Anne Roche / Livres d'écriture

Anne Roche, écrivain, enseigne à l'Université d'Aix-en-Provence. Première publication en 1996 dans Topique.
lire aussi d'Anne Roche, sur remue.net : Habiter l'espace, à propos de Georges Perec

retour remue.net

Ce texte tente d'explorer des lectures faites pendant l'enfance : non pas des livres de contes comme ceux de Perrault ou en général du folklore européen, lectures qu'un adulte ne peut plus reparcourir innocemment parce qu'elles sont objet de savoir et d'étude. Plutôt de ces livres éphémères, qui survivent rarement à une ou deux générations, dont souvent le titre et l'auteur sont oubliés, et dont la mémoire va chercher à délimiter les thèmes et les figures. Ecrits pour des enfants, destinés à des enfants, ces livres ou leurs images n'en sont pas moins porteurs de signes inquiétants, qui viennent parfois déstabiliser leur message explicite. On y constate un décalage inattendu entre la protection que la famille ou l'école étendent sur l'enfance, et la violence qui guette dans nos livres d'enfants. Anne Roche.

 

Quand j'essaie de retrouver mes lectures d'enfance, - les livres, le plus souvent, sont perdus : pour les premiers lus ou déchiffrés, je n'en sais généralement ni le titre, ni l'auteur - je me rappelle les images, et parfois des mots ou des successions de mots qui m'avaient arrêtée par leur énigme ou leur chant. Les histoires aussi, presque toutes, sont trouées, fragmentées, il n'en subsiste que quelques bribes impossibles à raccorder. Et sans doute qu'en tentant ici de les dire, je cours le risque de les cimenter dans un sens qu'elles n'eurent pas.

Il y avait des livres illustrés qui parlaient du Moyen-Age. Je me rappelle deux d'entre eux : l'un, aux illustrations colorées et léchées, racontait une histoire de croisade, les méchants profitaient de l'absence du seigneur pour investir le château (j'y avais appris le mot puîné, il y avait donc trois fils, sans doute le plus jeune était le plus gentil). L'autre, images brutales, couleurs d'affiche, massives, sans nuances (mais avec des ombres), fortes, aux contours incertains, baveux, qui m'inquiétaient beaucoup, je n'aimais à vrai dire ni ces images ni les précédentes ; un village assiégé, des ennemis, pas de héros, pas de personnage séparé, des blocs. Je le lisais très consciemment comme métaphore de la guerre qui venait de finir. L'histoire reste confuse, mais c'était la guerre vue par de pauvres villageois qui n'y comprenaient rien, comme moi. Dans le même genre d'images, j'avais un livre de fables préhistoriques où un enfant dérobait le feu à une tribu hostile - ou peut-être à un volcan, en tout cas il y avait du danger. Images: violets, pourpres, oranges, stries noires, flammes du volcan, et le voleur de feu enfant, courant torche au poing dévalant le volcan talonné par la lave . J'ai lu plus tard La Guerre du feu dont ce récit était probablement inspiré, les deux m'impressionnèrent beaucoup ("Les Oulharm fuyaient dans la nuit épouvantable" : cet usage de l'adjectif "épouvantable", qui me semblait tout à fait transgressif - je suis sûre que Madame Dirat, ma maîtresse du cours moyen, ne l'aurait pas toléré, même sous ma plume - , m'éblouissait ).

Les livres de contes (Perrault, et les contes anonymes en version enfantine comme Les Trois petits cochons ou l'Arche de Noé), peut-être parce que j'ai pu les relire depuis, et qu'ils sont objet de savoir et d'étude, ne me semblent pas m'avoir laissé de souvenir réel. Un conte fait exception, un livre que j'ai tenté en vain de retrouver - mais c'est peut-être une bénédiction que je ne l'aie jamais retrouvé - , un petit livre dont pour une fois je me rappelle le titre, Cantegril, c'était le nom d'un lutin. Le valet de la ferme avait été méchant avec lui. Le valet était grand et beau avec des mèches blondes. Et voilà que le lutin l'avait rendu idiot. Il ne savait plus que rester assis près de la cheminée avec ses sabots près des flammes et rire, un idiot. J'avais peur et peine pour lui, mais je donnais raison au lutin, qui était très malheureux aussi. C'était une histoire où tout le monde perdait, avec de grands manteaux noirs, d'un noir de velours savoureux, pour les princesses, et au bas du manteau le petit lutin suppliant. Mais il était chassé, je crois.

