Philippe Rahmy / théâtre et handicap

un dialogue avec Didier Plassard

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Ce dialogue est né à l'occasion d'un n° spécial de la revue Théâtre s en Bretagne, consacré en particulier au travail de la compagnie L'Entresort, dirigée par Madeleine Louarn à Morlaix. Didier Plassard enseigne les lettres et le théâtre à l'université Rennes II.

Théâtre et Handicap
Dialogue internet avec Didier Plassard


Je ne sais ni parler ni écrire, je suis infirme en parole et empêché en pensée. 'C'est le contraire d'une aisance, d'une maîtrise, le contraire d'un don. (...) S'il est doué, si l'artiste est doué, c'est d'un manque. S'il a reçu quelque chose, c'est quelque chose en moins.
V. Novarina, Entrée dans le théâtre des oreilles, 1980.


Didier Plassard: Sans jouer abusivement sur les mots, peut-être pouvons-nous effectivement partir de l'idée d'une absence ou d'un manque pour examiner ce qui s’accomplit dans la présence en excès de l’acteur. Parce que l’expérience esthétique, aujourd’hui, se nourrit davantage du tremblé des figures que de l’accomplissement de la forme, de la trajectoire du geste que de son résultat, quelque chose d’une vérité de l’acte artistique est en jeu dans ce travail du manque, dans son appel vers le plein. Ainsi en va-t-il, particulièrement, lorsque nous assistons à l’effort de celui qui s’avance sur la scène de son personnage : tout à la fois manquant à lui-même, à la continuité de son être, et comblant ce vide momentané par l’emprunt d’une parole et d’un agir étrangers. Définir l’acte artistique par l’exploration d’un manque, ce peut être, aussi, créer le terrain d’une rencontre avec ceux que leurs propres failles menacent de rejeter à la lisière de la vie sociale. Car si tout comédien peut décider de la plus ou moins grande visibilité qu’il donnera à ce travail du manque, l’acteur handicapé mental, lui, n’a pas le choix. Il ne peut ni cesser d’être ce qu’il est (pourtant, comme tout artiste, il le poussera jusqu’aux frontières du possible), ni surtout le faire oublier un seul instant au public. Même la démonstration de ses compétences techniques (celles d'une reconnaissance musicale de la hauteur des voix, par exemple), parce qu’elle restera décalée en regard de nos attentes, ne pourra effacer la coupure qui se manifeste entre lui et l’autre du personnage, tenu à bout de bras. Obligé de rester sur le seuil d'une vie psychique qui lui demeure étrangère, menacé par les défaillances d'une trop courte mémoire, l’acteur handicapé nous fait souvenir que les paroles qu'il prononce - et que toutes les paroles de théâtre, avec elles - sont soufflées. Ce sont donc les potentialités scéniques et dramaturgiques de cette " distanciation " par défaut que nous proposons d’explorer au cours de ces journées, en prenant appui sur le travail des acteurs handicapés de Cat[@]lyse et des étudiants qui, au sein d’un Atelier de Recherche Théâtrale, ont exploré avec eux pendant deux années universitaires les territoires du dialogue et de l’échange artistiques. Parmi les questions qui pourront être traitées : - " L’imperfection apparaît comme un tremplin qui nous projette de l’insignifiance vers le sens " (A. G. Greimas, De l’imperfection, 1987). Vers quel(s) sens nous projettent les imperfections du jeu de l’acteur handicapé? - Dans le jeu avec l’acteur handicapé, quels sont les manques que peut explorer, pour sa part, l’acteur non handicapé? - EN FACE de ceux qui étaient demeurés de ce côté-ci, un HOMME s’est dressé EXACTEMENT semblable à chacun d’eux et cependant (par la vertu de quelque Œopération' mystérieuse et admirable) infiniment LOINTAIN, terriblement ÉTRANGER, comme habité par la mort (...) (T. Kantor, Le Théâtre de la mort, 1975). Cette définition de l’acteur peut-elle être appliquée (et avec quels ajustements?) à l’acteur handicapé?

Philippe Rahmy: Le discours théorique autour du manque, condition nécessaire à toute représentation (ici théâtrale), pose cependant problème lorsqu'il est appliqué au handicap. Nombreuses sont les personnes handicapées à se battre pour tirer le handicap du côté de la différence, et non du manque. Le handicap n'est pas un manque "fertile" qu'il convient de surmonter, c'est une différence qu'il faut faire accepter. Je ne remets évidemment pas en cause le travail théâtral dont il est question. Je m'interroge seulement sur la pertinence d'une position qui associe le handicap au manque. Position d'autant plus discutable lorsqu'elle cite Greimas et pousse le manque vers l'imperfection. Le fantasme d'une norme de perfection appartient à ceux qui se nomment, à tort, valides.

