Dominique Sorrente / Les mots pour signe distinctif
entretien sur la poésie

 

retour remue.net

 

 

Cet entretien a été réalisé par Sophie Chambon et Marie-Christiane Raygot pour la revue Filigranes n° 47, août 2000 (à retrouver sur le site d'Odette et Michel Neumayer: ecriture-partagee.com

retour page Dominique Sorrente

”Ce qui s'écrit en nous s'appelle poésie. La part insaisissable. On en reviendra étourdis, différents. Dans la lumière instable du lendemain, on joindra les pages l'une à l'autre. Comme un passage à découvrir. L'imprévu rencontré...”

Filigranes: Et si nous commencions par cette dimension collective qui traverse l’ensemble de votre travail et de votre action en poésie ? De l’écriture personnelle à l’engagement collectif en poésie, il semble que l’aller-retour soit pour vous une nécessité. Un poète dont l’écriture est geste secret, quête individuelle, peut-il espérer quelque chose d’une entreprise menée avec d’autres, comme le Scriptorium ?

D.Sorrente: Le Scriptorium, c’est une histoire qui m’habite depuis longtemps. Il y en a même des traces dans mes poèmes, par exemple dans La Terre accoisée où je parle du “scriptorium à double vue”. Quelle est l’idée fondatrice de cette action ? Dans l’Auditorium, les rôles sont attribués, il y a d’un côté ceux qui interprètent, donnent le spectacle et de l’autre côté, ceux qui écoutent. Au Scriptorium, la démarche se veut différente. Il y a une table commune. Les écritures en solitude sont échangées. Ici on croit à la fertilité de la vraie rencontre, à sa magie créatrice... C’est un idéal, toujours un peu trahi par l’expérience du réel, une véritable utopie que je revendique pour aujourd’hui car elle me semble indispensable pour revivifier notre relation au langage et à la création dans notre époque d’hyper-individualisme et de consommation envahissante. Ecoutez comment commence la charte du projet: “Traditionnellement dévolu au travail d’enluminure et d’inscription, le Scriptorium est ici proposé dans une version contemporaine: un espace inédit créé par quelques poètes qui désirent oeuvrer ensemble pour que la poésie mette en lumière le réel d’aujourd’hui.”
Voilà l’esprit de poésie que j’aimerais communiquer dans cette nouvelle histoire. Il rejoint évidemment d’autres expériences que j’ai connues dans le passé ( la revue Avalanche, le groupe d’If, Sud...), des moments plus ou moins intenses. Le sillon est toujours le même, il est ce que je souhaite vivre et partager en poésie. Chacun a sa version du “Habiter la terre en poètes” d’Hölderlin; l’important pour moi est d’être un juste interprète de cette parole, d’éviter les instruments désaccordés, les fausses notes et peut-être de proposer au cours du jeu quelques variations intéressantes...

Filigranes: Nous voilà donc revenus à la démarche d’écriture personnelle. Il peut être intéressant de s’y attarder. L’entreprise pour “habiter la terre en poètes” est sans aucun doute, et d’abord, un acte de retour sur soi. On entre dans sa propre habitation, son château ou labyrinthe intérieur. Comment écrivez-vous ? Est-ce le fruit d'une maturation, d'une " rumination " ? Ou obéissez-vous à une inspiration ( ex-piration ) ? Le temps, le vécu sont-ils déclencheurs de cet élan ?

Dominique Sorrente: La question trouve évidemment son origine dans la sphère de la philosophie. Oserais-je dire, la sphère de la philosophie à l’heure où elle demeure encore muette ... Cette question est bien celle des deux moitiés du monde, l’une donnée comme extérieure à soi et l’autre qui vit à l’intérieur du sujet. Je sais aussitôt que la nature du lien qui unit ces deux expériences est infiniment plus subtile que le partage des eaux en deux. Mais d’accord pour tenter avec vous d’élucider la question! Le langage est aussi fait pour cet effort-là. Allons-y pour une première exploration du mouvement à l’oeuvre. Comment cela se passe-t-il quand j’écris ?
Une image dite extérieure va déclencher à l'intérieur de soi ce qui a envie de se manifester... Il y a une rencontre, un croisement entre ces deux présences. Peut-on appeler cela un aller-retour entre réel et imaginaire ? C’est un vaste sujet philosophique sur lequel j’aime beaucoup travailler... Où se place le réel? Il peut être dans le regard et puis aussi à l'intérieur de soi. Un exemple qui me vient à l’esprit: sur France Info, j'entends la litanie des noms des chevaux qui participent au tiercé à Auteuil. Certains de ces noms me procurent un réel plaisir. Malicieux, Héros d’Estruval, Fifty fifty II, Belle breeze... Je note comme on consigne, mais cela ne fait pas un poème, quelque chose doit se passer dans mon être pour qu’un poème demande à vivre. Sinon, les mots en resteront là. Au fond, sur mon cahier de première prise, je “trace à main courante” comme votre bien nommée cursive!

