Michèle Sales / Avenue de la Mer

 

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Michèle Sales avait publié en 2002, aux éditions du Rouergue, La Grande Maison.
Elle a prolongé cette entrée dans l'écriture par un dialogue en profondeur avec l'enfance, et la figure de Marguerite Duras, dans un livre où les deux figures – mémoire familiale, mémoire littéraire – se superposent sans cesse dans la même image de mer, la mer au bout de cette avenue traversant une ville normande.
En dialogue bien sûr avec La mer écrite de Duras, mais simplement travail de sa propre langue, par cette superposition même des deux images identiques à l'une et l'autre, la mer au bout de l'avenue. FB.

Avenue de la mer paraîtra en 2005 aux éditions Melville/Léo Scheer.Michèle Sales est membre du comité de rédaction de remue.net.

courrier pour Michèle Sales

Avenue de la mer
(extrait)

 

Il n’y a pas d’écriture sans lecture. On est toujours précédé. Lire pour écrire, écrire ce que quelqu’un lira, la chaîne. Les voix se croisent, se parlent, se répondent, se prolongent. Juste un souffle parfois, une tournure, un ciel suggéré.

Marguerite Duras se tient sur son balcon, à Trouville. Je suis là, petite, sur la plage. Je l’ignore et elle ne me voit pas. C’est dans ses livres que je la regarde. C’est dans ses mots que je veux voir la mer, la plage, cette histoire. On entre en résonance. Avec elle je refais ce parcours. C’est une frontière étroite, comme si je marchais sur la rambarde mince du balcon. Elle m’accompagne, inquiète, et je saisis ses mots pour m’équilibrer, empêcher la chute dans le vide. Je me raccroche à elle, elle m’aide à ne pas tomber. On apprend à marcher sur un fil. Des deux côtés il y a le vide, l’histoire ne peut se tenir que dans le temps ou les vibrations coïncident. De sa phrase naissent des ventres et des dépressions, un mouvement ondulatoire où j’entre sans déranger la phase. Deux lignes mélodiques pourtant, deux voix, non pas parallèles, mais portées l’une par l’autre, soutenues. Elle accepte, et moi je tisse doucement mes lignes autour des siennes. C’est fragile, c’est un équilibre instable, il peut y avoir des chutes, des brisures, des voix qui se couvrent. Qu’importe ? On avance dans ce risque parce que c’est beau de tenter d’être là, sur le balcon en plein ciel. On se tient la main, et puis un jour on lâche, il est temps.
Les livres nous sont donnés pour cet envol.

Il faudrait bien plus de temps. On commence lentement à vivre : tout lentement. Le temps est uniforme. L’enfance lente. Enfant peut-être encore, les notes, les fautes, l’écriture sale, sa maladresse, ses rêves en phrases.
Les éclaircies des mois de vacances. Les bords de mer. Les portes des forêts.
Mais les labyrinthes, les méandres, les creux, les vallons, les détours.
Mais le noir, l’oubli, les déguisements.
Mais l’enfance secrète.

 

