François Bon / Ce sont
des cercles qu'on roule dans la nuit à propos du Dernier Royaume de Pascal Quignard |
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Comment parler de l'écriture de Quignard ? le même jour ou presque, paraissent deux tentatives, la mienne et celle de Philippe Lançon dans Libération - ici comme en filigrane des deux extraits présents depuis juillet sur remue.net... FB |
Ce sont des cercles qu’on roule dans la
nuit
C’est de la fonction même du livre qu’il est question. De comment cela vous décortique. Des lectures qui vous enclosent, comme, dans un temps qu’on parviendrait à suspendre – et c’est affaire de nuit, d’isolement, de cassure –, on aurait prise sur le mental un instant accessible . Il s’agit de faire retour. La littérature depuis toujours nourrit dans son ventre ces objets silencieusement aspirants, qui supposent de briser provisoirement d’avec le dehors pour s’y absorber, parce que c’est du temps et du mental qu’il faut traiter. On a tous ici quelques-unes de nos dettes principales. Parfois pour des démarches qui se présentent objectivement comme cet ouvert : la fascination qu’on a à Montaigne, le goût qu’on prend à sa fréquentation, c’est cette paix en travail, le doute élargi aux perceptions, l’interrogation sur soi ouverte. La fascination à Montaigne, c’est cette suite de cercles concentriques, avec ses reprises, compléments, additions, son élargissement sans clôture. On a eu parfois cette même fascination là où on ne l’attendait pas forcément : je pense au Déclin de l’Occident de Spengler, ou bien à la correspondance échangée par Walter Benjamin et Theodor Adorno, qui avaient assez de compte à régler entre eux deux pour ne pas se préoccuper de ce que nous en penserions plus tard. Parmi ces livres du rendez-vous intérieur, les fiches des Carnets de Valéry, que j’ai longtemps lus – je ne saurais pas expliquer pourquoi – uniquement le dimanche matin, si tristes lorsqu’elles sont classées dans l’ordre et par thèmes, si vivantes dans leur accumulation brute, juste ponctuées de tirets. Les trois livres que Pascal Quignard nous présente comme le début d’une série ouverte s’inscrivent exactement là, et il faut un beau culot. Pas seulement de l’ambition. Mais ce que cela exige de soi-même, s’il ne saurait plus y avoir de retour sans tout perdre. Non pas qu’on doute a priori : si l’un d’entre nous pouvait avoir cette moelle, cette épaisseur, c’était lui. Une phrase, d’abord. Ce qui ne signifie pas un style ou une marque, mais plutôt le contraire : capacité de la langue au risque, à se risquer hors du sûr et de l’éclat, quitte à casser ou mordre la terre. Qu’on le voie au travail, Quignard, dans ces moments où la langue mord, presque naïve, avec des comptes et des listes. Puis s’agglutinant par tirets, répétant son incantation, tentant l’écart en revenant au sexe, ou bien s’en allant chercher le mot sur lequel on bute dans l’ancien japonais ou l’Inuit (pourquoi autrefois se dit mukashi en ancien japonais, et qu’ancien se dit anga en Inuit), puis soudain l’écluse s’ouvre. Et ce que Quignard ramène alors à la langue a su capter un peu de ces " Abîmes " qui font le titre du troisième volume, le plus puissant et le plus risqué, s’il y a déjà trouvé, plus que dans les deux précédents, son amble, son inertie. Alors, oui, la récompense c’est que la littérature s’agrandit, non pas comme d’un territoire supplémentaire, mais de son emprise en ce qui depuis toujours est son centre, son énigme, puisque ce mot est un des guides privilégiés sur cette route. Emprise qui touche à notre compréhension du monde, dans l’éclatement neuf du temps à quoi nous contraignent les énonceurs nouveaux de la matière ou des paradoxes de l’univers : " objet fermé sans bord