Alain Viala / De la création littéraire
d'Alain Viala, on lira en priorité, aux éditions de Minuit, "Naissance de l'écrivain", travail fondateur pas seulement quant à son objet, mais sur l'élaboration même d'une historicité du littéraire
"Dico PUF" en trois syllabes, dites ça à n'importe quel librairie il comprendra - c'est le condensé pour "Le Dictionnaire du Littéraire" paru aux PUF en mai dernier - appellation un peu austère, compensée par une belle couverture plastifiée en 4 couleurs aux choix, vert, bleu, gris, orange, le mien est orange -
on peut faire des critiques : insertion de catégories géographiques bizarres, comme la littérature du Val d'Aoste (alors qu'on ne s'occupe pas de la littérature corrézienne et poitevine, pourtant bien spécifiques), et très grande timidité à aborder les catégories liées à l'écriture : la notion de "page", pourtant si conceptuellement active, de Mallarmé à nos écrans, est par exemple absente -
mais l'avantage de ce dictionnaire, c'est de démultiplier les pratiques de littérature en dizaines de concept chacun étudié dans son historicité - le visage de la littérature, son chemin dans les siècles, en paraît revivifié et solidifié
surtout, plus de "genre" dominant (voir entrée sur le "genre"), place à la complexité de cette topographie des concepts - en ces temps de matraquage sur l'idée de "roman" (voir entrée sur "roman"), c'est vital
on se permet à ce titre de reprendre sur remue.net l'article d'Alain Viala sur "création littéraire"
F Bon, sept 2002

Le dictionnaire du Littéraire, par Paul Aron, Denis Saint-Jacques, Alain Viala

Sur la quatrième de couverture Pierre Michon soulève le voile : grâce à ce dictionnaire on entre dans le repaire du dieu, on visite les coulisses du temple, le lecteur jubile à croire découvrir un à un les secrets, et les recettes, les tours de mains et les tours de magie.
On ouvre, et par hasard c’est la page Création littéraire, mystère des mystères, encore que un peu plus loin Ecriture, qui pousse vers Ecrivain, qui ramène à Auteur, un peu de sérieux on va voir à Enseignement de la littérature, qui repousse à Littérature, en passant on a vu Lieu commun, et jeté un coup d’œil un peu gêné à Génie
" L’idée de génie est entrée dans le grand réservoir des stéréotypes … A force d’être prodigué ce mot magique s’est usé, comme se sont usées les prestigieuses métaphores qui l’ont soutenu tout au long de son épopée romantique " On repart moitié rassuré, moitié honteux…
On revient à Dictionnaire, qui distingue la littérature à l’aide du dictionnaire et le dictionnaire de littérature. Peu à peu on a découvert le principe : une définition du domaine ou de la notion, un historique, une problématique. Pas d’exemples. Les auteurs de cet ouvrage incitent les lecteurs à aller les chercher eux-mêmes.
De feuilletage en feuilletage on découvre chaque fois de nouvelles notions, on cherche les corrélats. Mais que font là la Suisse et le Val d’Aoste ? Francophonie ? France, liée plus que tout autre pays à sa littérature, Folie ? la folie comme image de l’inspiration, Inspiration, l’artiste saisi en son âme par une force surnaturelle qui lui dicte sa composition (mais le reste de l’article tend à refroidir le surnaturel en sensibilité particulière voire névrotique).
De quoi alimenter longtemps les curiosités de ceux qui écrivent, qui enseignent, les lecteurs qui veulent savoir de quoi se composent les sauces.
Il reste que, au fond, on sait bien que le dieu ne se montrera pas. Mais on visitera tout, peu à peu, patiemment, pour arracher quelques secrets.
Peut-être même qu’une fois la première curiosité un peu émoussée, on se servira correctement du Dictionnaire du Littéraire, rationnellement, en consultant les index, les bibliographies, la table des entrées, et le nom des auteurs. Mais il restera bien en vue sur le bureau.
pour remue.net, Michèle Sales

Alain Viala / De la création littéraire
© Presses Universitaires de France – " Le Dictionnaire du littéraire "

