1 : Comment
dire?
Écrire comme aller du
hors-monde au monde, par la langue hors dusage et les mots hors
des phrases. Avec la langue usée davoir déjà
tout dit, comment dire encore?
Mas re no
trob qautra vez dit no sia
Mais je ne trouve rien que lon nait déjà
dit - Gui dUssel (13es.)
Le problème
est dhier qui toujours nous taraude, le vieil Alexandre a encore
de beaux restes. Comment dire "quelque chose soi", et quelque
chose de ce monde dont les mots font lallure?
Qui a pu vivre lenfance des mots qui nommaient la matière,
calibrant linforme, lajustant aux généalogies
(cimetières/livres, puis villes/livres) a vu, dès le
début, leur vieillesse dans le tendre vissée, la vieillesse
rude, inapte à engendrer même la roche ni rien, et la
jeune langue à peine née (on rêve que les deux
premiers mots prononcés furent "mais" et "rien"<ou
merrien> laffirmation dune parole qui vient, et celle
dun chaos encore - ce "mais rien", à lui seul
littérature) déjà comme un coffre, déjà
mémoire delle-même, matrice et mémoire,
accumuler et multiplier les mots refroidis sous elle, comme le ver
de terre ses anneaux - engendrement de soi par soi.
Aller par cette
parole hors dusage qui nest pas langue morte - ni latin,
ni épitaphe - mais refus des filiations. Honnis soient les
mots comme le flambeau quon passe, honnis Cadmus, et Carmentis,
la houe qui se transmet et le sillon recommencé, où
ce qui lève cest le sol à travers le semis, où
rien ne vient de soi.
Comment se faire au verbe des pères qui cumule les talents
mais nest loeuvre de personne?
Comment mettre sa langue dans la bouche des vieux pour trouver le
ton juste de sa propre chanson?
< ici simaginer
[lire] une vignette, Michaux, Quelques renseignements sur cinquante-neuf
années dexistence, une autobiographie de lintérieur,
une cartographie du sensible à valeur dexemplarité
>
La langue hors
dusage cest soi quon fait sonner dans les autres,
cest len-soi toujours neuf aux prises avec autrui. Cest
parce que la vieillesse de la langue ramène vers en-dedans,
que lécrit qui veut vivre dit une langue étrangère.
Écrire hors lusage une langue hors lusure.
Évidemment impossible. Heureusement impossible.
Ou alors laphasie.
Et les mots hors des phrases.
Comment brider
lappétit des mots, qui abolissent lobjet de leur
attention aussitôt quils le nomment? Double disgrâce
du mot: trop léger pour tolérer en lui toutes les strates
du réel, mais trop dense pour ne pas les ensevelir sous lui.
Limage ne vit que du vrai quelle étouffe, et pareil
font les mots dans les phrases, où lesprit les contraint.
- alors -
on les entend
ces voix qui se dépendent du crochet, circuler dans lair
sur des cris, lancer comme la vigie qui invoque le concret: "Terre!
Terre! Métaphore!" ou quoi? Léquation est
posée et le vide comblé: "pneu = pneu" (Tarkos),
arithmétique au désir forgée dune gémellité
entre les mots et les saisons, entre la gomme et le cercle, le galet
et son concept.
- cependant -
on fait silence
et ça revient tout bas, net, on entend venu comme de lintime
et du dehors fondus (murmure dans une mâchoire qui claque,
ou de cet ordre)..."et les mots hors des phrases"...
Linnommable,
tout un surplus de mots hors-langue, qui échappent au crible
de la matière, la nôtre, celle de nos cerveaux et celle
de nos gorges, résille improbable où nos propres phrases
se prennent comme papillons de nuit - ces absences, tous ces mots
hors des phrases, qui ne sont pas pour nous.
< seconde
vignette, Blanchot, Le livre à venir: "[...]
lessence de la littérature, cest déchapper
à toute détermination essentielle, à toute
affirmation qui la stabilise ou même la réalise [...].
Il nest même jamais sûr que le mot littérature
ou le mot art réponde à rien de réel, rien
de possible ou rien dimportant". >
Comment dire?
On nen sait rien, ça se fait avec on.
Comme on dit.
On qui ramassons on ne sait qui, et en guise de fond la variation
sur la forme, avec des contraintes et du flou et de la joie aussi,
cest permis si on peut, pour dire comme Tanguy Viel, "et
là, vraiment, il y aura toujours à faire", car
"la matière
est et bonne et nueve".
(G. de Lorris - Roman de la Rose)
30 mars 2001 |