Jean-Pierre Siméon : L’école, l’enseignant, la poésie

Jean-Pierre Siméon est enseignant et poète.
Fondateur des Langagières de Reims, responsable de collection aux éditions Cheyne, écrivain de théâtre et dramaturge avec son complice Christian Schiaretti, désormais directeur du TNP de Villeurbanne, il a pris en main le « Printemps des poètes », maintenant initiative d’ampleur nationale.
A ce titre, ou pour la « mission des arts et de la culture » du ministère de l’éducation nationale, il a souvent été amené à s’exprimer sur la poésie à l’école. Ces interventions évidemment se recroisent, et doivent garder leur essence de partage oral.
Parmi celles dont Jean-Pierre Siméon a bien voulu nous confier la transcription, voici une promenade transversale, sous le mode alphabétique…

lecture html ci-dessous, ou téléchargement RTF

il vient de publier aux éditions Cheyne "Fresque peinte sur un mur obscur" (lire le texte de Jean-Marie Barnaud)

liens : le printemps des poètes
Jean-Pierre Siméon sur theatre-contemporain.net
les Langagières (désormais à Villeurbanne)

nouveau (oct 2003 ) : objection du poème

 

Tout ça c'est des chichis
et des préjugés
ce n'est pas une histoire d'homme et de femme
tout ce qui se dit
partout tous les jours par tous
ce qui se dit en marchant en mangeant
en baisant en travaillant tout aussi
ce qui se dit sans se dire en dormant
en rêvant en regardant tiens la
mouette contre la vague ce
tas de langage tout ça
c'est kif le merde que tu beugles
quand tu te coinces le doigt dans la porte
l'humain il est coincé et
il détaille son cri voilà tout

Jean-Pierre Siméon / La lune des Pauvres

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bien-être - chanson - compréhension - diction - éveil - jeu - maternelle - médiateur - "pour la jeunesse" - résumé - réciter - se former - subjectivité - téléchargement RTF du texte intégral

bien-être
Lisez de tout. Soyez des lecteurs gourmands, vous n’êtes pas obligés de vous imposer des pensums. Si ce que vous lisez vous met mal à l’aise ou vous est hostile, vous n’êtes pas obligé de continuer. Ou alors vous pouvez vous dire : si cette poésie m’agace, c’est qu’elle a quelque chose à voir avec moi peut-être ! Parce que, ce qui a quelque chose à voir avec nous, ce n’est pas forcément dans une sorte d’adhésion immédiate ; il faut peut-être même se méfier des adhésions immédiates. Il faut en tous cas être assez mobile. On peut être parfois rebuté par des poètes et justement c’est pour cela qu’ils nous intriguent et nous intéressent... c’est comme les comédies américaines au cinéma... Prendre un poème parmi d’autres, ne pas tout lire, mais un poème comme ça quand ça nous prend ; dans une fréquentation qui doit être gratuite. Vous lisez trois vers d’un poète, cela suffit pour nourrir une journée, parfois beaucoup plus. Moi je fais comme ça, je le dis franchement, très directement et j’en suis heureux. Je ne prends pas de gros livres de poésie que j’étudierais un stylo à la main, jamais ! Cela a sa fonction, mais c’est autre chose. La vraie lecture de la poésie, elle est dans cette liberté, absolument intransigeante. Vous n’avez de compte à rendre à personne pour la lecture que vous faites. Vous avez le droit d’aimer ou de ne pas aimer. Vous avez le droit d’être agacé, même si c’est un « grand » poète ou qu’on dit tel ! Vous avez le droit de dire : ce qu’il dit là, ça ne me concerne pas. Mais essayez de vous donner ce luxe, et c’est un plaisir immense, croyez-moi, de parcourir la poésie universelle, dans l’histoire et dans le contemporain aussi, et dans des langues différentes, en traduction (si vous lisez Pablo Neruda en traduction, il n’est pas nécessaire de lire dix poèmes pour comprendre que c’est beaucoup mieux que beaucoup d’autres choses! Que sa vision du monde, sa force d’évocation passent à travers la traduction. Donc, pas de scrupules avec des traductions). J’insiste là-dessus parce que ce qui doit fonder votre geste pédagogique c’est d’abord votre propre perception de la poésie et votre bien-être dans la poésie.

