Jacques-François Piquet / Metaphor-City

le texte ci-dessous est extrait de la deuxième pièce d'une trilogie qui vient de paraître aux éditions Le Bruit des Autres sous le titre En pièces.

le site de Jacques-François Piquet
ateliers d'écriture, parutions, bio-biblio, "mots de saison"...

Né en 1953 à Nantes, Jacques-François Piquet vit dans l'Essonne après une longue période londonienne. Il écrit des fictions et du théâtre, et anime depuis longtemps des ateliers d'écriture

vient de paraître, de Jacques-François Piquet, chez Joca Seria

nouveau : un extrait de Noms de Nantes, accompagné de la postface de François Bon

 

VOIX 1 : C'était il y a longtemps, un demi-siècle, peut-être davantage. Le pays sortait d'une guerre aussi brève que dévastatrice. La ville avait connu plusieurs attaques aériennes qui l'avaient presque entièrement détruite et qui, de plus, avaient décimé la population de ses campagnes environnantes.

VOIX 2 : Les Autorités dirent après coup que cette guerre serait la dernière. Nous savions bien que ce n'était pas vrai. Mais nous avions besoin de jouer le jeu, de faire semblant d'y croire. Aussi, avons-nous repensé la ville... 

VOIX 1 : Nous l'avons voulue de verre et d'acier chromé pour que chacun pût voir et se voir dans ses façades ; nous l'avons voulue haute afin qu'elle reflétât le ciel et s'y confondît. 

VOIX 3 : Les travaux ont duré longtemps, durent encore, dureront toujours. Car la ville n'existe qu'en perpétuelle métamorphose. 

VOIX 2 : Oui, les travaux ont duré longtemps et durent encore. Mais ils n'ont plus et n'ont pas toujours eu la même ampleur. Nous pensions en effet qu'il nous faudrait un jour tout recommencer, à cause d'un nouveau conflit ou simplement parce que les premiers édifices construits auraient été à leur tour décrétés indignes ou insalubres. Mais nous n'en sommes jamais arrivés là. Quelque chose d'autre s'est passé, nous a obligés à ralentir nos travaux, quelquefois même à les stopper complètement, et surtout, surtout... à reconsidérer notre entreprise. 

VOIX 3 : La ville est météorite : autour de son point de chute, plus rien ne pousse et personne ne veut vivre.

VOIX 1 : Nous avions espéré qu'après la guerre tout rentrerait dans l'ordre, que les environs de la ville redeviendraient prospères et recherchés. Or, avec quelques années de recul, la vérité nous est apparue tout autre : les abords de la ville ressemblaient chaque jour davantage à un immense terrain vague. 

Les maraîchers et les paysans sont partis les premiers. 

VOIX 2 : La terre, disaient-ils, ne donnait plus. Et puis les enfants ne voulaient plus prendre la succession. 

VOIX 1 : Ils sont partis et ont laissé derrière eux des hectares de terres en friche. Certains, les plus âgés, se sont retirés dans les campagnes lointaines ; les autres sont entrés dans la ville...

VOIX 3 : Un jour l'appellation de Zone Morte est apparue dans leur vocabulaire : le premier pas vers l'habitude était fait.

VOIX 2 : Plus tard, dans le double but d'offrir des espaces verts aux citadins et de se démarquer de cet environnement devenu hostile, nous avons aménagé une large couronne de gazon autour de la ville. Chaque fin de semaine, des familles entières venaient y pratiquer diverses activités sportives ou simplement s'y promener. Les choses avaient retrouvé un certain ordre. L'habitude était prise. Il fallait juste empêcher les enfants d'aller jouer trop près de la Zone Morte. 

VOIX 3 : Entourée de celle-ci, au milieu de sa couronne verte, la ville scintillait comme un iceberg largué sous les tropiques. 

VOIX 1 : Cet ordre relatif, cette habitude devaient cependant être de nouveau bouleversés, car la ville se découvrait des ennemis. Contrairement aux prédictions de certains d'entre nous, ceux-ci ne venaient pas de l'extérieur mais du cŇur même de la ville. Suite à un véhément discours qu'un de nos politiciens fit à leur propos, nous les avons appelés " les Gueux ". Aujourd'hui encore, nous ne les désignons jamais qu'ainsi.

VOIX 2 : Il y avait toujours eu des Gueux dans la ville, comme dans toutes les autres villes de ce pays et d'ailleurs. Cependant, pour diverses raisons, entre autres le dépeuplement total des campagnes alentour, leur nombre n'avait cessé de croître.

VOIX 3 : Le jour, nous nous tenions aux portes des grands magasins, à la sortie des bureaux et des usines, dans les galeries marchandes, souvent assis à même le sol, sales et gouailleurs, une main toujours saillant de la manche de nos habits déguenillés... 

 

La nuit, jusqu'à la fermeture des salles d'attente, nous restions dans les gares et autres lieux publics. Ensuite, jusqu'au petit matin, nous traînions dans les rues de la ville, par petits groupes ou en véritables hordes, braillant à tue-tête sous leurs fenêtres et les empêchant de dormir... 

VOIX 1& VOIX 2 : Oui, nous empêchant de dormir ! 

VOIX 1 : Les Autorités se sont efforcées de régler le problème d'abord en créant des Centres d'Accueil, puis en formant des Brigades Spéciales.

VOIX 2 : La première de ces mesures ne résolut en rien le problème : les Gueux ne fréquentèrent les Centres que pour y prendre les repas quotidiens que nous leur offrions.