Un peu plus tard, il y eut les contes de Grimm, sans doute apportés par Ellen retour du Liban : pages au papier épais, succulent, d'un blanc un peu crémeux, sans doute non massicotées mais coupées au coupe-papier, ce qui leur donnait un bord légèrement inégal et duveteux. Je me rappelle Rapunzel, qui dans le conte voulait dire "salade" (en quelle langue ? mais je l'avais mémorisé à tout hasard : toujours la fascination des langues étrangères) et le conte des trois plumes blanches, où le prince trouvait la trappe dissimulée sous les feuilles mortes, et, dans la cachette, une bague faite de pauvre jonc et d'une coquille de noix, mais elle était fée.

Je suis bien obligée de tenir compte de cet embryon mystérieux, dont il ne reste presque rien, sinon le titre. Ce livre appartenait à une collection qui devait s'appeler "Bibliothèque de Suzette" : les couvertures en étaient souples, minces, fortement colorées, et l'image y occupait toute la place, le titre et le nom de l'auteur venaient se surimprimer sur l'image, sans marge ni blanc, ce qui devait me surprendre si je l'ai retenu (aujourd'hui, un tel effet est banal). Les illustrations intérieures étaient toujours en noir et blanc : c'étaient généralement des vignettes qui n'occupaient qu'une partie de la page, parfois avec une légende. Elles étaient généralement dans le style des illustrations de la Méthode de lecture Boscher : des visages poupins, filles ou garçons, enfants ou adultes, une perspective plate, que j'aurais envie aujourd'hui d'appeler pré-raphaélite en distordant quelque peu le sens du terme.

Je n'avais jamais repensé à ce livre (il ne figure jamais sur les listes de "livres d'enfant" que j'ai esquissées de ci de là) qui s'appelle peut-être La Maison du Lis. Je crois que si j'aimais tant ce nom de fleur (et pas spécialement la fleur elle-même), c'est que j'aimais, déjà, les mots qui signifiaient plusieurs choses, et Lis, c'était bien une inflexion de la lecture, comme le prénom Lise, que j'aurais bien donné à une fille si j'en avais eu une.

Mais le Lis, c'est encore autre chose : c'est le Bief du Lis, dans une histoire de Rudyard Kipling. A vrai dire, je mélange un peu deux histoires. Dans l'une, le narrateur rencontre un petit employé de bureau tout à fait ordinaire, qui simplement fait des rêves bizarres : il rêve qu'il est galérien sur un navire du temps de la Grèce antique, et il se souvient même d'un naufrage où il a probablement péri (il parle de la vague qui déferle sur le pont inférieur où il est enchaîné en disant : c'est comme un fil suspendu et je croyais qu'il ne casserait jamais, impression étrange mais confirmée par quelqu'un qui a vécu la même expérience). De l'un de ses rêves, le petit employé rapporte une sorte de graffito qu'il soumet au narrateur, en disant, pour moi ça veut dire quelque chose comme " Je suis salement fatigué ". Intrigué, le narrateur montre l'inscription à un spécialiste d'épigraphie, qui lui dit : cela ressemble à une tentative d'écriture grecque très corrompue, faite par quelqu'un qui n'a pas fait de bonnes études (ici regard soupçonneux au narrateur), et cela veut dire : " J'ai été - bien des fois - vaincu par la fatigue - dans ce métier-là. " J'ai relu cette histoire plusieurs fois, mais dès la première fois - faisais-je déjà du latin ? en tout cas il y avait déjà la question de la langue étrangère - j'avais été charmée par le contraste entre ce que le petit employé disait dans son langage fruste, et le langage de version dont usait le savant. Le narrateur était de plus en plus persuadé que le petit employé était bien la réincarnation d'un galérien de l'Antiquité. Peut-être tentait-il de le persuader d'écrire ses souvenirs, ou de les lui raconter plus en détail ? Mais la catastrophe arrivait : l'employé tombait amoureux (tombait du livre la photographie d'une petite blonde "à la bouche rouge et niaise"), et "tout baigné du rose mystère des premières amours", il oubliait tout de sa vie antérieure. "Et la plus belle histoire du monde ne serait jamais écrite". Je me rappelle à présent le titre, c'était La plus belle histoire du monde.