Filigranes: L' écriture est donc conduite par des éléments du quotidien, des figures prosaïques, elle ne part pas que du sublime mais vous êtes toujours en état d'attente poétique?

Dominique Sorrente: Allons-y pour la métaphore du veilleur! Oui, en état de veille ou d'éveil, dans une sorte de tension permanente. Il y a des états de l'être où des certitudes affleurent, une expérience de vibration intense de ce que je ne peux appeler autrement qu' un signe distinctif. C'est l'état de poésie avant les mots, la parole encore muette qui régit l’univers personnel, tout autant que l’univers avec ses micro-vibrations et ses dispersions d’étoiles. Inutile de dire que les relations entre ces deux univers constituent le sujet de ma recherche de vie. Ma quête en poésie est de cette nature, toujours amoureuse comme il se doit. Je tente de rapporter les rencontres claires-obscures que je fais avec la vie... Vous comprendrez que je ne me donne pas le temps de rédiger des pages d'écriture comme exercices d’entraînement.

Filigranes: Et l’angoisse de la page blanche, la panne d’écriture ?

D.Sorrente: C’est clair: si j’ai un problème à résoudre, docteur, c’est plus du côté de la surabondance que de la panne ! Il faut canaliser le flot, l'endiguer, arbitrer devant la multitude des possibles. Chaque poème invite à une infinité de résolutions. Où et comment choisir ? Mon anxiété loge bien là, avec un insatiable besoin de temps qui, je le sais, ne peut être apaisé que par une double action de “lâcher prise” et de respiration. En médecine naturelle, il faudrait aller du côté du millepertuis et du kawa-kawa, l’herbe de saint-Jean et le poivrier des îles pour tempérer ces excès de désir créatif. Je m’y emploie. Amusant, non? Et puis les noms sont si aventureux...

Filigranes: Qu'est-ce qui vous conduit, une image qui se développe ou bien la phrase, les mots?

D.Sorrente: J'ai, pour ainsi dire, versé dans les deux attitudes : la manière la plus instinctive que j'ai d'écrire est conduite par des mots, des phrases qui me stimulent, m'orientent. Tout commence par une phase où je ne vois rien... L’obscur couloir, le brouillard salutaire. Mon poème La chope de café (tiré de Du pays de l’Herm, dont je me suis amusé à produire moi-même un commentaire de quelques pages ) dit au fond cela à sa manière:

Ecoute ce qui frémit au-dedans.
Bientôt tu connaîtras
le halètement de ta course.
Une nappe capable de brûler:
tu la soulèves.
Des cercles en fumée
veulent t’ouvrir la bouche.
Issu du noir,
tu y retournes.
Le monde est un reflet à deviner.”

Les choses ensuite vont se livrer peu à peu... C’est l’oeuvre de maturation lente. L’oeuvre au noir a sa place ici.

Filigranes: Quelle est alors l’autre attitude qui vous emmène dans l’acte d’écrire ? Quelque chose qui ne passerait pas par ce labyrinthe initial ?