VOIX 1 : La seconde mesure eut pour conséquence de surpeupler nos Maisons d'Arrêt sans que le nombre de ces indésirables n'en semblât pour autant réduit.

VOIX 2 : Alors les Autorités se sont tournées vers nous et, après un référendum à participation obligatoire, l'application d'une troisième mesure fut décrétée. 

VOIX 1 & VOIX 2 : NOUS AVONS TOUS VOTE DANS LE MEME SENS !

VOIX 3 : Ils ont tous voté dans le même sens ! Oui, tous... 

VOIX 2 : Cependant, lorsque les résultats ont été annoncés de manière officielle, il y a eu un grand silence dans la ville, comme si nous songions déjà au jugement que les générations futures porteraient un jour sur nous et nos actions...

 

VOIX 1 & VOIX 2 : La Zone Morte est devenue Favellande et nous décidâmes d'y déporter les Gueux.

VOIX 1 : Nous fûmes tour à tour bâton levé au-dessus des têtes...

VOIX 2 : ...gueule de molosse mordant les jambes... 

VOIX 1 : ...tampons encrés tatouant les bras... 

VOIX 2 : ...fourgon grillagé sirène hurlante... 

VOIX 1 : ...hangar bourré de corps en loques... 

VOIX 2 : ...train de voitures aux portes verrouillées... 

VOIX 3 : Ce fut un matin, très tôt, à l'aube. Huit longs convois spécialement affrétés quittèrent en même temps les huit gares de la ville. Plusieurs wagons étaient remplis de vivres, de vêtements et d'outils agricoles.

 

Une heure plus tard, quelque part dans la Favellande, en des lieux distants d'une cinquantaine de kilomètres de la ville, ils déchargèrent les marchandises, puis nous ordonnèrent de descendre.

Au bord des voies ferrées, nous restâmes ensuite immobiles, les yeux longtemps rivés sur les feux rouges des trains s'éloignant...

 

VOIX 1 : Après la déportation des Gueux, nous avons soufflé et nos nuits ont de nouveau été paisibles. Les Autorités se sont félicitées. Nous leur étions certes reconnaissants.

VOIX 2 : Mais un an, peut-être...

VOIX 1 : ...ou seulement quelques mois plus tard... 

VOIX 1 & VOIX 2 : ...ils sont revenus ! 

VOIX 1 : Nous en avons d'abord revu deux ou trois dans la couronne verte...

VOIX 2 : ...quelques-uns aux abords des gares...

VOIX 1 : ...de petits groupes devant les portes closes des Centres d'Accueil...

VOIX 1 & VOIX 2 : Puis tout a bientôt recommencé...

VOIX 2 : ...les rues sales...

VOIX 1 : ...les nuits bruyantes...

VOIX 2 : ...les mains noires tendues... 

VOIX 1 & VOIX 2 : Oui, les Gueux étaient de retour... en plus grand nombre, nous semblait-il... et notre ville de nouveau leur appartenait... 

VOIX 1 : Consternés, puis furieux, nous avons décidé de régler le problème par nos propres moyens en créant des milices à cet effet. Mais, craignant que notre action dégénère en combats de rue, voire en guérilla, les Autorités nous ont promis une solution imminente et définitive. 

VOIX 3 : Plusieurs mois passèrent, et une mesure leur fut effectivement proposée. Son ampleur dépassait ce qu'ils avaient pu imaginer. Enfin, pour ou contre, il leur fallut bien reconnaître que c'était là l'unique solution qui fût à la fois radicale à long terme et envisageable dans l'immédiat.

VOIX 2 : L'érection du Mur a donc commencé quelques mois plus tard. Plusieurs grandes entreprises de travaux publics et la totalité de la main-d'Ňuvre disponible furent réquisitionnés. C'était un chantier sans précédent dans l'histoire de notre ville. Plus aucune autre construction n'importait. Nous ne parlions que du Mur, ne pensions qu'au Mur...

VOIX 1 & VOIX 2 : Nous ne parlions que du Mur, ne pensions qu'au Mur.

VOIX 2 : Un jour enfin, celui-ci a pris forme. Il était deux fois haut comme un homme et suivait le tracé elliptique de la voie périphérique.

VOIX 1 : Au début d'un hiver, les Autorités ont annoncé l'achèvement des travaux et la date prochaine de l'inauguration officielle du Mur. Dès le lendemain de cette annonce, les Brigades Spéciales ont recommencé de ratisser la ville, arrondissement par arrondissement, quartier par quartier, rue par rue, et nous avons pu ainsi procéder à une nouvelle déportation massive des Gueux.

VOIX 3 : Entourée de son Mur, la ville semblait inexpugnable. Leurs mots le disaient sans répit. Ils le pensaient, sans doute, jusqu'au jour où les Autorités parlèrent trop gravement des problèmes qui secouaient le monde, digressèrent trop longuement sur la menace d'un conflit grandiose et suicidaire pour l'humanité... Alors, ils comprirent...

VOIX 1 : Alors nous avons compris...

VOIX 2 : Oui, nous avons compris que ce soudain intérêt pour les moins nantis que soi et cette brillante rhétorique n'avaient d'autre objet que de distraire notre attention d'une réalité autrement plus tangible :

VOIX 1 & VOIX 2 : UN NOUVEAU DANGER PESAIT SUR LA VILLE !

 

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