La plus belle histoire du monde, toutefois, pour moi, ce n'était pas celle-là, mais l'autre. Peut-être parce que dans la première, l'amour venait tout gè9ter, alors que dans la seconde il était l'auxiliaire du rêve, du monde second. Le héros s'appelait Georgie, c'était un petit garçon qui rencontrait, dans une fête, une petite fille qui zézayait légèrement ; ils se plaisaient, il lui montrait sa coupure au pouce en annonçant qu'il allait peut-être contracter le tétanos, elle était dûment impressionnée, puis ils se perdaient de vue. Cut. On retrouvait Georgie adulte, peut-être militaire, en tout cas bien intégré dans la vie, sauf qu'il faisait des rêves étranges et récurrents : c'était un véritable univers parallèle, avec sa géographie (le Bief du Lis) (et pour une fois voilà un texte que je ne lirai jamais en anglais, parce que Lily n'a rien à voir avec le verbe lire ni le verbe to read, et donc que je n'en ai pas l'emploi ), avec ses personnages ( le policeman Jour, qui revenait chaque matin de la Cité des Songes pour empêcher précisément l'épanchement du songe dans la vie réelle), ses activités. Et il y avait une jeune fille où le lecteur avisé ne manquait pas de reconnaître la petite fille qui zézayait, jamais revue depuis. Un jour, bien sûr, Georgie finissait par rencontrer, dans un thé chez sa mère, la jeune fille en question, qu'il ne reconnaissait pas mais qui lui plaisait. Priée de chanter, la jeune fille s'exécutait d'assez mauvaise grè9ce, mais elle avait " une voix qu'autrefois il avait coutume d'appeler crémeuse, un contralto ample et franc ", et surtout la mélodie qu'elle chantait parlait justement de la Cité des Songes et prouvait qu'elle y habitait toutes les nuits, comme lui... Le lecteur suppléera aisément la fin, qui sans doute déjà alors me semblait redondante puisque je l'ai gommée, je coupe juste après la mélodie révélatrice.

Ces textes-là parlaient assez clairement d'amour, qu'il fût ou non maléfique à l'histoire. Ils me plaisaient pour cela, mais me plaisaient aussi toute une série de livres d'où, apparemment, l'amour était exclu : un univers exclusivement masculin (pas de femmes ni de fillettes) et adolescent (pas de parents), c'était la série Signe de Piste. Je ne pourrais dater précisément leur lecture, je n'arrive pas à déterminer s'ils sont antérieurs ou postérieurs au conte de Kipling ou aux livres de la Bibliothèque de Suzette : probablement ils en étaient si clivés que leur contemporanéité éventuelle s'en est trouvée effacée. Certes, la Bibliothèque de Suzette et même Kipling étaient fort chastes, mais il y avait bien deux sexes, et l'amour. Ne fût-ce que l'amour entre parent et enfant, qui était toujours assez fortement problématique (prolifération des histoires d'orphelins, que j'aimais sans bien savoir pourquoi, aimant surtout quand apparaissaient des marè9tres ou des parè9tres, ignorant sans doute que s'y jouait un vrai scénario de vrai père et de vraie mère, mais mon père avait désamorcé assez la possibilité de roman familial en me citant fréquemment Poil de Carotte : tout le monde ne peut pas être orphelin.)

