Guy Walter / Le camp du dehors

 

Guy Walter a publié chez Verdier et Circé. Son prochain livre paraîtra aux éditions Verticales, et il dirige à Lyon la Villa Gillet.

"Le camp du dehors" est un texte à paraître dans le n° 4 de la revue L'Inactuel, intitulé Résistances, aux éditions Circé à Strasbourg.

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Entièrement entier le temps dans son visage, c'est une image que tout le monde connaît, un juif qui lève les bras, enfant, petit, et si c'était moi, on ne fera pas que je ne puisse pas le penser, je suis enfant, petit, défait dans ma peur, juif par mon père, si bien qu'il ne me reste rien, presque rien, que ce remplacement pour ne pas mourir, pour éviter les ravages infinis de la peur, une peur ravageante, exigeante, envahissante, invasive, affolante, oui infinis, parce que précisément ce n'est pas moi mais lui qui est mort, pas moi mais lui, une constatation, une différence, un remplacement, c'est moi ce n'est pas lui, moi qui suis vivant pas lui, entre lui et moi le monde s'affole, la mort.

Il est devant moi avec sa casquette très large et ses mains levées, sa peur qui est la mienne. Tout de suite ses yeux sont les miens. Ils auraient dû être dans les miens comme un regard de vivant dans un regard de vivant mais non, ses yeux sont les miens et je vois donc comme lui le monde retiré, depuis lui le temps retiré, dans lesquels je me tiens ou dans le retirement desquels je me tiens puisque le monde entier, le temps entier se sont réfugiés en lui.

L'entièreté du temps est en lui du temps, du monde et je suis dans le retirement qui n'est ni entier ni partiel mais total.

Désormais le seul monde désormais est leur monde disparu.

Le reste dans lequel je suis, l'extériorité dans laquelle je suis, où nous avons été laissés, dans laquelle nous sommes jetés depuis, c'est le dehors absolu, la catastrophe.

Nous sommes désormais dans le retirement de l'entièreté, dans la totalité qui, elle, n'a nul besoin d'une extériorité, qui est le reste.

Le dehors de la totalité n'a nul besoin d'un dedans.

Il s'en passe.

C'est ainsi, le retirement.

L'entièreté, elle, ne se trouvait entière que dedans, à l'intérieur, en ce que nous vivions, en ce qu'elle était vécue.

L'homme du retirement ne peut pas connaître l'entièreté.

Il est dehors.

L'entièreté est morte avec eux.

Ils ont tué l'entièreté.

Désormais tout est advenu.

Ils ont séparé le dehors du dedans.

Je viens après, dans la totalité restante du temps vécu.

Nos corps sont désormais entièrement dehors, à quoi nos vies ne résistent pas, sinon dans la survie.

Je sais que le monde entier tient tout entier dans sa peur, dans la paume de ses mains, que la mort se tient dans sa peur, que sa peur a pris les dimensions du temps parce qu'il faut que le temps entier se retire dans son corps pour qu'il ne reste au dehors que le dehors afin que sa mort n'ait pas lieu.

Ce n'est pas seulement lui qui a peur, mais c'est le monde entier qui a pris peur, la mort entière puisqu'ils se sont réfugiés en lui, qu'ils sont morts en même temps que lui.

La mort est morte dans son corps, ai-je pensé.

Il est à lui seul le corps de la mort et de la peur.

Il est à lui seul le corps du monde.

La mort va mourir autant que le monde avec lui, je le sais, grand risque qu'il ne reste rien de la mort au dehors, crainte, crainte qu'il ne reste rien que le dehors sans elle pour mourir, un dehors qui résiste à tout, un dehors définitivement dehors, un dehors invivable, parce qu'il est privé de toute mort et livré à la fin.

Peur, peur que je prenne fin, que je ne meure pas - pourtant je vis, moi, enfant, petit, juif par mon père - parce qu'il m'a confisqué, lui par père et par mère, tout entier le mourir, lui l'enfant juif, mort, tout le mourir, en levant les bras, qu'il me faille donc vivre, moi par père, avec des yeux pour voir et des bras et des mains et une mère, sans le mourir qui est le mien, avec son mourir à lui, avec leur mourir à eux, eux dans lui, moi dans eux, dehors le dehors, sans leurs yeux, leurs bras, leurs mains, et ça, je le sais, ce n'est pas possible, je le pense, je l'entends, je le dolore.

Je me demande ce qu'il me reste et cela, c'est mon entrée dans la pensée, par image, par juif, par père, par peur, par mains et bras, par équivalence, substitution, se demander ce qu'il me reste non et pas ce qu'il y a - nommer, dire, découvrir le monde, le construire, ce que j'avais commencé à faire - mais déjà ce qu'il me reste, avec le il du qui est-il, l'impossibilité d'y répondre, le c'est moi ce n'est plus lui, le c'est moi c'est lui.

Le monde m'est donc brutalement retiré : la possibilité de l'énumérer par découvertes, mains, attouchements, liaisons, ajustements, ajouts, tâtonnements, compléments divers, jeux du chaud et du froid, extensions, emboîtements, intuitions, prolongements, définitions, démultiplications, diversifications.