D.P.: L'idée que vous avancez, celle d'un passage nécessaire du manque vers la différence, est évidemment la seule éthiquement et politiquement acceptable. Je ne vois pas comment, en ce qui concerne la place du handicap dans la société, nous pourrions en envisager une autre, et j'y souscris donc entièrement. Si je peux essayer de sauver Greimas dans ce qui me paraît donc être un malentendu, j'ajouterai seulement que je suis intimement persuadé, pour ma part, de notre commune "imperfection" : que c'est dans ce creuset-là que se trouve notre humanité, et seulement à partir de là que peut se construire toute recherche de dignité. Le fantasme de perfection, que vous évoquez, constitue sans doute l'une des plus effroyables machines à tuer qui nous habitent. Pourquoi, dans ces conditions, parler du manque et non de la différence? Sans doute d'abord parce que nous partons du handicap mental, en contexte théâtral : et qu'il faut ici, pour être justes, être précis. Les acteurs de Catalyse (qui accomplissent, je le redis, un travail magnifique, particulièrement sur le plan d'une très grande maîtrise musicale de la voix), pour donner corps aux personnages qu'ils incarnent, doivent traverser un déficit de mémoire, de concentration, de compréhension du texte (par exemple Shakespeare, puisqu'une de leurs dernières créations fut une adaptation du Songe d'une nuit d'été). Les spectateurs, eux aussi, font l'épreuve d'un manque : un manque de rapidité, d'efficacité, de vraisemblance dans cette incarnation. Or, paradoxalement, quelque chose de l'essence même du théâtre se joue dans cette difficile rencontre. C'est pourquoi je reste pour ma part persuadé de ce que (peut-être, mais c'est trop schématique, par opposition à l'efficacité technique des médias, grands édicteurs des normes) ce n'est pas seulement une différence, mais c'est véritablement un manque qui est ici au cœur de cette expérience artistique partagée (pour les acteurs comme pour les spectateurs); et, d'autre part, que c'est sur ce terrain même du manque, en le reconnaissant comme fondateur de toute expérience théâtrale (même s'il est ensuite géré par des stratégies très diverses), que nous pouvons relier le travail des acteurs handicapés à celui des acteurs non handicapés (d'où ma question : quels sont les manques que doivent, pour leur part, explorer ces derniers?). Pour reprendre votre formule, je crois que sur le plan théâtral on ne pourrait pas faire l'économie de ce propos qui contient effectivement de quoi faire bondir: "c'est un handicapé mental, et pourtant c'est un grand acteur". Notre propos, simplement, est de partir de là, comme d'un donné (culturel) de la perception, pour mieux comprendre ce que fait un acteur, handicapé ou non.

P.R.: Il est clair que l'acteur vit la dépossession de lui-même et que ce manque qui le creuse, le dispose à son rôle. Ce manque est l'expression d'une volonté souveraine (celle de l'artiste), appel réfléchi au jaillissement du personnage, la libre mise en actes d'une technique et d'une pulsion au sein d'une structure (théâtrale, sociale) disposée à reconnaître la légitimité de cette altérité, à considérer cette liberté d'être comme part de sa propre cohérence.
J'en viens au handicap. Le manque dont nous avons parlé, libre expression d'un art, ne peut faire diagnostic au handicap, quel qu'il soit. La personne dite handicapée n'a évidemment pas choisi sa différence, c'est pourquoi elle n'est creusée d'aucune déficience par naissance. Le parallèle avec le travail d'acteur avorte en ce point précis. La personne dite handicapée est d'abord, comme chaque être, un tout accompli, donc aussi à même d'une mise en retrait d'elle-même, mais dans un second temps, comme tout acteur, au théâtre. C'est pourquoi je suis convaincu que le manque ne peut, ne doit s'appliquer qu'aux structures (au sens le plus large) et jamais aux individus. Ce sont les structures qui souffrent d'un manque de disponibilité à l'égard des différences entre individus. Seules les structures sont perfectibles. Telle est leur raison d'être. Me semble-t-il en tout cas.
Pour conclure, j'ajoute que nous souffrons tous du langage. Nous avons appris à classer les êtres selon des critères physiques apparents. Notre pensée s'en défend, mais nous sommes à l'évidence conditionnés par les mots. Nous disons "handicapé" en pensant le contraire, mais une part pense à faux en conservant l'héritage d'une terminologie que je ne crois pas nécessaire de qualifier.

