Jean-Marie Barnaud / Légèreté de Dominique Sorrente

 

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Prétention démesurée, ou naïveté profonde ?

C’est bien sûr la deuxième interprétation qui convient s’agissant du dernier texte de Sorrente, Le Petit livre de Qo (Cheyne éditeur, 2001). Evidemment, on serait tenté de penser " audace ", entreprise folle, parce que même si " petit livre " il y a, et même si le Livre de L’Écclésiaste et son orateur, le Qôhèlet, sont convoqués et comme interpellés à travers la traditionnelle réduction de ce nom en " Qo ", il s’agit quand même de tracer sa route à l’ombre d’un des textes monumentaux les plus célèbres de l’Histoire.

Mais " naïveté profonde ", cependant : en premier lieu parce que rien du monument, de l’arsenal rhétorique, voire pompeux, de l’Écclésiaste ne se retrouve chez Sorrente, on le verra. On a là, comme toujours chez ce poète, une parole brève, retenue et en même temps discontinue, et qui, dans la légèreté iconoclaste de ses images, s’accomplit sur un rythme gracieux très singulier.

Un rythme qui se plie à exposer cependant dans un premier temps – et voilà le rapport au texte biblique – la sorte d’aporie à quoi nous mènent, et nos pensées nocturnes, et nos incertitudes de la veille. Si le Qôhèlet parle fort à l’âme de Sorrente, c’est que, comme le dit le livre saint, " la nuit même son coeur ne repose pas ", divisé qu’il est, ce coeur, par nature, et voué obsessionnellement à méditer ses pentes contradictoires : entre " maître des nuits " et " maître des matins ", comme l’écrit Sorrente, son identité fluctue, craint de s’abîmer dans le rien, le néant qui guettent, l’absence de tout lieu stable ; monde labyrinthique où l’on avance " à l’estime ", incapable de se tenir devant un réel qui semble-t-il, ne cesse de s’effondrer dans l’entre-deux : " Jusqu’où cela conduira-t-il ? " Impression aussi d’être joué. Quoi donc en effet nous manipule, " tend ses embuscades ", rend vaines les entreprises, trafique le monde jusqu’à la fin dérisoire : " Puis on effacera jusqu’à la trace du rideau ". En attendant, pour ce qu’il en est de l’homme, ou du poète, mais les deux ne font qu’un, on en reste à l’incertitude. Je disais " aporie " : " Où il va, ce qu’il siffle, il sera toujours le dernier à le savoir. "

Voilà qui sonne bien comme le couplet cent fois repris depuis l’Écclésiaste sur la vanité des vanités. Découragement, déprime, qui atteindraient bien, tentant de la corrompre, jusqu’à la poésie elle-même : " A quoi bon témoigner/de choses qui voulurent être ". Voilà aussi qui ronge le bel enthousiasme qui, en d’autres temps, a pu vous faire endosser la livrée d’un " prédicateur de saisons " ; maintenant le paysage entier se transforme en " jachères ".

*

Cependant le désenchantement n’est jamais, chez Sorrente, qu’un moment de l’expérience ; une syncope dans le rythme. Un blanc. Contre cela, qui risquerait d’être au fond une manière de s’enfermer dans une appréciation définitive et unidimensionnelle du réel, rassurante en un sens parce qu’elle donnerait une explication – fût-elle pessimiste – du monde, la poésie de Sorrente dresse la figure du désordre qui sauve, et qui sauve de l’enfermement, qui choisit au contraire de privilégier l’ouverture, le discontinu, l’inattendu, l’inchoatif, parfois l’insouciance, l’humour, comme autant de réponses impertinentes aux voix compassées et sinistres de la mélancolie.

C’est sa manière de dire non aux forces négatives.

L’image oppose à la lourdeur morose d’un temps sans doute illusoire, sa légèreté iconoclaste. Elle a par exemple cet art de mêler poétiquement le quotidien le plus trivial, ou banal, aux figures sacrées comme aux inquiétudes métaphysiques. Sous son pouvoir, " Qo marche [maintenant] à l’estime dans le pays des escaliers ". Que s’élève " l’alouette polyglotte du cœur ", que " s’inventent/des plaisirs pique-assiette ", et la pesanteur de vivre et la plainte qui l’accompagnent sont déboutées. Et tenu à distance le Livre saint.

Et l’on comprend que vient un temps autre – celui du poème – où " l’oraculaire n’est plus de saison ". Ce temps, je crois, est le nôtre : il s’agit d’inventer jour après jour la parole qui témoignera de notre être au monde, révélant " quel champ [est] accessible ". Lequel mérite d’être exploré. Et duquel il faudra faire sa ligne de mire sous peine de vouer notre séjour " à la dispersion ".

Christian Guez, nous dit Sorrente au début de sa postface, lui avait enseigné qu’il peut y avoir " un désordre créatif ". Position quasi nietzschéenne (et qui parfois, elle aussi, " joue de bons tours à la folie "). C’est ce sentiment que donne ce dernier livre, comme du reste tous ceux qui l’ont précédé : il s’agit bien pour Sorrente de poursuivre, avec le risque reconnu, et assumé, de créer de l’étrangeté, la musique dont il rêve et dont il dit que souvent elle le toise, bel écho au fraternel " La musique savante manque à nos désirs " ; il s’agit bien, donc, de dresser depuis l’expérience d’un désordre programmatique, une juxtaposition d’images légères et autonomes, et dont la théorie, paradoxalement, désignera comme par défaut le lieu où habiter et d’où partager. Lieu précaire, fragile. Mais lieu de vérité et d’authenticité dressé contre tous les prophètes du malheur auxquels la pensée du malheur fait un abri dérisoire.

Une formule, bien belle, résume l’objectif :
" Je t’écrirai plein centre/avec le temps carillonné ".

Jean-Marie Barnaud