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chanson
Un jour Brassens, à qui l’on avait remis le prix de poésie de l’Académie française, disait ceci : « Non, vous êtes bien gentils, je ne le mérite pas, non pas parce que je me trouve inférieur, mais parce que je ne suis pas poète; je suis chansonnier et fier de l’être, et j’espère que la chanson est un art majeur ». Alors, modestie ? Peut-être, mais pas seulement. Il en avait une compréhension profonde en disant « je suis dans la tradition des chansonniers et des troubadours » (il a écrit d’ailleurs une chanson, « Le joueur de flûteau », qui rappelle la tradition des troubadours) ; il est très proche de la poésie qui peut vivre sans la musique, mais c’est rare ; je suis un passionné de Brel, mais beaucoup de ses textes ne résistent pas sans la musique ! Ils sont pourtant forts et ont le pouvoir imaginant dont on parlait tout à l’heure ; cette force d’évocation tient à l’interprétation de Brel et à la musique. Alors on pourrait dire qu’un poème, c’est tout ce qui résiste sans la présence de la voix, la musique... peut-être... La poésie requiert une réception lente, un retrait, une écoute attentive, l’effort de compréhension… On règle le « problème » de la poésie et de la chanson en disant qu’il ne faut pas les opposer. Dans les écoles, il est souhaitable qu’il y ait de la chanson poétique, c’est-à-dire à forte teneur en poésie. Cela est bien parce que c’est une sorte d’antidote à la chanson niaise, et Dieu sait que les enfants entendent plus de la chanson niaise que de la chanson exigeante… Et puis, il y a la poésie chantée : c’est encore autre chose, c’est-à-dire la poésie mise en musique qui a aussi sa place à l’école. Je pense qu’on doit éduquer les enfants à cette écoute-là, parce que ce n’est pas l’écoute distraite, au corps agité et à la pensée vagabonde, vous savez ! de la musique de délassement, disco, techno, etc. Là, on a la possibilité de mettre les enfants dans un autre registre, c’est notre rôle. Donc, acceptons la chanson à l’école et faisons-en vraiment un moment d’apprentissage ; on doit transmettre cela aux enfants, on a cette responsabilité. Mais ne disons pas non plus qu’avec ça on assume la poésie. On assume une part du poétique ; le poétique se trouve là mais le poétique se trouve aussi dans la danse (parlez-en avec un collègue prof de gym)... La poésie peut se trouver ailleurs, surtout si elle est cette compréhension problématique du monde qui engage le cœur, la mémoire, l’intelligence, etc. Oui, elle peut être dans beaucoup de choses mais elle se trouve tout de même, d’une façon privilégiée, dans le poème ; je crois qu’on ne la trouve jamais mieux que dans le poème, même si elle existe ailleurs aussi. Car le poème est tout entier dévoué à la poésie et à rien d’autre, n’est-ce pas ! Originellement poème et chanson sont liés, on le sait, et à un moment ça s’est disjoint ; quand ça s’est disjoint, c’est en partie au moment de l’imprimerie et de l’écrit, il y a donc une raison historique. Lors de cette séparation, on a donné plus d’importance au texte, à la langue, qui est devenue plus compliquée, plus savante, qui exige plus de lenteur; cela définit la spécificité de la poésie par rapport à la chanson qui reste un genre oral ; or, le genre oral joue plus sur la perception immédiate, sur la sensibilité, l’émotion brute, instantanée ; donc on a deux genres, issus du même terreau, mais qui ont des spécificités et des modes de réception différents.

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compréhension
Je crois qu’il faut se déculpabiliser. Bien sûr qu’il faut comprendre le poème mais le grand malentendu tient au terme de « compréhension ». Parce que nous sommes justement dans une tradition scolaire qui privilégie le rationnel, le logico-rationnel, nous avons le sentiment que « comprendre » c’est entrer dans cette réception logico-rationnelle de l’écrit et nous avons à ce moment-là, des modalités de lecture qui sont très figées, très normées ; on prélève des informations successivement, on les met en relation, on a des conclusions partielles, puis on arrive comme ça en général à une conclusion, une clôture du texte qui nous satisfait parce qu’à la fin, nous pouvons résumer le texte ; c’est la preuve de notre compréhension : nous pouvons de façon synthétique, faire rapport oralement par paraphrases des informations véhiculées par le texte. Cela, c’est le mode de compréhension dominant et nous tous enseignants, nous sommes dans ce mode de compréhension général. C’est une compréhension qui est valide, fondée sur le logico-rationnel, qui fait intervenir des processus mentaux, cérébraux essentiellement, si vous voulez. Mais ce mode de lecture-là, s’il est valide, il n’est pas valide sur tout et notamment, il est en échec sur le texte poétique. Si vous utilisez cette modalité-là de lecture, celle qu’on enseigne d’ailleurs, sans adaptation, sur le poème, ça ne marche pas. C’est-à-dire que vous utilisez, en fait, le mauvais outil pour lire ce genre de texte.