D.P.: Le handicap n'est pas choisi, comme le travail de l'acteur l'est (cependant, il reste que ce que nous allons ici essayer d'observer, ce n'est pas le handicapé, mais le handicapé comme acteur, et ceci dans l'acception la plus "professionnelle" du terme : c'est d'ailleurs seulement à ce niveau de complexité que l'on peut essayer de déjouer les embûches les plus grossières qui, sinon, nous menaceraient). Évidemment que toute personne humaine est une totalité en soi, une complétude, sinon dans son être (qui d'entre nous serait assez vain pour l'affirmer?), du moins dans sa relation au monde et à autrui. Ce à quoi, cependant, je m'accroche encore, et qui me semble-t-il se dessine de mieux en mieux en discutant avec vous, c'est la question de la perception (collective, qui plus est, au théâtre), et de ce que met en jeu, pour le spectateur, la présence scénique d'une troupe d'acteurs handicapés. Il y a bien une différence, qu'on pourrait résumer grossièrement en ces termes : nous voyons, à ce moment-là, le travail de l'acteur, c'est-à-dire que nous traversons à la fois une expérience esthétique et une expérience humaine. La "fabrique" du théâtre y est comme mieux donnée à voir et, en même temps (fort heureusement d'ailleurs, car sinon nous verserions dans l'art pour l'art), elle est rendue à sa dimension partageable par tous de l'effort, de la difficulté, de la victoire sur soi-même. J'aurais presque envie de dire que, à ce qu'il m'a semblé, le renvoi mutuel de la joie de l'interprète et de la joie du public rejoue, en mineur, des dynamiques proches de celles de l'exploit sportif : il y aurait peut-être, dans la perception des spectateurs, comme une proximité de l'acteur handicapé et de l'athlète.

P.R.: La question de la perception me semble également centrale pour l'objet qui nous occupe. Le dépassement de soi, cette possible expérience de l'effort partagé par le public et les interprètes, en somme l'exemplarité d'une représentation qui tient à l'individuation d'universaux (volonté, abnégation, courage), nous ramène aux enjeux du théâtre des débuts, à la tragédie grecque. La force indéfectible du héros tragique à faire front aux contraintes de sa condition, lorsqu'on la rapporte à celle mise en œuvre par l'acteur handicapé, pointe en direction de la possibilité d'affirmer, sur scène, l'inaliénation de l'intégrité humaine. J'en reviens à la part d'exemplarité nécessaire au partage: l'autodétermination (libre-arbitre) conquise par l'interprète dans son rapport à autrui, n'est pas conquise par l'acteur en tant qu'handicapé, mais en tant qu'être humain. Cet accomplissement d'une liberté est vécu par le public qui participe de la douleur puis de la joie de cet affranchissement. C'est pourquoi je persiste à penser que l'effort extrême que l'acteur handicapé fournit pour maîtriser son rôle ne tient pas d'abord aux contraintes de son handicap, de sa différence, mais qu'il en va d'une force de conviction, d'un enthousiasme pour le théâtre. De même, ce qui fait le héros tragique n'est pas sa faculté à résister au destin, mais son enthousiasme à vivre jusqu'au bout sa passion. Ce que le public ressent, partage, c'est bien la conviction mise au rôle, non pas l'effort à vaincre le handicap.
Pour paraphraser Shaftesbury, je dirais que l'enthousiasme est conducteur de "vérité" s'il est soutenu par la distance interne de l'humour. La vérité dont il peut s'agir ici tient à ce phénomène d'identification, au partage entre interprètes et public, d'une difficulté et d'un surpassement. Quant à la distance interne de l'humour, elle est cette bienveillance pour soi-même qui permet à la conviction de l'interprète de parvenir à la générosité du don de soi.
Bien sûr qu'il y a de l'exceptionnel à assister au jeu d'acteurs handicapés, bien sûr que le public est pris dans un rapport d'attirance/répulsion exacerbé face aux corps "en différence" auxquels il est confronté. Bien sûr aussi que cette confrontation stigmatise le travail théâtral en général, qui est justement le déploiement d'une altérité en quête d'intimité. Mais je crois que si l'on évacue l'exceptionnel, l'inhabituel de voir un acteur handicapé (en gros le voyeurisme à ne pas sous-estimer), ne reste plus que l'exceptionnel d'assister à la mise en actes d'enthousiasmes, de forces de conviction différentes d'un acteur à l'autre, hors de toute considération liée au handicap.