalon troué aux genoux et la veste déjetée
concordent eux aussi avec la détérioration générale
qui rend cette image si belle. La porte de la cabane, légèrement
poussée, nous laisse entrevoir l'obscurité profonde qui
provient de l'intérieur.
La qualité esthétique de cette image pourrait suffire à
nous séduire. Mais le grain harmonieusement vieilli de ma copie
me la rend plus proche : c'est cette peau marquée par le temps
qui me touche, et redouble son attrait. Il y a quelque chose de plus,
qui la rend plus parfaite encore, et la hisse au symbolique: le petit
homme qui enjambe le seuil du visible pour entrer dans l'obscurité
est William Faulkner. Troisième concordance : cet homme m'a donné
dans ses livres hallucinés l'image d'une lucidité hors pair
qui pénètre dans la zone obscure des hommes, ainsi qu'on
pénètre dans sa propre maison.
Ce portrait symbolique de W.F. vit avec moi dans la compagnie d'un autre
portrait que fit de lui, mais avec des mots, l'écrivain qui l'invita
à passer de la poésie à la prose et l'aida à
trouver un éditeur pour Monnaie de singe, son premier roman: Sherwood
Anderson, dans un texte bref, Une rencontre dans le Sud, s'inspire en
partie du jeune écorché nommé William, écrivain
en puissance qui cherche un salut par la littérature - une voie
poétique comme unique issue. Et la phrase de Anderson que je peux
imaginer en légende à cette photo est celle-ci: «Un
petit homme du Sud qui revient toujours dans la maison noire de la douleur.»
Ses livres, en particulier ceux du grand cycle qui a pour cadre le comté
littéraire du Yoknapatowpha, sont à mes yeux «la maison
de la douleur». Une région imaginaire gâtée
par le temps, mais soutenue par la mémoire trompeuse d'une grandeur
déchue. Un présent bousillé par la certitude des
tares centenaires, par la tentation inévitable des personnages
à répéter ce qu'ils détestent dans leurs aïeux.
«La maison de la douleur», c'est le lieu où n'est possible
qu'un dialogue avec les morts. Un dialogue plein d'équivoques et
de mensonges, comme le dialogue des vivants, aussi bien comme celui que
nous poursuivons avec nos propres espérances, appétits,
ambitions et bien sûr, avec nos échecs. Et, puisque nous
sommes au Mexique, nous pouvons ajouter qu'il n'est pas étonnant
que l'univers de Faulkner ait été la source de l'écriture
de Juan Rulfo, pour la création de son Comala imaginaire et de
son dialogue avec les morts. On ne s'étonnera pas non plus que
Faulkner et Rulfo aient été la source du pluvieux Macondo
de Garcia Marquez et de ses Cent Ans de solitude. La porte obscure ouverte
par Faulkner en a ouvert beaucoup d'autres, et il est probable que ça
continue.
C'est le Bruit et la fureur qui inaugure la maison de douleur faulknérienne.
Ses personnages et ses situations nourriront plus de vingt romans et livres
de contes. La totalité du sens nous est donnée dès
l'ouverture: ce sont les yeux de Benjy qui voient le monde; Benjy, en
idiot qui regarde sa vie couler avec la fluidité brutale d'un fleuve
américain. Le temps est comme des courants dans une eau trouble.
Il va de soi que les personnages ne savent pas lire les signes de leur
destin, et la tragédie s'empare d'eux comme un courant du temps
qui gâche et mélange tout. Comme les planches de la cabane
de Faulkner et comme ma photographie. Dans la pérégrination
funèbre de Tandis que j'agonise, la famille Bundren emporte le
cadavre de la mère vers un absurde cimetière au bout du
monde. Les accidents du chemin et les destins farfelus des fils se mêlent
à des flux de souvenirs: un chÏur de voix obscurément
mémorieuses veut nous persuader que la mort seule donne forme à
la vie. Et quand, sur ma photo, je vois W.F. l'écorché qui
passe le seuil de sa cabane, je me dis que c'est comme le seuil de la
mort; que les murs de la vie sont faits de temps déchiré;
et que la porte étroite vers l'obscur est une promesse - ou plutôt,
LA promesse
Chaque histoire du Yoknapatowpha, lue et méditée à
la lumière de ma vieille photo, modifie et enrichit sa valeur symbolique.
Il arrive aussi que quelques-uns des sens que je lui ai donnés
jadis se soient usés et disparaissent. Par exemple, le défi
juvénile de Faulkner à toute grandeur sociale me paraît
à chaque fois moins important, ou moins visible sur la photo. Quand
j'étais jeune, j'y voyais l'homme qui avait voulu être le
contraire de son bisaïeul, le colonel de la guerre civile William
C. Falkner (sans u), commerçant matois et auteur de récits
sentimentaux nourris de l'épopée du grand Sud. La chronique
tragique de W. F. sur l'échec de Thomas Sutpen à fonder
une dynastie, dans Absalon ! Absalon ! est peut-être un lointain
écho de son rejet de cette figure tutélaire. Au lieu d'habiter
avec son oeuvre dans le Palais du Sud, décor en carton pâte
pour les rêves et les appétits des ancêtres, Faulkner
a fondé sa «Maison de douleur» et nous invite à
y entrer.
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