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diction
La récitation de la poésie, pour ma part, je n’en veux pas. Cette récitation dont j’ai fait les frais, comme beaucoup d’autres, je n’en veux pas. Je veux parler de la récitation dans son mode traditionnel : « pour la prochaine fois, vous apprendrez 10 vers et vous viendrez les dire devant les autres ». Et quand vous allez les réciter, vous vous entendez dire : « C’est bien ou c’est pas bien, tu ne sais pas ta leçon, 8/20 ou 19/20, etc... » Ce mode-là a été l'un des « tue-poésie » les plus affirmés. Pourquoi ? Parce que la récitation demande aux enfants une performance sans qu’on ait construit les compétences nécessaires à la réussite de cette performance. C’est un des rares cas de pédagogie où on demande à l’enfant un résultat, sans avoir préparé, de façon consciente ou programmée, les capacités de l’enfant à obtenir ce résultat. C’est injuste... Je parle de sa forme traditionnelle ; il y a plein de variantes, et les enseignants savent pallier à un certain nombre de difficultés, surtout ils savent pallier à l’insuffisance de formation dans ce domaine. Parce qu’il n’y a rien de plus difficile que lire un poème devant un public. Essayez, vous ! Devant un public d’enfants, c’est peut-être ce que vous savez le mieux faire. Mais devant un public de pairs ? C’est ce que l’on demande aux enfants. Vous, si vous deviez lire un poème, debout devant un public, et encore le lire, le dire par cœur plus exactement ? Avez-vous songé qu’aujourd’hui, on vous demande ça, là ? Qu’est-ce que cela suppose de maîtrise et quelle maîtrise ? Et quoi d’abord ? D’abord, affronter la peur terrible que cela suppose, sauf si l’on s’est donné pour tâche particulière, ou si l’on s’est valorisé en sachant l’affronter par rapport à ceux qui ont peur.
Donc ce que je veux dire, c’est que je n’ai nullement l’intention de disqualifier en disant ça : l’enjeu, qui est très beau au demeurant, essentiel même, de dire à haute voix le poème, de l’oraliser, c’est un des modes d’accès à la poésie ; c’est un des modes d’appropriation : « Familiarisation avec le fait poétique »... Remarquez que cela n’implique pas automatiquement le « par cœur ».
En fait , le problème est de savoir ce que l’on cherche. On peut rechercher que, parmi toutes les modalités d’appropriation de la poésie par l’enfant, il y ait celle-là, parmi d’autres, ni plus ni moins qu’une autre. Et à quoi elle sert, celle-là ? Elle sert pour soi-même, éventuellement si je dis un poème à haute voix pour moi tout seul dans ma chambre par exemple, mais je n’ai pas besoin de l’apprendre par cœur car je peux prendre mon livre et lire... Elle sert aussi à dire un poème devant un public ; mais après tout, devant un public, je peux aussi lire, je ne suis pas obligé de le réciter par cœur ! Regardez Antoine Vitez, il a lu Aragon pendant trois heures au festival d’Avignon et les gens n’ont pas bougé ; il ne savait pas par cœur, trois heures de poésie d’Aragon ! Et Michael Lonsdale, le comédien, qui fait souvent des James Bond, c’est un passionné de poésie ; il lit souvent de la poésie, il la lit, je ne l’ai jamais vu dire un poème par cœur. Laurent Terzief, un des grands lecteurs de poésie, etc. Bref...
Le problème, ce n’est donc pas de savoir par cœur. C’est plutôt de savoir, devant un public, transmettre le poème de façon à ce que le public le reçoive. C’est ça l’enjeu. Et après, on peut se demander : est-ce que dans ce cas-là, le savoir par cœur c’est utile, indispensable, nécessaire ou facultatif, ou un empêchement ? Mais qu’est-ce qui est nécessaire pour savoir bien transmettre un poème à un public ? Pour moi, ce n’est pas la mémorisation qui me paraît première et essentielle, c’est un apprentissage raisonné et régulier de la diction du poème, dans toutes les classes de France.

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éveiller
Il s’agit de rendre familier aux enfants, ce mode particulier d’expression du monde, de la pensée, des rapports de soi au monde, qu’incarne la poésie. Il faudrait faire en sorte que le langage poétique devienne un langage qui soit dans le quotidien, à côté d’autres langages. Et donc, concrètement, cela veut dire quoi ? Cela signifie qu’il faut problématiser la notion de poésie. Faire en sorte de proposer aux enfants un répertoire si vaste, si large, si contradictoire à l’intérieur de lui-même, qu’il ne dise pas aux enfants : « la poésie c’est ça », mais qu’il suscite chez les enfants, la question perpétuelle : « Qu’est-ce que la poésie ? » Qu’il n’y ait que des réponses provisoires, toujours révocables, qui nous portent toujours en avant dans la compréhension de ce qu’est la poésie. Car la poésie ne se laisse pas enfermer dans une définition et c’est sa richesse. Les formes poétiques sont multiples : la prose, le vers libre ; l’aphorisme, le proverbe ou le dicton assument la poésie autant que le poème stricto sensu. Donc, il faut que vous proposiez aux enfants des textes qui les déroutent d’une certaine façon, c’est-à-dire qui leur fassent entendre sous le titre de poèmes, des choses très différentes. Ils peuvent réagir, s’ils ont déjà inscrit en eux et construit une représentation close de la poésie, ce qui se fait très vite, notamment à travers l’usage de la comptine en maternelle, dont on dit que c’est la poésie. Ils se font très vite une image close de la poésie, alors vous leur lisez autre chose et ils vous disent : « Ce n’est pas de la poésie ce que vous nous lisez là ! » Mais il faut contester leur représentation et leur dire que ce n’est pas grave de ne pas savoir tout de la poésie, que cela se gagne petit à petit... C’est d’être dans cet éveil perpétuel à la question : qu’est-ce qu’un poème ? Pour cela, il faut commencer par des lectures de poésie, fondées sur la diversité, sur la fréquence et la régularité.