D.Sorrente: Le deuxième état est un rapport d'hommage, une reconnaissance de l'altérité, une commande que me fait le monde extérieur. Le monde se déploie devant moi à chaque instant, et cela tient du prodige. Bien sûr les terreurs (dont notre époque n’est pas exempte) font partie de ce déploiement toujours à l’oeuvre et toujours blessé. Ma création aspire à reconnaître cela. Elle est signe de remerciement. A titre d’exemple, c'est le cas en ce moment avec les peintures de L.X. Cabrol dont on pourra retrouver l’étonnant travail dans notre région l’an prochain à la galerie Sordini à Marseille. La peinture de Cabrol me fait écrire en contrepoint de ses abrupts et de ses caractères. Impossible de résister à une telle présence d’énergie. Autre commande du “demi-cercle extérieur” : lors du festival franco-anglais de poésie auquel je viens de participer à Paris, j’ai composé des portraits des auteurs, tous de différentes nationalités, qui éveillaient en moi des images nouées à leur forme d’écriture. Dans un autre registre, il m’est arrivé d’écrire sur des figures immenses de l’art comme Turner ou Mozart pour tenter de mieux appréhender la relation que j'avais avec eux... toute distance respectueuse gardée ! En fait, je ne crois qu’aux rapports d’inspiration d’une personne à l’autre. Cela fait écho à une parole d’Eluard qui dit à peu près ceci: “Le poète est celui qui inspire plus que celui qui est inspiré”. Ceux qui me font écrire (ailleurs, ce peut être une salle de classe, un épouvantail, un oeuf ou Milarepa...) sont toujours pour moi des expressions vivantes de la poésie, des inspirateurs. Si je les célèbre à ma manière, c’est qu’ils nous montrent un éclat de la poésie. Et pour cela, ils nous sont infiniment précieux.
Au total, je me rends compte que les deux approches de la poésie qui vivent en moi continuent de grandir et de dialoguer. Si j’étais plus impulsif avant, désireux de capter des fulgurances, si je me déporte plus facilement aujourd’hui vers le regard et ce qui m’est montré du réel, je ne crois pas vivre cette relation comme un combat entre deux camps entre lesquels il faudrait choisir... La poésie circule en soi la manière d’une échelle de Jacob.

Filigranes: Attendez-vous une confirmation à chaque fois? En avez-vous besoin?

Dominique Sorrente: Pas besoin, nécessairement. Cela vient comme ça. Pour moi, vie et poésie sont chevillées l'une à l'autre. Des carnets de l'origine à la parole donnée en public, le parcours est fait de ces rencontres imprévues dont le poète est le medium. Mon existence quotidienne est guidée par ces signes distinctifs qui sont souvent là sans que nous les voyons.

Filigranes: Pouvez-vous identifier des étapes dans votre travail ?

Dominique Sorrente: Au commencement est le verbe. Puis suivent tant bien que mal les noms, les adjectifs... Non, les choses sont un peu moins glorieuses! J'ai un carnet de notes, mon luxe, souvent un livre d’or transformé pour l’usage quotidien. Je pars de là : c'est un carnet avec toutes sortes d'écritures : notes, réflexions, citations. Là, par exemple, à la date du jeudi 23 mars, un poème écrit sur la peinture de Laurent X. Cabrol avec son titre: " Le blanc de tous les yeux du monde ".
Dans le cas présent, très peu de retouches. Les choses sont venues d’un trait.
L’évidence était trop forte. La deuxième étape c'est l'ordinateur, cela vient très vite. Je me défais du papier... pour inscrire sur l'écran. Dès la sortie de l'imprimante, je corrige et repasse sur l'ordinateur.

Filigranes: Combien de versions, d'états du texte avant la version définitive? Vous est-t-il arrivé de reprendre des textes? Comment évoluent-ils ?

Dominique Sorrente: En général, j'ai envie d'une résolution assez rapide du poème. Mais ce n’est pas ma volonté qui choisit. Il y a un petit dieu intérieur qui fait signe et vous dit: “Ce n’est pas encore ça. Continue. Patience. Un jour viendra”. Ensuite, il lui arrive de disparaître et de ne pas revenir. Je range alors mes poèmes, rayon archives. Certains disparaissent ainsi sans gloire. D’autres resurgissent d’un profond sommeil, type Belle au bois dormant. Cela peut prendre vingt ans ou plus... C’est le cas de quelques poèmes parus dans La Terre Accoisée. La relation avec le temps du poème est infiniment variée et c’est plutôt réjouissant...

Filigranes: Etre poète est-ce un état de grâce, de communion, ou au contraire de séparation d'avec le monde?

Dominique Sorrente: Une image se promène en moi depuis un certain temps: celle d'Homère, le poète aveugle, défalqué du présent pour voir dans une autre dimension. Je cite souvent à mes étudiants un vers du Bateau ivre qui figure sur le monument d'Amado, à la mémoire de Rimbaud, sur la plage du Prado à Marseille : "...et j’ai vu quelquefois ce que l'homme a cru voir." Un poète, tel que je le conçois, doit chercher à voir. On peut appeler cela de l'orgueil. J'affirme cette conscience là en tous cas. Elle résonne d’ailleurs plus comme une injonction que comme une forme douteuse de satisfecit.