Un premier trait qui me plaisait beaucoup, mais dont je n'ai pris conscience que bien plus tard : des rubriques, illustrées de dessins ou de photos, mais surtout clivées en deux, ce qu'il fallait faire et ce qu'il ne fallait pas faire. Par exemple, comment (ne pas) chercher un emploi. Il y avait des photos : la jeune fille bien, par exemple, était assise bien droite sur le rebord de la chaise, regardait dans les yeux son employeur prospectif, avec une assurance chaste. La jeune fille pas bien était affalée dans un profond fauteuil, elle croisait les jambes avec effronterie et regardait son employeur par en dessous, d'un air prometteur et sournois. La légende disait : " Contrairement à ce qu'elle croit, l'impression produite est très mauvaise." Il y avait aussi des conseils de maquillage, construits en un savant crescendo sur le même visage; Yvonne, première phase, pas maquillée du tout, "charmante mais pas très présentable"; la même, deuxième phase, maquillée de façon conventionnelle, devenue "une poupée comme tant d'autres" ; la même, troisième phase, maquillée de la façon que Marie-Claire jugeait acceptable cette année-là, très bien ; et la même, hélas, quatrième phase, maquillage outrancier, lourd, et condamné en cette seule phrase : " Pauvre Yvonne ! qui veut trop prouver ..." Le maquillage était ignoré dans la maison : je n'ai jamais vu ma tante Marcelle mettre fût-ce de la poudre de riz, alors que plus tard, je me rappelle un flacon de vernis à ongles de ma tante Mado, desséché et durci, dans le tiroir de la table de nuit. Ma mère se maquillait probablement un peu, elle s'épilait les sourcils (je ne la vois pas le faire, mais je vois ses photos ), elle mettait du rouge aux lèvres, mais elle n'était pas là. Personne à qui chiper du rouge ou de la poudre. J'étais donc très inquiète : quand je serais grande, il faudrait bien que je me maquille, et là, comment saurais-je ne pas dépasser la troisième phase , ne pas tomber dans la quatrième ? Je voulais bien accepter le classement, dont les critères pourtant m'échappaient, mais je n'étais pas sûre de pouvoir l'adapter à mon usage. Même inquiétude pour les robes, en pire : la photo de la femme élégante (appuyée sur une colonne, mince et verticale comme elle, plis blancs et parallèles, cheveux de même métal), je voyais bien qu'elle s'opposait à la photo de la femme ridicule (geste apprêté, chapeau et accessoires compliqués, falbalas), mais comment est-ce qu'on devenait la première et pas la seconde ? A tout hasard, j'apprenais par coeur les conseils de maquillage ( comment "creuser les joues" en ombrant avec du rouge les pommettes ): quant aux conseils d'habillement, ils étaient tellement éloignés de la réalité de mes robes - ou de celles de ma tante ou de ma grand'mère - que je n'essayais pas plus de les retenir que - j'allais dire que ceux des contes de fées, mais justement je me souviens très bien des deux tenues de bal des méchantes soeurs.

J'avais été aussi très frappée par une sorte de bande dessinée qui relatait, en deux pages, l'histoire de Juliette. C'étaient de petites vignettes simples, un ou deux personnages stylisés, un décor à peine suggéré, dans un style qui aujourd'hui me fait penser à Peynet, ou à un Sempé conventionnel ; sous chaque image, un texte de quatre ou cinq lignes commentait. C'était l'histoire d'une jeune fille refoulée ( le terme n'était pas dans le texte, évidemment ) : fille d'une mère écrasée, qu'elle "plaignait beaucoup", et d'un père irascible qui la terrifiait, sans autre éducation qu'un peu de piano et d'aquarelle, et aigrie . Au bal, quand un jeune homme lui demandait si elle aimait danser, comme elle avait fait tapisserie, elle répondait, acide : "J'aimerais danser ..." J'avais énormément médité cette réplique : si on veut être aimé, ce qui était mon grand but, il ne fallait pas être aigre. Prenant de l'âge, elle s'offusquait quand dans les magasins on l'appelait Madame ( " Mademoiselle, Dieu merci ! " ) et quand dans la rue quelqu'un la bousculait, elle avait le souffle coupé et cherchait des yeux un agent. Après quelques occasions manquées, elle donnait rendez-vous à un monsieur, n'y allait pas ou y allait trop tard, rentrait chez elle et pleurait. Le texte concluait, doctement : " Ce sont les dernières larmes que Juliette versera de sa vie. Elle se fera une espèce de bonheur, avec des conférences, des approches de grands hommes ..." Et l'image montrait une femme affaissée dans un grand fauteuil à oreillettes, cependant que le gris envahissait l'espace. Cette histoire, dont je me rappelle aujourd'hui encore tant de détails, m'a à la fois terrorisée et poussée à l'action : je me suis juré de ne pas être une Juliette. J'avais, à tout casser, sept ans, huit ans. En y repensant, ce texte me semble plus énigmatique : pédagogique sans doute, mais de façon moins univoque que les conseils de maquillage, que prônait-il au juste ? Le mariage, sans doute, le contact avec d'autres êtres humains, préférablement de l'autre sexe, l'approche du charnel (le bal, la rue où on se fait frôler) , mais sans doute pas la carrière, l'accomplissement personnel. La nouvelle du Concerto Italien, qui provient du même corpus, montrait bien une femme qui renonçait à sa carrière pour ne pas être la rivale professionnelle de son mari.