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jeu
Le jeu d’écriture poétique, pour être efficace, doit être régulier, relativement fréquent, et il n’a de sens que dans la durée. Faire trois semaines de jeu poétique ou en faire un peu de temps en temps comme ça, pour ma part, je n’y crois pas trop. Pourquoi n’a-t-il de sens que s’il s’élabore dans la durée ? Parce qu’il a pour fonction essentielle de faire appréhender aux enfants, de façon artificielle sans doute (mais enfin, c’est ça la pédagogie d’une certaine façon), de faire appréhender successivement, niveau par niveau, les différentes ressources du poétique.
Dans le jeu poétique, un jour on va travailler telle composante du poétique. Un jour, on travaille sur la métaphore, puis un autre jour sur la disposition spatiale, un jour sur le rythme, la longueur du vers ou le rythme à travers les strophes ou au contraire, l’éparpillement du texte, ou sur l’opposition prose et vers. A chaque fois, on touche à une partie du poétique : parce que l’enjeu d’un jeu poétique ne peut être que partiel et particulier. Donc le jeu poétique est utile comme un entraînement, une manière de s’approprier les outils poétiques. Mais on ne fait pas un poème à travers un jeu poétique ! Car le poème n’est pas fondé du tout sur ce processus-là de la consigne et de l’accumulation de propositions. Il ne faut donc pas valoriser plus que cela le résultat du jeu poétique et il y a eu beaucoup de malentendus à ce sujet : on a regroupé les jeux poétiques pour faire des recueils et on a dit que c’était un recueil de poèmes. Pas exactement, c’est tout simplement le témoignage d’un travail poétique dans la classe. On peut publier cela mais en disant que c’est un « témoignage » de notre recherche. C’est un travail d’atelier au sens propre : on essaie des choses et le fait de casser et de rater, c’est aussi important que le fait de réussir, on le sait bien. Le fait de comprendre ce qui n’est pas poétique, est aussi important que le contraire. Il faut donc dédramatiser l’enjeu du jeu poétique, en sachant que son objectif est limité. C’est un apprentissage au jour le jour. Il faut en faire beaucoup et plus on en fait, mieux c’est ; mais en même temps ce qui m’importe c’est la démarche, c’est l’action des enfants et c’est, à travers le jeu poétique, d’amener au fur et à mesure des semaines, tout enfant à s’investir dans un travail d’élaboration, de créativité. (On est dans la créativité et pas dans la création, pour faire appel à une vieille distinction : on donne aux enfants les moyens d’être créatifs, on bâtit chez eux des compétences qui leur permettront ultérieurement d’écrire éventuellement des poèmes).
Pour dire encore un mot sur le jeu poétique, je voudrais ajouter encore une chose... Le jeu d’écriture poétique est oral ou écrit, peu importe, mais il faudrait surtout qu’il ne soit pas exclusivement comme on le voit trop souvent, fondé sur l’aspect formel. C’est-à-dire travail sur la composante sonore, rime, allitération, assonance… Bien, il faut le faire : lorsque j’ai critiqué la position de l’enfant qui dit « la poésie c’est la rime », cela ne veut pas dire que la rime ne fait pas partie de la poésie ; bien sûr, je ne suis pas dans cet excès inverse, mais il faudrait éviter la sempiternelle reprise de structure, il ne faut pas faire que ça ; travail sur le matériau phonique, sur les rythmes, la structure, ça c’est tout ce qui concerne l’appareil formel du poétique ; c’est bien, il faut le faire mais je crois que la proportion de ce que je vois dans les classes en faveur de ça, c’est trop... On oublie le travail sur la comparaison, la correspondance, la métaphore, sur l’analogie ; parce que ça, c’est un des fondements peut-être plus essentiels encore du poétique. Qu’est-ce qui fait poétique souvent ? C’est la fonction analogique : c’est comment, pour dire une réalité, je fais appel à une autre réalité et que je les confronte. Par exemple, pour nommer une réalité indicible, quelque sentiment obscur et confus en moi, je vais solliciter une réalité visible. Ainsi, Paul Eluard qui veut parler du rire de la femme qu’il aime... Il a beaucoup à dire sur ce rire, il a tellement à dire sur ce rire, le rire de la personne dont on est éperdument amoureux…ça porte un univers, comment le dire d’un mot ? On ne peut pas. Cela ne servirait à rien de le décrire en détail, donc on va chercher le raccourci de l’image ; et à ce moment-là, on va chercher une réalité visible, tangible et connue de tous qui peut donner l’idée par suggestion de ce qui est enfoui, obscur, indicible... Et il dit : « Toi, la seule et j’entends les herbes de ton rire » Curieux comme image, n’est-ce pas ?
Avec les enfants, on devrait travailler là-dessus, de façon au moins aussi insistante ; partir de la comparaison et puis enlever le « comme » et « faire de l’image » et puis sonder les images, voire les images qui sont stéréotypées, et comment on peut sortir du stéréotype et trouver des images insolites qui éclairent des réalités ; si je parle du silence, je peux avoir des images stéréotypées comme « le marbre du silence », mais peut-être est-il plus original de parler du « chat bleu du silence » ou dire : « le silence est un chat qui dort » par exemple... Mais chacun va dire quelque chose de différent sur le silence parce que vous n’avez pas tous le même silence en vous et au moment où vous voulez parler du silence, ce n’est pas n’importe quel silence : il y a des silences tragiques et des silences heureux, etc... On peut imaginer mille images pour dire le silence : « j’entends les graviers du silence » par exemple...