Dans l'attitude poétique, tout en restant dans le temps présent, on voit le réel dans une relation autre. Pour faire simple, on est séparé de l'actualité pour atteindre un niveau différent de l'être. Si je reprends l'exemple des chevaux de l'hippodrome, chacun peut prendre connaissance de leurs noms dans le journal. Mais si un écrivain en fait quelque chose, ils parleront différemment. La poésie est l'expérience de cette séparation pour atteindre la rencontre au monde. Il y a un angle de vision très différent, ce n'est pas seulement le temps mais le regard que l’on porte sur le temps. Il n’y a certes pas que le temps linéaire...

Filigranes: La poésie, ce serait une question de sensibilité plus qu'une dimension intellectuelle? Pensez-vous l'écriture avant de la vivre?

Dominique Sorrente: Il y a mille manières d’appréhender la forme d’être qu’on appelle poésie.
Un poème intègre au moins trois composantes: l'émotion qui se manifeste, une pensée qui se donne en profondeur et le jeu du langage qui induit un certain humour, une présence de fantaisie. Tout langage doit être tenu en respect par les mots.

Filigranes: Il y aurait donc comme une architecture pensée qui donne à l'écriture l'apparente liberté de mouvement dans l'espace clos du livre...

Dominique Sorrente: Ma relation avec la poésie n'est pas vraiment de cet ordre, je crois. Je ne délimite pas un espace construit, clos. Le rythme est nettement plus déterminant, je dirai plutôt que je fais route vers une construction de type musical: moins l'architecture d'une maison, ou d'un temple, que les différents mouvements d'une pièce musicale. Cette notion me plaît bien, car j'y retrouve à la fois une aération et une répartition dans le temps.

Filigranes: Avez-vous des formes d'écriture "choisies"?

Dominique Sorrente: J'ai observé des successions de nature assez différente : quand on construit son texte, le langage a sa propre dynamique qui s'impose à vous. Par exemple dans Les voix de neige, le premier poème " Constellation de la vierge " fait entendre la basse continue d’un violoncelle, un mouvement lent. Par contre, pour " Entre les dunes " dans Petite Suite des Heures, je travaille dans un autre registre, un texte avec silences, reprises, progression. Pour chaque poème, et pour chaque ensemble de poèmes qui constitue un livre, il y a un enjeu rythmique. Une de mes préoccupations est de ne pas répéter la même forme à mon insu ( il y a, bien sûr, des répétitions désirées, mais c’est autre chose), d'écrire des poèmes originaux à chaque fois. Aller au plus près de son rythme. Je revendique cet aspect de variabilité.

Filigranes: Donc pas de côté obsessionnel ?

Dominique Sorrente: Il y a continuité dans la pratique, mais au prix de constantes ruptures. Voilà une piste, peut-être: la thématique de la surprise, de l'imprévu. Ne pas donner le mot auquel le lecteur ou l’auditeur s'attend, moduler en permanence... C'est l'imprévu rencontré, le titre qui a été donné à un ancien numéro de la revue Sud.

Filigranes: Comment envisagez-vous la relation Poésie/ Musique? Cela fait un certain temps que vous proposez des lectures accompagnées musicalement...

Dominique Sorrente: La clef de tout cela se trouve certainement dans la présence de la voix qui elle-même renvoie à la notion de vibration. La voix est un élément de rencontre et de convergence. Je m'aperçois qu’en musique j’accorde une préférence sensible pour la musique chantée. Il y a autre chose: la musique ne doit pas être tutélaire et confisquer la poésie ; il faut trouver une situation d'équilibre. Je voudrais établir des relations de correspondance, des opérations de résonance. Mon ensemble Materia Mater m’est venu à partir d’une création du compositeur Lucien Guérinel. J’ai voulu travailler à la chambre d’échos.

Filigranes: Aimez-vous lire vos poèmes, les "installer" de cette façon? Pensez-vous que la voix recompose, multiplie, justifie le texte ? Sa séduction rend-elle le texte plus accessible ?

Dominique Sorrente: Avec la lecture à haute voix, la poésie sort du livre et redevient parole. En forçant le trait, je souhaite vivre ce moment comme si le livre était une partition. Le lecteur l'interprète. Et le poète réinterprète à son tour quand il dit ses textes. On suit les traces d'une écriture qui désire se donner comme un " livre ouvert ", dans le secret espoir d'entrer en résonance.

Filigranes: Lire ses poèmes pour sortir la poésie de l'enfermement où elle est confinée ? La poésie n'a pas beaucoup de lecteurs...