Y avait-il des choses sur la guerre ? Je me rappelle une nouvelle de Marcelle Segal (celle qui plus tard fera le Courrier du Coeur dans Elle, ou était-ce Marcelle Auclair ? qui racontait les déboires d'une jeune mariée dont le mari était au front et qui devait habiter avec sa belle-mère : c'était gentillet, sentimental, on n'avait pas l'impression que c'était vraiment la guerre. Je crois me rappeler des modèles de chaussures à talons compensés en bois, mais on en a tant vu depuis que ce peut être un faux souvenir. Je ne me rappelle pas avoir trouvé de ces recettes de cuisine en temps de pénurie que mes étudiants exhument avec ardeur pour leurs mémoires : en revanche, après guerre, je lisais avec beaucoup d'angoisse les publicités (on disait "réclames" ) pour la margarine Astra, parce que chacune était accompagnée d'une recette et d'un mari content, et je me disais, là encore, que comme pour le maquillage et les robes je n'y arriverais jamais. A noter que, si j'avais demandé à ma mère (puisque alors nous vivions tous ensemble à Marseille) ou à ma grand'mère de m'apprendre à cuisiner, elles auraient été probablement surprises, mais pas hostiles : d'ailleurs , le dimanche matin , quand ma mère faisait de la pè9tisserie, je lui servais de marmiton, et en particulier je découpais des ronds de pâte avec une tasse bleue pour faire des chaussons aux pommes. Mais je n'ai jamais demandé à apprendre à cuisiner. Je suppose que je n'en avais pas vraiment envie : ce que je voulais, c'était avoir peur de ne pas savoir. Le bénéfice que je pouvais en retirer m'échappe (à part celui de ne rien faire, pas négligeable évidemment ).

Après Marie-Claire, il y eut les journaux d'enfants. (Cela veut dire que mes parents étaient là, et qu'on m'achetait des journaux neufs et de mon âge, je n'y avais jamais pensé). Je me rappelle une aventure d'un journaliste nommé Fléchauvent : poursuivi dans les ruelles d'une ville arabe par une foule hostile, menacé d'être lapidé, il s'adossait à une porte verte au fond d'une impasse, protégeant son visage de son bras, on le croyait perdu : mais alors la porte s'ouvrait, il se retrouvait à l'intérieur, à l'abri de ses poursuivants, dans un jardin enclos, où une fontaine mettait du bleu et des volutes, et son sauveur, vêtu à l'orientale, lui disait : "Vous sentez-vous mieux, monsieur Fléchauvent ?" J'étais éperdue de reconnaissance et de stupéfaction devant l'auteur de cette histoire, qui avait réussi à tirer son héros d'une situation si épineuse et, en plus, l'avait fait sauver par un inconnu qui le connaissait! Aucun coup de théâtre par la suite ne m'a fait un tel effet. J'ai attendu la semaine suivante avec une incroyable impatience, mais j'ai dû être déçue, car je n'ai rien retenu de l'épisode suivant.

Un autre héros s'appelait Salvator : vêtu d'un collant jaune qui soulignait son corps musclé, il était plus ou moins doué de super-pouvoirs, mais pas tout-puissant. Une fois, il était prisonnier au fond d'une sorte de cuve cylindrique, du haut de laquelle tombait sur lui une lumière aveuglante : il repérait un "encorbellement" (j'ai appris alors ce mot), se disait " Ils veulent me rendre aveugle ", bondissait jusqu'à l'encorbellement et, je suppose, éteignait la lumière. Pourquoi ce seul épisode ?