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maternelle
En maternelle, à la fois il se fait beaucoup de choses dans le domaine de tout ce qui est expression culturelle et artistique, et en même temps du point de vue de la poésie, il y a souvent un grand malentendu. C’est qu’on croit avoir assumé son rôle du point de vue de la poésie, à travers la comptine. Il faut que ce soit très clair ici, pour ne pas avoir l’air encore indûment provocant ! La comptine a sa place à l’école maternelle. Moi qui suis formateur en I.U.F.M., je ne vais pas vous dire le contraire. La comptine a beaucoup d’objectifs, d’ailleurs assez variés : apprentissage du rythme, des sonorités, de la lecture, de l’articulation, le souffle ; enfin il y a beaucoup de choses qui sont liées au geste psychomoteur ; et en même temps, une familiarisation avec un imaginaire, un univers fantaisiste, ludique et une approche d’un usage insensé, au sens propre de la langue, à côté du langage fonctionnel, structuré déjà... Mais ceci dit, la comptine n’est qu’un cas très particulier de la poésie. C’est comme si vous pensiez assumer la poésie à travers la fable seulement, ou si vous ne lisiez que des Haïkus ou que du sonnet... En maternelle et dès la petite section, il faut à côté de la comptine qu’il y ait de la poésie au sens plein du terme, qu’on lise des poèmes aux enfants.
Jusqu’en moyenne section, ce qu’on doit privilégier, c’est l’éducation à l’écoute. En précisant que l’écoute du poème ne ressemble à aucune autre écoute, qu’elle a une particularité très forte. On a une telle densité de langue et de représentations à travers la langue, que ça suppose une écoute particulièrement mobilisée, je dirais difficile ; ça suppose une attention, au sens le plus beau du mot attention, c’est-à-dire « tendu vers », une grande disponibilité de celui qui écoute. On ne peut pas écouter par fragments, il faut être vraiment dedans. Et donc, il faut proportionner ça aux capacités des enfants, dans l’étendue du poème, pas dans sa complexité. Je préfère qu’on lise des poèmes un peu complexes, même pour des enfants de petite section, mais que ce soient quatre ou cinq vers. En ritualisant, en disant : « voilà je vais lire de la poésie ». Et qu’ils identifient ce qu’ils vont entendre. Ils perçoivent la matière textuelle particulière qu’est le poème ; ils savent bien que ce n’est pas la même chose que le conte ou le récit d’album ou la comptine. Si vous leur lisez : « J’ai rêvé tellement fort de toi, j’ai tellement parlé, tellement marché... » etc. Ils entendent bien que c’est ailleurs que ça se passe ; c’est encore autre chose et c’est cette révélation-là qu’il faut assumer en petite, moyenne sections . A côté du récit, du conte, de la parole de tous les jours, de la parole scientifique... il y a cet autre état de la parole qui existe et qui est la poésie. Et on ne la décrit pas mais on se fonde sur la sensibilité, la « porosité » de l’enfant à ça. Et si on lit régulièrement de la poésie sous le nom de poésie et de poèmes, les enfants vont très vite intégrer ce que c’est que la poésie... Voilà, ça c’est un vrai apprentissage : on demande aux enfants d’écouter « particulièrement » ; moi j’explique ça aux petits : « pour écouter de la poésie, il faut beaucoup de silence, il faut être tout ouvert, laissez-vous faire » ; j’explique avec les mots qu’ils peuvent entendre à cet âge-là. Il faut une sorte d’immobilité, de suspens de tout, on crée ça, cette sorte d’événement de la parole ; donc il faut que ce soit bref parce que brièvement, ils en sont capables : quinze à vingt secondes pour la lecture de cinq à sept vers. Cela ne paraît pas grand-chose mais c’est capital, c’est autant de temps de gagné pour la suite.
En moyenne section, on peut aller un peu plus loin ; on peut déjà avoir une approche de la poésie plus variée ; on peut faire verbaliser la poésie par les enfants ; comment ? Pas forcément mémoriser mais répéter avec vous ; ils disent avec leur bouche les mots du poème. Qu’ils arrivent à dire seulement un vers du poème... « A la place du ciel, je mettrai ton visage... » Vous dites aux enfants simplement de répéter ça, c’est tout. Pas plus ; d’abord, c’est déjà élaboré pour eux, du point de vue lexical, syntaxique. Mais ils auront déjà dans le corps, dans la bouche, cette « chose » particulière, cette rythmique, cette densité particulière de la langue.