ni frontière ", nous dit la physique. " Il faut faire vivre le vivant signifie : Il faut faire mourir les morts. Ce sont des cercles qu'on roule dans la nuit. La mort est finie dans le temps comme la retombée de la ligne verticale du sexe dressé qui lui donne naissance. Le temps est fini et circulaire comme le soleil " écrira Quignard dans le tremblement où il affronte main après main ce qui résiste et outre la langue, en amont de ce qu’elle nomme. On le savait dans le retrait. On l’imaginait avec ses livres. On le retrouve arpentant des ruines en Afrique, contemplant la mer en tel lieu sauvage du Japon, interrogeant d’anciens rites funéraires comme on exhumerait un crâne. On le croyait relisant ses opuscules latins préférés, on l’aperçoit laissant le livre à terre, dans le crépuscule inchangé d’une maison vers Auxerre avec guêpes et rivière, aux franges de la vieille sorcellerie rurale. On avait l’idée naïve d’une posture d’ermite, mais l’interrogation du cru – sexe, blessure et mort – est le plus redondant de cette reprise sans fin. S’il y a trois livres plutôt qu’un seul, c’est qu’on ne s’affiche pas dans cette volonté d’oeuvre ouverte, questionnement nu du mental, sans savoir si on résistera. Si la paroi (encore un mot à lui, quand on cherche l’énigme) n’est pas là dans l’ombre plus haute que vos doigts. On ne se poste pas sans risque dans cette postérité, où Montaigne, avec ce laisser-aller de génie, titre "Des coches" la dérive qui l’amènera au plus vif du cerveau ouvert. Eh bien Quignard a tenu, c’est d’évidence. J’ai palpé d’abord ces trois livres avec une résistance intérieure : ce rêve du retrait, de l’examen du tout, l’énigme immédiatement devant soi, c’est une pulsion qu’on porte chacun, sinon qui on est ? Et cela repousse loin en bas toute idée de littérature qui ne serait que divertissement. Le livre qui vous emportera à votre bout. Qui traîne depuis des années son Montaigne écorné sait. Quignard, pour tenir là, devait trouver ce qui le séparait de ses prédécesseurs, comme Maurice Blanchot se donne cette contrainte de n’aborder énigme, temps et mort qu’à travers les livres qui lui en fournissent déjà image. Quignard a cette révolution toute impalpable d’accepter, dans l’examen rigoureux de temps et de mort qui est le vieux lot repris, la dérive de fiction. Le statut des reprises est inclassable. On est contre la paroi, on s’y agrippe mais on ne trouve pas de passe supplémentaire, alors on invente une histoire. Parce que l’énigme est vraie, l’histoire se présente comme vraie. Nous n’en saurons jamais le statut ultime. Je n’irai pas vérifier si Zenchiku, auteur de nô et beau-fils de Zeami, mort en 1470 a laissé un écrit dont l’incipit est " Quand le cœur des morts nous étrangle ". Mais le cercle de Quignard se tend ici, où la fascination pour la lecture, qui ouvre " Des Ombres errantes ", devient indissoluble de cette énigme dont on traite, faite de temps et de mort, et contre laquelle on a seulement notre corps doublement sexué. On ne met pas sur la place publique une telle démarche sans en avoir franchi soi-même les premières marches intérieures. Trois marches. Où va maintenant Quignard, il a assez de territoire pour tenir. Des Ombres errantes en franchit les premières passes, travail sur le chasseur, sur la notion d’image, sur celles de frontières. Il reste le Temps : Sur le Jadis en balaye les formes à subvertir. Dans Abîmes enfin on se confronte à la peur, à la violence, à la nuit. On peut rejoindre Quignard directement ici, et faire ensuite le chemin à rebours. Qu’il prenne son temps pour le quatrième, on a de quoi réfléchir et rêver. Que notre confiance lui soit favorable, en ce chemin où il va seul, entre chamans et légendes. Qu’il ne se retourne pas. |