Dans le même temps, il y avait des livres du même format que ceux de la Bibliothèque Verte, mais avec une couverture jaune, un peu pelucheuse, et pas rigide. Livres d'enfants ? Qui a pensé à mettre entre les mains d'enfants de dix ans l'atroce lynchage qui ouvre La Tulipe noire ? Ou cette autre histoire à deviner, engendrant des figures durables, une surtout : une figure aux yeux creux, lointaine, les bras ballants - est-elle debout ? ou peut-être, morte, mais encore un peu droite, coincée dans un hauban, se défaisant invisiblement, de loin - et que l'on voit passer au large, le bateau passe, ce n'est pas l'important, l'important c'est cette figure dont on sait trop bien le nom. Puis, des années plus tard, il y a l'hôpital - non : d'abord, il y a ce rêve qu'on a à peu près oublié, où la même femme en vêtements blancs et flottants, dans un jardin, écoute une musique lointaine, qui est un duo, et lance quelques mots criés ou chantés vers l'un des musiciens invisibles. Et encore après, il y a l'hôpital : la véranda légèrement obscure où je me suis réfugiée contre la touffeur de midi, le murmure des voix dans sa chambre, quelques rires, le cliquetis des dominos sur la table, le calme (il n'est pas en danger, il a juste mal ) et tout d'un coup, descendant l'escalier au bout de la véranda, la même femme, ce n'est pas la même, elle est vieille et grosse et elle n'a pas de vêtements blancs et flottants, elle a une espèce de peignoir laid, grisâtre, qu'elle maintient en serrant ses mains dans ses poches et en les remontant vers la poitrine parce qu'il n'y a pas de ceinture, et c'est la même, mais elle disparaît.

J'ai toujours été surprise que ce livre soit donné aux enfants. On ne le donne plus aujourd'hui, je pense, parce qu'on leur donne des livres où il y a moins de textes - mais des textes aussi beaux, parfois aussi cruellement gais, et des images certainement beaucoup plus belles -. Il ne contient pas les images que je viens de raconter, celles-là sont miennes, et pourtant, énigmatiquement, elles en viennent. Mais il raconte plusieurs histoires qui m'ont longuement fait peur, et fait rêver. Et qui faisaient parfois aussi un peu rire. C'était amusant, l'histoire de la grand'mère - elle était jeune alors, et sans doute jolie avec les dentelles moussant autour de son décolleté, tandis qu'elle cachait sous son lit son maître à danser qui était, on ne sait pourquoi, recherché par les méchants sans-culottes qui voulaient lui faire un mauvais parti ; mais peu après, sa soeur ou sa cousine avait une vision, elle le voyait, lui, le maître des mauvais, blême avec sa mâchoire fracassée, plus pâle que le linge sanglant qui lui entourait le visage, et on apprenait le lendemain qu'il avait été arrêté à cette heure-là et que quelqu'un lui avait tiré une balle en pleine figure, explosant cette figure si pâle au naturel, sur les portraits, la transformant en un impossible masque mortuaire. Cela me déplaisait, parce que j'aimais la Révolution française, mais cette histoire me troublait, parce que j'aimais aussi les fantômes. Et puis il y avait, bien plus tard, cette soirée dans une auberge à la campagne , où le narrateur, seul, apercevait sur le mur l'ombre d'une jeune femme qui le poignait de nostalgie et de désir : il interrogeait la vieille aubergiste déjetée, dont le corps courbé, déformé, n'aurait en aucun cas pu projeter cette ombre charmante (sauf dans la féerie justement, mais nous n'y étions pas, c'était une histoire vraie, il y avait le feu qui crépitait dans la cheminée, lui avait des bottes boueuses parce qu'il était venu par les mauvais chemins), et elle lui disait : "Je vois que vous ne m'avez pas menti, vous êtes bien de cette famille-là... J'ai connu votre oncle, le gars René, lui aussi il voyait une femme que personne ne voyait..." Et l'histoire, à peu près, se terminait là, ou j'ai oublié la suite, mais en tout cas on n'en savait jamais plus, on ignorait quelle malédiction avait imprimé sur les rétines des hommes de cette famille-là l'intaille séductrice de l'ondine inconnue, jamais vue ... Curieux livre vraiment, livre écrit dans la vieillesse de ce grand écrivain, aujourd'hui oublié, si célèbre alors, et l'un des fondateurs de l'esprit républicain de l'époque, livre où, interrogeant sa propre enfance, il a peut-être cru qu'il parlait aux enfants... Si vous n'avez pas deviné : c'est Le Livre de mon Ami d'Anatole France.