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médiateur
Un poème par jour. Si vous ne faisiez que cela, vous feriez l’essentiel. Parce qu’un enfant qui entend un poème chaque jour, dans la classe, et un poème différent à chaque fois, d’époque différente, de nature différente, de forme différente, alors il enrichit extraordinairement sa compréhension de ce qu’est la poésie. Et il faudrait que vous n’hésitiez pas à solliciter les tons et les registres différents... La poésie est grave, cela ne veut pas dire qu’elle est toujours sérieuse. Le grave peut passer aussi par l’humour, le rire. Bien souvent lorsque les poètes sollicitent l’humour, c’est pour parler de choses graves : la mort, la peur de la maladie, de douleurs, de conflits, etc. C’est une autre manière de parler de la gravité de l’existence... Du rire pour le rire, je ne crois pas que cela existe dans la poésie... L’humour dans la poésie sert aussi à contester le langage, ce qui est encore plus provocateur pour nous enseignants qui devons enseigner la norme du langage... Le poète qui joue avec la langue, est sans arrêt dans la transgression, dans la provocation. C’est vrai de Max Jacob, de Raymond Devos, de Desproges, Rabelais, Queneau, etc.
Donc lire un poème aux enfants, chaque jour, dans le plus grand dénuement pédagogique, c’est-à-dire : on dit aux enfants, « c’est un cadeau », c’est gratuit, je vous lis un poème, pas de discours avant, pas de discours après. On dit le nom de l’auteur, dans quel livre on l’a pris, mais pas d’explication de texte, pas de commentaire. On propose aux enfants, c’est tout, on n’attend pas qu’ils réagissent. Parce que la réaction au poème a tous les droits d’être intérieure et de ne pas s’extérioriser, parce qu’elle peut être lente, à retardement. Il faut éviter ici ce besoin d’évaluation dans lequel nous sommes trop souvent. Il faut imaginer que l’effet du poème peut être un effet à long terme, que l’évaluation est complexe, diffuse et qu’elle ne peut pas être immédiate
Une lecture d’un poème par vous, quel que soit l’âge des enfants. Là, je parle d’une lecture magistrale, c’est-à-dire cette lecture qui maîtrise la simple mécanique du déchiffrage et de l’oralisation, de façon à ce que le texte parvienne aux enfants ; sans avoir de scrupules, car vous êtes enseignants, vous avez l’habitude de la parole, vous êtes tout à fait capables de lire un poème. Il n’y a pas besoin pour lire un poème, dans ce cadre-là, de faire du spectacle. Vous pouvez tous ici prendre le temps d’une lecture simple, directe. Evitez les effets d’interprétation car tout effet d’interprétation chasse l’auditeur de sa propre lecture. Si vous caractérisez trop par votre interprétation la lecture du poème, alors l’enfant est obligé d’admettre votre lecture et d’une certaine façon, vous imposez votre propre émotion du poème qui ne sera pas forcément la sienne. Donc lisez en « médiateur », en passeur.

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« pour la jeunesse »
On entre dans un débat compliqué... La poésie pour la jeunesse existe depuis longtemps mais il existe aussi beaucoup de poèmes qui ne sont pas destinés à la jeunesse et qu’on lui fait lire : « Demain dès l’aube » n’a pas été écrit pour la jeunesse, ni les Fables de La Fontaine ainsi que d’autres poèmes étudiés en primaire... Dans cette littérature, il y a le pire et le meilleur. Mais il y a beaucoup plus souvent le pire que le meilleur. La poésie pour la jeunesse, même quand elle a été écrite par des poètes tout à fait estimés, importants, a souvent été une poésie dévaluée. Comme si le poète lorsqu’il écrit pour les enfants, en voulant se mettre tellement à la portée des enfants, perdait en chemin la poésie. Il va vers une si grande simplification qu’il oublie le mystère de la poésie, la complexité de la langue. Or ce qui fait la poésie, c’est ça : l’opacité du texte, la complexité de la langue. Si vous gommez ça, vous gommez la poésie. Donc on arrive à des ersatz de poésie, à des fadaises qui peuvent séduire superficiellement les enfants mais qui ne laissent aucune trace et qui ne peuvent pas provoquer tout ce dont je parlais ce matin. Donc, il faut se méfier : même de grands poètes ont écrit des poèmes très faibles pour la jeunesse et souvent il vaut mieux lire des poèmes qu’ils ont écrits pour les adultes et qui sont recevables par des enfants, même en maternelle. Si vous n’êtes plus culpabilisés par la question « Est-ce qu’il va comprendre, est-ce qu’il ne va pas comprendre ? », alors vous aurez une plus grande liberté d’action et vous n’hésiterez pas à donner des textes complexes où les enfants feront leur chemin. Les enfants n’ont pas peur du mystère, ils ont moins peur que nous de ne pas comprendre, si on ne les culpabilise pas. Ils ont plus de mystère dans leur monde et dans leur environnement que nous.
Il faut avoir une grande liberté, lire de la poésie, puisée dans le répertoire ordinaire de la poésie. Qu’est-ce qui pourrait constituer un empêchement ? Une trop grande complexité lexicale et syntaxique, des effets de langue si complexes qu’ils mettraient les enfants hors de portée ? Mais à ce moment-là, il faut se méfier car La Fontaine, il n’y a pas plus complexe, du point de vue de la langue pour un enfant d’aujourd’hui. D’abord, il écrivait pour des adultes ; sa prosodie est très complexe, la langue est archaïque, sa syntaxe est « chantournée » comme toute syntaxe de forme classique parce qu’il faut qu’elle se plie à la rythmique imposée... Je ne dis pas qu’il faut exclure La Fontaine, mais je veux dire que si on admet cette complexité avec La Fontaine, il faut l’admettre pour la poésie contemporaine, le XIX° siècle, etc… Ce qui pourrait être exclu évidemment, c’est aussi ce qui peut choquer l’enfant, le heurter violemment. On ne va pas lire de poésie érotique aux enfants, mais des poèmes qui traitent de l’amour, de la mort, de la révolte, du sens du monde, il le faut. Ensuite, en ce qui concerne toujours les supports de lecture, je continue sur la poésie de jeunesse : il y a aujourd’hui une meilleure proposition qu’il y a une quinzaine d’années. On trouve aujourd’hui des poètes qui ont écrit pour la jeunesse en ayant cette réflexion, en se disant « je ne veux pas affadir ma poésie parce que j’écris pour les jeunes ; je fais confiance aux jeunes et à leurs capacités de réflexion ». Il existe des poètes qui ont écrit de la poésie pour la jeunesse, en prenant soin par exemple de ne pas leur parler seulement des animaux ! Le nombre de poèmes pour la jeunesse qui parlent des animaux, c’est incroyable ! Cela me met hors de moi : comme si le monde des enfants était réduit au monde animal ! Cela veut dire qu’on surinvestit le rapport affectif de l’enfant à l’animal ; soit, mais ce n’est pas le tout de la vie de l’enfant, et moins aujourd’hui dans un monde urbain que dans le monde rural d’autrefois ; et ensuite, si on privilégie ce thème, on en exclut beaucoup d’autres plus importants pour l’enfant.