Les deux villes - deux désordres - sont séparées par un estuaire, le grand mot, par un cloaque côtier, égout au courant inversé où va se faire salir la mer. Les quais sont été aménagés en terrasses de café ou en parkings, avec de gros bacs en ciment blanc pour tenir les géraniums. Des mats supportent les drapeaux, les élingues (qui claquent à 3 qui sifflent à 6 qui hurlent à 10). De chaque coté s’ouvrent les plages, un étalage de sable ajouté, pour que ne se perdent pas les mètres carrés indispensables aux familles sous parasol. De l’ancien marais reste à marée basse les tuyaux gris des roseaux et leurs racines comme des petits serpents. Un bruit de vagues et de voitures, embouteillages de plages, bras dehors, lunettes, radios. On traîne par le bras des gosses rebelles qui veulent des ballons ou des épuisettes, des glaces, rester là, aller là, courir avec les chiens au milieu des voitures. Ils crient les cris dérisoires dans les foules quand on ne voit pas de quelle bouche, avec quels yeux. Des maisons il faudrait deviner les étages de briques rouges, la façade rendue à elle même quand s’effaceraient les vitrines et les auvents, maisons simples construites avant la furie pour héberger un peuple de marins pécheurs. Ces quais ont été un port, pas pour la foule des coques composites trop blanches, pas pour ces pêche-promenade à moteur, pas pour les voiliers toujours à quai. Un port où subsiste juste la place du bateau qui revient jour après jours chargés de soles, de petits congres et des bras mous des poulpes, vendus aussitôt dans les caisses de plastique bleues.
Derrière la première rangée de maisons se cachent des rues étroites ou se tiennent les commerces de seconde zone, l’alimentaire, les banques qui n’ont pas pu trouver place sur le quai, les boulangers, la boutique grise d’un bijoutier qui ne doit plus vendre que des montres de première communion aux enfants du pays.
On avance en perdant peu à peu le bruit de la foule, il y a des volets ouverts, des portes fermées, des caniveaux, de petites terrasses avec un peu de lierre, toujours le gris rouge des briques. Couper par là pour rejoindre la plage, la première, celle qui devrait s’étendre là, seule et tranquille. La première fois de l’enfance, comme elle est immense, si large, si loin, la plage. On y serait resté des heures, avec le soleil qui rougit le dos. De mémoire il n’y avait rien. Du train on est descendu, tendu vers cette seule idée de mer, du chemin pas de souvenir, rien que la plage et rien en arrière-plan, sauf peut-être en cherchant bien, une cabane en planches peinte en blanc qui aurait soulevé ses volets pour montrer les petites poupées en coquillages collés que l’on tentera toujours d’imiter, trois coques de taille décroissante pour la jupe, une double pour la poitrine, des bigorneaux pour les bras et la tête, un chapeau chinois pour finir le tout. Il y aurait eu aussi des sucres d’orge, des cartes postales, des bocaux de bonbons. Mais derrière, rien.
La ville aurait poussé là depuis votre enfance.

 

Vous saviez la nécessité adulte de s’abriter des vents, des pluies subites, des tempêtes.
Deux villes face à face - deux désordres - s’étaient peu à peu séparées, l’une expulsant l’autre, l’autre se sentant expulsée, mais reconnaissante de l’air qu’elle pouvait respirer, un peu d’air non déjà rejeté, non déjà chargé des gaz puants de l’autre, elle voulait vivre modeste, un peu à l’écart, dans l’ombre. L’autre vomissait les maisons trop petites, les rues sans forme, elle voulait voir bien plus loin celle qui lui collait de si près, la ville pauvre et ses enfants au dos brûlés et aux genoux blancs.
Plus haute, plus grande, elle ne pouvait être que ça, mieux, plus. Le front de mer notamment atteignait des sommets d’élégance, les façades s’ornaient de verrières, de bow-windows, de larges rideaux volants dans les ombres des fenêtres, on osait à peine regarder l’éclat des toits et leurs émaux.
Le socle de l’hôtel au rez-de-chaussée sur la mer était réalisé en briques bicolores à joints anglais, bandeaux, pilastres saillants. La salle à manger somptueuse s’ouvrait sur le spectacle de la mer. La promenade de planches avait été prolongée jusque là.
Oui, la façade était là pour dire à quel degré se haussait la ville, à quel point la satisfaction d’être était évidente.

 

Deux villes - deux désordres - et ces infinis de la mer qui leurs appartenaient à toutes deux, le bien indivisible. Chacune pourtant pensait en posséder la totale jouissance, gardait jalousement son rivage, s’accusant mutuellement de souiller le sable, de déverser sans doute la nuit des lots de sacs en plastique, d’écopes rayées, de filets douteux.
Jalouses. Honteuses de ce qu’elles cachaient, le sale ne pouvait venir que d’en face.

 

L’aveugle parfois traversait, sa canne à hauteur de visage, son corps maigre secoué par le vent. Que pouvait-il savoir de ce qui se tramait d’un coté à l’autre du pont ? Juste la manière dont le vent le prenait, appuyé sur ses épaules, ou écartant les cheveux de son visage, il pouvait bien traverser dix fois le jour, continuant son manège de passeur de nouvelles.

 

La ville et ses chantiers abrutissent de bruits et de poussière et soudain vous poussent, une pichenette dans le dos, et déclenchent le cliquetis de la mémoire qui délivre des phrases en passant sur le trottoir et en allongeant le pas pour franchir les ponts, et vienne la nuit, dans le ciel d’octobre où reste un peu de soleil, loin vers le parking, mais la ville déjà ombre dans les regards de ceux qui ne savent où rentrer. Alors ça tourne, ça brasse, ça mixe dans la tête, une purée filandreuse de souvenirs reconstitués, éclairés sauce goût du jour. L’idée qu’il faut savoir, que ce qui est oublié ne l’est pas, qu’il faudrait y voir un peu clair.