La littérature est création au sens où elle produit des textes neufs. Dans une acception stricte, " création " serait à entendre comme écriture d'un texte à tous égards original, mais dans la pratique, la création littéraire contient toujours une part de reprise de modèles antérieurs. En un sens plus large encore, la littérature est création en ce qu'elle invente des idées, des images, des personnages voire des mondes nouveaux.
Dès l'origine, quatre façons de représenter l'acte créateur sont en présence et en lutte. L'une consiste à regarder le poète comme un " enthousiaste ", habité par l'inspiration divine (Platon, ion). Une autre consiste à le voir comme un fabricateur, un artisan disposant d'une technique propre (poeïen signifiant, en grec, " faire ", " fabriquer ") ; dès lors, on peut définir des démarches appropriées pour produire des oeuvres : c'est l'objet de la Poétique d'Aristote. Une troisième s'attache aux auteurs de textes d'éloquence, aux orateurs : elle-même se subdivise en deux, selon que l'on tient l'orateur pour un homme de bien qui parle avec raison, justesse et émotions sincères (Aristote, Rhétorique) ou qu'on le considère comme un manipulateur du langage et des opinions, un sophiste (que Platon condamnait). Enfin, une quatrième représentation porte sur celui qui parle ou écrit pour énoncer le vrai tel que la raison l'établit. Il s'agit par excellence du sage, le philosophe. Une autre image est venue s'y ajouter rapidement, celle du témoin (histor), l'historien, qui lui aussi est traité soit en homme de bien, auquel cas il rejoint le philosophe et le bon orateur, puisqu'il parle en vérité, soit en menteur, auquel cas il rejoint le sophiste et le poète. Ainsi s'est instauré d'emblée un cadre polémique (par exemple le choix entre les termes d'orateur ou de sophiste en témoigne) qui influence ensuite toute l'histoire des conceptions de la création littéraire.
Celle-ci se trouve aussi marquée, très tôt, par une question supplémentaire : celle de l'imitation et de l'invention. Ainsi à Rome, Virgile entreprenant son épopée de l'Enéide imite le modèle homérique. Horace, dans son Art Poétique, défend l'auteur qui a de la raison mais aussi du savoir, et prétend ne pas être un " génie inspiré ", un " original ". L'idée que la création se fait par imitation domine longtemps la scène littéraire. Elle ne su - prime pas celle d'inspiration, mais elle donne e pas au travail spécifique sur le langage. Aussi, e e implique une focalisation de l'acte créateur vers a forme. Les moralistes classiques, de Pascal à La Bruyère, reprennent l'idée que " tout est dit ", mais que l'on peut " le dire comme [s]ien " ou encore, que " la disposition des matières [peut être] nouvelle " et que là réside l'apport même de l'auteur.
Les trois termes principaux pour désigner ceux qui créent des textes ont été : " poète ", longuement, pour désigner le versificateur et/ou l'inspiré, puis " auteur ", qui implique qu'il n'y a pas seulement une mise en forme, mais un apport neuf et, à partir du XVII, s., " écrivain " qui suppose que la forme est un apport en soi.
Au temps des Lumières, un autre terme intervient, avec un sens en évolution : " génie ". jusqu'alors, " génie " désigne le naturel propre à chacun ; mais au 18ème siècle il devient, chez Diderot notamment, un don particulier réservé à quelques-uns. Cette vision s'impose ensuite chez les romantiques. De sorte que, dans le champ littéraire moderne, les images de la création littéraire se trouvent à nouveau fortement contrastées. D'un côté, certains considèrent l'écrivain, et le poète en particulier, comme un génie inspiré, donc un porte-parole, voire un " mage " (Hugo) qui dévoile des vérités que le langage commun ne sait pas dire, ou même un prophète, donc un personnage sacré dont la création est en fait l'accès à un message d'origine transcendante. Une autre attitude privilégie la représentation de l'acte d'écrire comme un travail, un artisanat des mots et du style : elle domine avec le Parnasse et l'Art pour l'Art. Enfin, les auteurs de littérature de large diffusion, les romanciers feuilletonistes, les journalistes, sont regardés non comme des créateurs, mais des " producteurs ". Ces clivages se prolongent aux 19ème et 20ème siècles. La création comme accès à une transcendance se retrouve chez Rimbaud (dans l'image du " voyant "), chez Mallarmé, chez les surréalistes, chez Blanchot. Elle porte en corollaire l'idée d'une malédiction : le créateur est différent, donc incompris (ainsi la figure symbolique de L'albatros chez Baudelaire). L'image de la création comme travail minutieux de la forme, de son côté, parcourt l'espace littéraire, jusqu'à l'OuLiPo et au Nouveau Roman. Les deux façons de voir peuvent d'ailleurs se conjuguer. Mallarmé voit le travail de la forme comme le moyen d'explorer le langage à la recherche d'un sens caché, et Valéry estimait que le destin (ou " dieu ") donne l'idée initiale et que le reste appartient au travail de l'écrivain.
Une autre conception encore s'est dessinée avec l'apparition de la figure de l'intellectuel, de l'écrivain qui, tout à la fois, est en quête de formes neuves et ne recule pas devant les prises de position sur la scène publique. En ce cas, la création littéraire contribue non pas à susciter un monde autre, différent du présent, ni un langage autre, mais à faire évoluer le langage et le monde, à essayer de les changer progressivement. Au présent, il semble que l'image dominante soit celle de l'écrivain comme artiste-artisan du langage.