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résumé
Vous lisez un poème comme ça et à la fin, vous vous dites que vous ne pouvez pas le résumer ! Les pantoums malais que je vous ai lus tout à l’heure, vous pouvez les résumer ? Évidemment, très difficile. Et dire ce qu’ils veulent dire ? Le formuler comme ça ? Si l’on pouvait formuler un poème après sa lecture, résumer en une phrase ce qu’il voulait dire par exemple, c’est que ce n’était pas un poème ! Luc Bérimont, un grand poète mort dans les années 70 je crois, disait ceci : « Si quand je lis un poème, à la fin de ma lecture, j’ai le sentiment que j’ai tout compris, alors ce n’était pas un poème mais un article de journal ! » Eh oui ! Parce qu’au fond, ce qui est intéressant dans un poème, c’est ce qui résiste à la paraphrase, à l’élucidation claire, sinon il n’y a pas de poésie. Si le poète pouvait dire de façon intelligible et claire et d’une façon immédiatement compréhensible, ce qu’il dit dans un poème, pourquoi écrirait-il un poème ? Ce qui fait le poème, c’est ce quelque chose qui n’est pas réductible à la parole, que nous ne pouvons pas formuler et pourtant dont nous avons le sentiment très fort en nous. Ce qui fait la poésie c’est ce que l’on ne peut dire avec les mots, ce que je ne peux pas paraphraser, rationaliser. La poésie, c’est ce que l’on ne peut pas expliquer dans le poème, je veux parler de l’explication verbale et rationnelle.

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réciter
Ce qu’il faut, c’est récuser la demi-heure de récitation hebdomadaire qui tiendrait lieu de la pédagogie de la poésie. Quand je dis cela, je ne dévalue pas, je ne conteste pas le rôle essentiel de la diction du poème. Mais la pédagogie de la poésie ne peut se réduire à ce moment-là. Et ensuite, si on parle de la diction du poème, il faut savoir ce qu’on fait. Le mode traditionnel de la récitation n’est pas celui qui convient. Il n’a pas donné de résultats : depuis que l’école existe, souvent la poésie en primaire, voire en collège se résume à la récitation… et la récitation ne produit pas des lecteurs de poésie à l’âge adulte. Puisqu’on passe tous par la récitation et puis on ne lit plus de poésie après… Donc, il y a quelque chose qui ne se passe pas au fond, dans l’acte d’apprendre par cœur et de lire des poèmes devant les autres. Cela ne laisse pas de traces profondes. Qu’est-ce que c’est qu’une culture qui ne laisserait pas de suite ? Je propose qu’on soit plus ambitieux que cela. Que l’on construise la pédagogie de la poésie en considérant que c’est un des fondements de l’enseignement de la maternelle au primaire, qu’à travers ça on touche évidemment tout ce qui concerne la conscience, toutes les représentations du monde, les compréhensions diverses qu’on a de son environnement, et on touche aussi à la langue, et à toutes les manifestations de la langue, des plus académiques aux plus improbables.