Dans les journaux qui nous étaient destinés, une bande dessinée me plut beaucoup, mais ne m'impressionna qu'après coup. Elle se déroulait pendant la guerre (nous étions en 1947 ou 1948 ) et mettait en scène un groupe de Résistants luttant contre les Allemands, d'abord en France, puis en Allemagne, dans un camp. L'héro\'95ne, Micheline, se faisait passer pour Allemande et prenait le nom de Rita, je crois ; un officier allemand lui faisait la cour, etc. Elle ressemblait à maman avec ses cheveux lustrés, moirés de crans, ses sourcils arqués, ses pommettes minces et hautes, mais toutes les femmes d'alors se ressemblaient.

L'image que je revois avec obstination n'est pas horrible : on voit plusieurs jeunes femmes, jolies, avec de longs cheveux bouclés, - vêtues ? pas nues, en tout cas : peut-être enroulées dans des serviettes, certainement serrant dans leurs mains une savonnette chacune - et entrant en souriant dans ce qu'on leur avait dit être une salle de douches. La légende disait : " Les juives entrent dans la salle de douches " ou peut-être une formule plus dubitative, que je n'arrive pas à retrouver. En tout cas, le sujet était " Les juives ", un terme que je ne comprenais pas bien, mais qui me semblait désigner une nationalité quelconque ( le fait qu'elles parlaient français ne me gênait pas, puisque tout le monde dans cette bande, Allemands compris, parlait français, donc elles étaient prises dans la même convention). Il est peut-être question d'une sage précaution contre les poux. En tout cas, - comment passait l'information ? une image, un texte ? en tout cas, il était clair que, l'image d'après, elles mouraient, trompées par leurs bourreaux, croyant jusqu'au dernier moment qu'elles allaient prendre une douche. Je ne sais pas comment elles mouraient. Je n'étais pas spécialement indignée ou attristée de leur mort (bien des héros que j'aimais beaucoup avaient péri auparavant, ici ou là ), ce qui me dégoûtait, c'était le subterfuge, et cette savonnette qu'elles serraient dans leur main et qui me rappelait les savonnettes colorées ou marbrées que j'aimais.

Je ne sais pas que faire aujourd'hui de cette dernière histoire. Tant de photographies, tant de textes sont venus depuis faire alluvion dans nos mémoires. Elle m'est précieuse pourtant, parce que je sais qu'elle fut la première.

Mais elle ne m'apprit pas l'horreur.

Anciens enfants, plus ou moins dotés de mémoire, nous savons - et nous pensons que nos parents ne savaient pas - les horreurs cryptées dans les contes de fées : on nous a dit que le parcours de ces horreurs est bénéfique, au point de manquer plus tard aux adultes qui en auraient été privés. J'ai peu parlé des contes de fées, j'ai plutôt essayé de retrouver des histoires anonymes, éparses, qui probablement manipulaient à leur manière les grands topoï des contes, mais n'en étaient pas moins profondément différentes. Je ne sais pas, encore aujourd'hui, ce qu'elles disaient du monde alors, et ce que j'ai pu en comprendre. Je ne sais pas ce que j'en garde aujourd'hui, hors de cette écriture. Reste la certitude d'un décalage absolu, violent, entre la protection que la famille ou l'école étendaient sur notre enfance, (interdiction de lire les journaux, silence tombant sur les conversations quand on approchait, on est prié de fermer les yeux) et la ruse et la sauvagerie tapies dans nos livres d'enfants.