En Amérique du Nord, depuis la fin des années 1960, la création littéraire, en plus de faire l'objet d'un enseignement dans des " ateliers d'écriture " animés par des écrivains reconnus, est inscrite dans les programmes de formation des collèges et des universités et peut mener à l'obtention d'un diplôme au deuxième comme au troisième cycle.
L'histoire même de l'idée de création littéraire montre qu'elle est sujette à représentations diverses, contradictoires et, dès l'origine polémiques. Aussi serait-ce une impasse que de vouloir faire autre chose que relever les termes de ces débats, qui sont constitutifs de l'histoire de la littérature. L'histoire de ces débats impose deux constats et deux hypothèses. Le premier constat est que les conceptions de la création sont tributaires du corpus concerné, donc de ce qu'on rattache à l'idée de " littérature " : ainsi, y inclure ou en exclure l'éloquence et l'histoire, se limiter à l’action ou y inclure le lyrisme et l'autobiographie, etc., modifient les conceptions. De plus, il est manifeste que les modes de publication, par l'oral ou par l'écrit, influencent les images de la création : l'écrit, surtout imprimé, suppose une stabilisation du texte, donc favorise l'image de l'écrivain-artisan, alors que l'oral, surtout impromptu, appelle celle de l'inspiré. On renverra donc les conceptions de la création littéraire à celles de la littérature et à leur histoire. Un second constat, cependant, est la tension permanente entre l'idée d' " inspiration " et celle de " travail " (avec son corollaire, le savoir). L'inspiration a reçu diverses représentations : " enthousiasme " ou " fureur " divins, " démon " ou " génie ", mais aussi des explications par l'anthropologie. Dans la médecine classique, un déséquilibre des humeurs, en particulier de la bile noire ou mélancolie, entraînait, pensait-on, une propension au rêve, à l'imagination, un des exutoires de cet excès de mélancolie étant de donner expression aux rêves et imaginations, dans la création artistique et littéraire. Dès lors, la création est un moyen, non une fin. Mais en retour, les textes, comme les autres œuvres d'art et à certains égards davantage parce qu'ils sont plus reproductibles, offrent une extraordinaire résistance au temps. La création littéraire devient, en cela, le moyen d'exister dans la durée, de résister à la mort, donc une valeur en soi : non plus seulement un acte curatif, mais un acte de vie. Cette problématique a été reprise en d'autres termes par l'anthropologie psychanalytique. Elle éclaire possiblement l'acte créateur, mais ne dit pas ce qu'en sont les objets, ni la valeur collective (laquelle est la condition même de la résistance au temps). D'où une réflexion nécessaire sur la nature de la création littéraire comme acte social. Si l'on entend le terme en son sens le plus général, sa socialité est flagrante : écrire a pour fin d'être lu (et éventuellement, de vivre des revenus de sa plume). Alors la création est, en tout état de cause, un travail : c'est d'ailleurs ce que la législation sur la propriété littéraire enregistre. Mais entendu en un sens plus strict, la création littéraire suppose un acte d'originalité. À partir de cela, deux façons de voir sont possibles. L'une qui voit dans la création un effet et un reflet de l'histoire : créer une œuvre, c'est donner à voir, pour le présent et le futur, le monde où l'on vit. Cette conception a eu du succès au 19ème siècle (" Un roman est un miroir ", Stendhal, Le Rouge et le noir), et est encore en vogue. En ce cas, la création fondamentale est l'histoire, et l'écrivain en est en quelque sorte le " secrétaire " (Balzac). Son originalité se mesure à sa différence avec les autres producteurs de textes. Une autre interprétation consisterait à voir dans la littérature un réservoir de scènes, de schèmes et de scénarios pour l'imaginaire humain, et dans l'auteur, leur créateur. À l'échelon anthropologique, des contes, des mythes, des modèles narratifs se retrouvent dans diverses aires culturelles. La création littéraire consisterait alors non à inventer de nouveaux schèmes, niais à reprendre, réinterpréter et réorganiser quelques schèmes fondamentaux pour les adapter aux situations historiques et culturelles changeantes. Ces deux interprétations ne sont pas radicalement incompatibles, mais elles correspondent à une tension entre deux façons d'envisager le travail créateur et ses finalités : en un cas, la littérature est régie (par l'histoire, par la société, par une idéologie) et l'écrivain porte la plume en greffier - si habile soit-il dans la mise en forme ; dans l'autre cas, la littérature est régente : au sein même des variations historiques et sociales, l'acte créateur de l'écrivain consiste à réactiver sans cesse les schèmes de l'imaginaire pour que l'humain s'adapte aux changements du temps. Dans la première hypothèse, on peut dire que la littérature est créée par la société, et dans la seconde, que la création littéraire est une façon de créer les sociétés humaines.
> BLANCHOT M., Le livre à venir, Paris, Gallimard, 1959. - COMPAGNON A., Le démon de la théorie, Paris, Le Seuil, 1999. - KLIBANSKi R., PANOFSKY E., SAXL F., Saturn and melancholy [1964], trad. Saturne et la mélancolie, Paris, Gallimard, 1989. - ZILSEL E., Le génie, histoire d'une notion de l’Antiquité à la Renaissance [1926] trad. de Michel Thevenaz, préf. de N. Heinich, Paris, Minuit, 1993. - Coll. : Critique et création littéraire en France au 16ème siècle, siècle, Paris, CNRS, 1977.
© PUF / Alain VIALA

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