J’ai croisé sur le pont de pierre l’aveugle qui fait la navette. Tête chauve cernée d’un bandeau, ses médailles autour du coup, la chemise ouverte, et la canne blanche très haute. J’ai sursauté. Celui qui passe et celui que j’imaginais passant, les mêmes. La maigreur, la canne, l’allure, un peu voûté, marchant pourtant d’un pas qui n’hésite pas. Je ne connaissais pas son visage, et maintenant je sais. Il a peur, il a perdu tous ses repères, le pont même est envahi de machines à rogner le bitume, de marteaux piqueurs, il n’entend plus les rumeurs qui le guident.
Des passeurs, il en faut pour les histoires dont on peine à se souvenir, ceux qui font dire, à qui on raconte, et qui sont là, impassibles, parce qu’eux savent de toute façon la fin, toutes les fins, leur vue au-delà de nos histoires.

 

Faire parler les passeurs.

 

Ceux-là, l’homme en jean et chemise à carreaux accoudé au parapet, l’africain qui vend des ceintures avec son turban de papier, la fille et ses yeux noirs qui ne me regarde jamais, celui qui grave des noms sur les grains de riz. Ceux qui ne lèvent pas les yeux. Et celle-ci sur son balcon qui peint éternellement la mer à grands coups de vert et gris, et ceux qui passent sont dans ses toiles de simples piquets longs, des pions, les balises d’un espace qu’autrement rien ne limiterait.
Et l’autre qui écrit dans sa chambre noire.
Des passeurs qui connaissent une clé, parfois deux. N’ont pas l’air de vouloir les dire, mais disent des mots à côté.
Ne nous regardent pas. Passent et disent, parfois marmonnent. Chercher les mots qu’ils ont dans la bouche, les entendre.
Celui qui dirait, tout a été dit, mais pas vraiment. On a oublié de vous dire. Ce que je sais vous le savez, nécessairement c’est votre histoire. Pourquoi avoir cherché à nous mêler à vos histoires ? Vous voulez vraiment savoir ?
Vous voulez vraiment ? A quoi jouez vous, yeux fermés, on vous dirait aveugle, et aveugle vous deviendrez. Vos yeux secs, toujours plus secs et la brûlure sous les paupières, c’est ça. Les larmes absentes et le sel qui se concentre.
L’histoire est derrière vos paupières, et même dessus, si vous acceptez le vent. Elle est toute entière dans votre nuque, et votre dos se souvient aussi.

Vous voulez vraiment savoir ? A toujours vouloir, à vos épaules qui se redressent, à votre menton, nous savons. Votre volonté ne sera pas toujours la plus forte. Un jour la digue sera rompue et vous cesserez de parler devant ce mur. Il faudra traverser.

Vous voulez savoir ? Il n’y a pas de temps. Les années ne changent rien. Ce qui brûle brûlera.

Passage du témoin de la main à la main, un paquet de feuilles imprimées, quelques mots, à transmettre.
On aboutit Avenue de la mer. Elle est loin encore. Au début il y a le jardin enclos de troènes taillés, le massif fleuri qu’on trouve merveilleux, le nom de la ville y est inscrit, un jour on découvre que les jardiniers disposent dans la terre de minuscules pots de cactées grises, au milieu des pensées et des bégonias. C’est une déception. Au fond de l’espace gravillonné, après la fontaine est le monument aux morts, une grande plaque de marbre gris, gravée de noms dorés. Autour un cercle vide, une peur, défense de jouer là.
Elle est longue l’Avenue, au bout ce devrait être la mer, mais c’est un autre jardin, pelouses impeccablement interdites, fleurs dont les couleurs changent selon les massifs, le petit kiosque peint en bleu sous les pins parasols et tout au bout, le trafic des voitures longues et noires devant le Grand Hôtel conduites par des hommes très rasés, cheveux plaqués. En descendent des dames en robes, dont la coiffure est saisie par un tourbillon de vent quand la portière s’ouvre. Le geste est toujours le même, la main sur la tête, le sac tombe de l’épaule, la jupe qui vole plaquée, et la dignité soudain prise dans un tourbillon du vent de mer ou rient les mouettes.
Nous de toujours cheveux frisés mêlés, les espadrilles, le short sur jambes bronzées le petit gilet à rayure marine et rouge bien fermé à cause du vent frais, on rit. On est pour le vent, du côté des mouettes.