Dominique Sorrente: Mais elle peut aussi avoir des auditeurs, il ne faut pas l’oublier. Quand j'ai commencé à écrire dans les années soixante-dix, la voix haute m’importait déjà, y compris avec l’accompagnement de la guitare. Mais j'étais en porte-à-faux avec ce qui se faisait à l'époque. La rencontre de poésie des années 70 évacuait souvent le poème lui-même, et le poète par la même occasion... Il existait des échanges critiques essentiellement, des discussions, des débats... mais le poème était d’une certaine façon “non grata”!

Filigranes: Parlez-nous de ces années de jeunesse, de la découverte de la poésie ? Que voulait dire “écrire” en ces heures-là où vous étiez jeune étudiant ?

Dominique Sorrente: Quand j'ai commencé à écrire, à dix-sept ans, c'était en effet pour moi une année charnière avec le bac, l'entrée à l'Université en Sciences économiques. Une année extraordinaire, que j'ai vécue à Aix-en-Provence, où j'ai écrit des livres de poèmes, de véritables ensembles. J’ai consigné dans des Chroniques de l’Argelas ( que je garde au chaud dans mes tiroirs pour quand viendra le grand âge...) l’atmosphère de cette époque. Comme j’avais résolument déserté les cours, je m’étais offert une liberté inouïe. Je donnais tout le temps au temps... en ce temps-là! J'ai fait des rencontres marquantes: le père Alexis, moine cistercien de l’abbaye d’Aiguebelle, l’écrivain Michel Orcel qui était un camarade d’école et mon voisin de rue, mais indéniablement, la personnalité la plus impressionnante sur le front de la poésie, la figure la plus extravagante pour moi qu’il m’ait été donné de rencontrer cette année-là fut Christian Guez devenu plus tard Christian Gabriel/le Guez Ricord. Il était mon aîné de 5 ans. Mais il avait un univers d’avance sur ce que je connaissais alors de la poésie. La poésie met en jeu des énergies de l'être insoupçonnées, Christian qui disparut tragiquement en 1988 était la pointe avancée d’une problématique totale de la poésie au croisement de la mystique, de la poésie et de la psychiatrie. Il a vécu cela à l'état d'incandescence et d’une certaine façon l’a payé de sa vie. Son livre Du fou au bateleur, publié aux Presses de la Renaissance est une bonne façon d'entrer dans son univers. Son oeuvre poétique, multiple, immense, est évidemment difficile à appréhender, sans risque de la dénaturer. Des revues et des éditeurs s’ emploient aujourd’hui, peu à peu, à la faire connaître et c’est une bonne chose. Mais ce qui m’importe à ce sujet est que l’esprit de la quête de Christian soit justement nommé; c’est là son bien le plus précieux.

Filigranes: Est venu vite le temps des revues, Avalanche, le Lamparo, puis Sud, avant la rencontre avec l’éditeur Cheyne...

Dominique Sorrente: C'est Christian Guez qui m'as mis en relation avec la revue Sud, le contact a été lent à se faire. J’ai participé à la revue, notamment avec le groupe des poètes d’If que j’avais animé, ma collaboration officielle au conseil de rédaction de Sud a commencé véritablement en 1989. Faire partie de Sud a permis beaucoup de rencontres, par l'intermédiaire de numéros consacrés aux poètes étrangers, par exemple, ou à l’occasion du travail de jury du prix Jean Malrieu.
Concernant la rencontre avec Cheyne, les choses se sont passées ainsi. En 1981, j'ai envoyé le manuscrit de La lampe allumée sur Patmos à un jeune éditeur qui à l'époque commençait tout juste une audacieuse aventure en poésie, en Haute-Loire, région que je ne connaissais absolument pas. Mon manuscrit a été accepté. C’était le début d’une nouvelle histoire.

Filigranes: Etre publié est-ce une nécessité pour poursuivre un effort d’écriture ?

Dominique Sorrente: Je crois à l’importance de la publication pour une raison simple. Hormis le cas du journal intime ( pratique parfaitement légitime, au demeurant) qui revendique le droit de rester secret, les poèmes que l’on écrit sont des adresses. A un moment ou à un autre, ( cela peut prendre du temps et c’est très bien ainsi), ils veulent être partagés. Les publier, c’est leur donner la chance de trouver des lecteurs. Le reste est de la coquetterie... J’ajoute que de la publication en revues ou en livres découlent des rencontres. C’est Jean-Pierre Siméon, auteur de Cheyne et directeur de collection, qui m’a fait connaître la Semaine de Poésie à Clermont Ferrand, puis les Langagières de la Comédie de Reims. Grâce à lui, j’ai peu développer des rencontres fructueuses avec les scolaires... Sans la publication et notre rencontre à Cheyne, l’aurai-je rencontré ? Les revues comme la vôtre, Filigranes, les vrais éditeurs comme Cheyne sont des lieux d'accueil, d'hospitalité, de pratique communautaire. J'ai toujours rêvé que la poésie soit une expérience de solitude partagée, et non un acte individuel replié sur lui-même. D'où le Scriptorium dont nous avons parlé tout à l’heure...