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se former
Si l’on ne considère pas la poésie comme un facteur premier, avec les autres arts, de l’ouverture de la conscience, on ne fera jamais ce qu’il faut dans les classes. Il faut se permettre de prendre du temps, d’inscrire la poésie dans les activités normales et régulières de la classe, il faut être convaincu du fait que c’est quelque chose dont ne peut pas se passer. Pour être convaincu que la poésie est essentielle pour l’enfant, il faut en être convaincu pour soi, comme personne adulte, en dehors de sa fonction de pédagogue. Il faudrait que vous éprouviez pour vous-même, si vous ne l’avez pas éprouvé auparavant, que la poésie est quelque chose qui vous aide à mieux vivre, à vivre plus peut-être, et à être dans une compréhension du monde, pas plus sereine peut-être, sûrement même, mais plus riche. Comment vous convaincre de cela ? Personnellement, je peux témoigner que la poésie m’habite pour cette raison (et pas du tout pour faire des citations brillantes à un moment donné), que la poésie pour moi, c’est un argument de vie et un argument de pensée. Je peux en témoigner mais je ne peux pas vous dire : « Il faut que ce soit pareil pour vous » ! Je souhaite que cela soit pareil pour tous, comme je souhaite que tout le monde soit nourri du geste artistique, au sens large, et éprouve ce que le geste artistique apporte d’accroissement de l’existence. Cela ne s’éprouve que dans l’expérience personnelle. Il faut lire de la poésie pour vous-même, c’est-à-dire sans penser à l’enjeu pédagogique, de façon libre, insolente, impertinente, sans vous soucier de lire les préfaces, les exégèses, les gloses, etc., en y prenant ce qui doit vous émouvoir, au sens propre du terme ( du latin « movere » = qui bouge, le mouvement ; le mot « émotion » en ancien français c’était « émeute »et donc quand on parle d’émotion, on peut parler d’émeute en nous). Il faudrait que vous ayez accès à cette émotion radicale et fondatrice que procure, à côté d’autres arts et de leur pratique, la poésie... Avant donc de parler des actions dans la classe, ce qui est fondateur c’est de vous former vous-même. Bien sûr, il peut y avoir des stages de formation continue, mais la meilleure formation c’est celle que vous faites pour vous-même et elle est simple. Elle consiste à faire le pas d’aller emprunter des livres dans des bibliothèques, acheter des livres dans des librairies et de lire avec curiosité et générosité, lire le plus possible de poésie. Bien sûr, vous avez beaucoup d’autres obligations dans votre existence, mais il faut que cela passe par là.

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subjectivité
Il faut revendiquer la subjectivité :oui, on comprend avec sa subjectivité. Alors qu’on l’a jusqu’ici écartée de l’enseignement comme une mauvaise chose tout simplement. On ne doit pas dire ce qu’on pense soi du poème. Or moi je dis, comprendre le poème c’est d’abord dire ce qu’on en ressent soi, ce qu’on en perçoit soi-même. En sachant que ce que l’Autre en perçoit, augmente ma propre vision. La lecture de poèmes, elle devrait être collective ; ça devrait être un échange, une parole autour, une sorte de rêverie autour.
A des gens qui lui disaient qu’ils ne comprenaient rien à sa poésie « moderne » et qu’ils auraient voulu qu’elle leur donnât les clefs pour comprendre, Marina Tetsaiéva, un grand poète russe, passionnée de français d’ailleurs, répondait ceci : « non, si vous dites cela, c’est que vous ne savez pas ce que signifie comprendre en poésie ! Si vous voulez savoir ce que veut dire comprendre en poésie, il faut retrouver l’origine étymologique de ce mot en français ; vous savez ce que veut dire « comprendre » en français ? Comprendre = aimer. En français, le mot comprendre signifie embrasser, étreindre ». Là elle nous donne une leçon parce qu’elle nous renvoie à l’origine latine du mot : « cum-prehendere = prendre avec, dans une totalité, étreindre au sens propre ». Je crois que c’est une bonne formule.
Nous sommes des « compreneurs » de poésie, pauvres parce que nous ne mobilisons que le savoir intellectuel, cérébral, que la connaissance linguistique . Tout serait dans les mots, il suffirait de comprendre les mots pour que ça marche ? Non ! C’est bien au-delà. Donc, vous voyez, il nous faut réviser complètement notre façon de penser en ce qui concerne la poésie. Le logico-rationnel bien sûr, on ne le dévalue pas. Je suis capable d’être rationaliste à mon heure et je me sens tout à fait fils de Voltaire, Diderot, etc. Mais en même temps, (et d’ailleurs le XVIII° siècle qui était dans une sorte de célébration du rationalisme, a été un siècle très pauvre en poésie !), on ne doit pas opposer le rationalisme et cette compréhension poétique. Tout ça peut être dans une interaction, dans une complexité heureuse. Donc, je vous conseille une chose : quand vous lisez un poème, acceptez de ne pas comprendre. Si vous comprenez tout dans un poème c’est qu’il n’y avait aucun inconnu, il n’y avait rien à gagner, au sens propre aucun manque à gagner, pas de sens neuf. A quoi ça sert de vous dire une chose que vous savez déjà ? Sauf le plaisir nostalgique de la re-connaissance, on se reconnaît soi-même dans le texte de l’Autre... Soit, c’est une fonction identitaire et après ? On est déjà assez renvoyé à soi-même, ça sent le rance au bout d’un moment ! Autant que le poème nous déporte au-delà de ça, nous attire dans des territoires inconnus, nous donne des modes d’approche que l’on ne soupçonnait pas. Et comme c’est l’étrangeté que nous révélerait la poésie à ce moment-là, ce qui nous est étranger, alors bien sûr, on est désarçonné. Comme c’est l’inconnu, l’étranger, on n’a pas de codes, on n’a pas de repères. Est-ce que ça dévalue l’étrangeté ? Au contraire ! C’est en cela qu’elle nous « augmente ».

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