Filigranes: Puisqu'aujourd'hui la poésie n'obéit plus aux règles de prosodie classique, comment reconnaître un poème?

Dominique Sorrente: Un poème ? On appelle poème ce qui est nommé poème par celui qui le dit... Sourire... Disons qu’il s’agit d’un passage de parole, où l'expérience de vie et celle des mots coïncident, se rejoignent sous une forme insaisissable. C'est la forme du poème qui cristallise cette rencontre. Un poème, c'est un point d'énergie, la rencontre de vibrations dont les mots agencés d’une certaine façon sont porteurs. Mais je conçois qu’il y a autant de définitions que de poètes, et même autant de définitions que de poèmes..

Filigranes: Envisagez-vous un jour de ne plus écrire de poésie et d'essayer une autre forme d'écriture?

Dominique Sorrente: La réponse n’est pas de l'ordre du vouloir. La poésie est ma forme naturelle d’expression. Il m’arrive aussi d’écrire autrement: textes critiques, articles de recherche, documents administratifs, nouvelles, etc... Il s’agit toujours d’écriture. Mais la relation avec les mots est plus ou moins instrumentalisée. Sur une échelle de liberté, la poésie serait le point extrême de l’écriture. Mais ne plus être sous tension poétique, je reconnais que cela a du bon parfois... Cela dit, j’ai du mal à faire miennes les conventions du roman, s'il y en a... Ce n'est pas ma conformation...

Filigranes: Et puis votre réponse est aussi contenue dans ce texte déjà cité: Aimer la poésie "...parce qu' elle nous relie à plus que nous mêmes, elle nous rend capable d'aller où nous ne savions pas, de donner forme à ce que nous ignorions..." . Il y a de l’esprit d’aventure dans cette attitude.

Dominique Sorrente: Peut-être s'agit-il d'une volonté récurrente chez moi. Partir à la rencontre de l’inattendu qui est aussi “ma belle vie, mon espérée” de Paraboles à l’Orient du coeur . Mon ami Francis Cann qui collabore activement au Scriptorium a pour idée qu’il s’agit de la recherche de l'enfance intérieure. Je suis sensible à cette analyse. J’y ajouterai le désir de retrouvailles avec l’instant magique, le goût d’un certain lâcher prise . Tout cela va de pair. Laurent X. Cabrol a peint un tableau à la fois troublant, serein sur deux vers d’ Une seule phrase pour Salzbourg . Je pense qu’il y a trouvé une part essentielle de ce qui nous lie:

" La porte s'ouvre d'elle-même
Toute au bonheur de son enfance''

Filigranes: Ce numéro de Filigranes est consacré au thème de l’Obscur. Vous nous avez donné déjà quelques clefs de vote relation avec ce concept. Un de vos livres s’appelle La combe obscure. Votre goût de l’enfance est-il compatible avec cet univers de l’exploration secrète ?

Dominique Sorrente: Une constante pour moi est d’alterner les états d’ombre et de lumière, de creux et de plein. Cela se lit évidemment dans les titres de mes livres. L’apparent de lumière, La combe obscure, La lampe allumée sur Patmos, Une route au milieu de la nuit... Cela peut également s’éprouver dans les poèmes. Mais je ne voudrais surtout pas tomber dans le systématisme. S’il y a une face cachée et une face exposée, la “vie errante” de l’âme est plus subtile que cette seule alternance. Max Weber a parlé en son temps du désenchantement du monde. Le pari d’un poète contemporain est de désirer réenchanter le monde au côté de ses semblables. Son lieu est le langage. Un de mes derniers manuscrits non encore publiés s'intitule La poésie en habits d'Arlequin : c'est un habit composite, coloré, espiègle, inattendu, et ... méditerranéen. Ma façon de rendre compte de l’éclatement des savoirs, des expériences, des mots mais aussi de dire qu’il n’est jamais trop tard pour saluer un chant nouveau, convier à une fête, défier les pesanteurs et rire en toute innocence. Oui rire avec les mots.
En dépit de tout, la poésie est heureuse fortune.