Il faudrait pour que cela continue d'être possible que dedans aille dehors, ce qui est le mouvement même de la vie, la propension de la vie, la qualité du temps.

Or le monde s'est brutalement englouti dans la mort de l'enfant juif, le temps avec lui.

Le dehors est dehors.

Je suis dehors.

Les camps de la mort, on devrait aussi les appeler les camps du dehors.

Je m'engloutis brutalement dans cette mort pour ne pas supporter le monde privé de temps, qui est le dehors dans lequel je suis, qui est désormais le temps dans lequel nous sommes, comme si nous étions désormais dans le temps du dehors, dans les camps du dehors.

Je me vois brutalement englouti dans cette mort, tout à la fois prisonnier du camp du dehors et jeté dans le temps réfugié de cet enfant qui va mourir, qui est mort.

Je perçois physiquement et intellectuellement l'idée d'engloutissement, physiquement le dehors et intellectuellement l'idée du dehors.

Je perçois physiquement et intellectuellement que je suis dans le camp du dehors et que nous sommes condamnés à y vivre définitivement.

Je pense que les meurtriers, les assassins ont non seulement créé les camps de la mort mais qu'ils ont aussi créé le camp du dehors.

Le camp du dehors a remplacé le monde.

Nous vivons désormais dans le camp du dehors et ce qu'il nous faut reconquérir, c'est la mort.

Oui, un enfant de huit ans peut-être neuf peut penser cette pensée parce que dans ma tête, j'ai entendu ces mots : camp du dehors.

J'ai été contraint, malgré moi, d'être intellectuellement présent à cette perception sans quoi je serais devenu fou de mort, fou d'engloutissement, fou de dehors.

Ma vie intellectuelle est née brutalement avec cette peur physique de l'engloutissement comme une résistance à cette peur et une prise de conscience tragique du dehors comme camp du dehors, prise de conscience qui allait guider l'ensemble de mes perceptions, transformer ma vie sensible et sexuelle.

Ma vie intellectuelle n'est pas née d'une articulation progressive du monde qui m'entourait, ce qu'elle avait commencé d'être.

Elle est née brutalement d'une confrontation avec la réalité matérielle du camp du dehors.

L'abstraction intellectuelle m'a donc empêché de devenir fou d'engloutissement et de vivre dans le camp du dehors malgré tout.

Je me suis sauvé grâce à la puissance abstractive des mots sans laquelle je serais devenu muet, réfugié dedans.

Alors que mon corps s'engloutissait dans la peur, sombrait dans la peur, coulait à pic, je m'en suis tiré abstraitement par un effort incalculable de ma pensée, par un effort démesuré, une disproportion sans égale, un amour infini de l'idée.

Mon désir de vivre tout entier s'est réfugié dans l'abstraction, dans l'amour infini de ce mot, l'abstraction, dont mon corps fut aussitôt affecté comme d'une maladie.

En m'abstrayant totalement de moi-même par cette idée d'engloutissement qui m'a pour ainsi dire tiré miraculeusement par les cheveux, qui m'a sorti des eaux sombres de la peur, j'ai pu éviter la noyade, l'eau dans la bouche, le fond de sable, le corps qui remonte à la surface.

Ma vie s'est donc brutalement abstraite, d'un seul coup, comme par miracle, parce que l'abstraction a surgi comme une force inattendue par un effort incalculable de résistance pour un enfant de huit ans qui était en train de se noyer dans la peur, s'engloutissait dans la mort, un effort inhumain, démesuré, mais c'était, je le sais, la seule et unique possibilité qui lui était offerte pour ne pas s'engloutir définitivement dans sa peur et mourir dans le camp du dehors où il sentait bien qu'il avait été jeté puisqu'il se voyait depuis des yeux qui n'étaient pas les siens.

Donc à la place du monde le retiré du monde comme un effet de résistance de ce même monde : non plus l'absence comme qualification d'une présence possible mais la présence par retirement, une insistance par défection, une indéfectibilité aussi, en quelque sorte une permanence de la disparition parce que l'enfant est non mort dans le camp du dehors.

Il est resté vivant désenglouti par l'idée.

Je peux dire qu'il est mort et qu'il est non mort en même temps et cela dans ma tête réellement le regardant je l'ai pensé, je m'en souviens, je me le suis dit, parce que par un effet de résistance inouï et une maladie de mon corps, j'ai pensé il pour je.

De là dans ma tête d'enfant, je m'en souviens, juif par père, je me suis dit : il est vivant et non vivant.

De là dans ma tête d'enfant le regardant, le mourir et le non- mourir ensemble, le vivre et le non-vivre ensemble sous l'égide d'il, alors que j'aurais dû normalement échanger son mourir avec mon vivre comme on échange des billes au creux de la main.

J'invente alors deux verbes nonvivre et nonmourir, l'un pour moi, l'autre pour lui. Je nonvis. Il nonmeurt. Entre les deux, ma vie.

Dès lors, il me faudra résister de toutes mes forces pour empêcher que vivre ne tombe dans nonvivre.

Il faudra que je dégage constamment je d'il pour pouvoir mourir dans ma vie et que dans le camp du dehors, je ne nonmeurs pas.

Dès lors le monde, je le sais, n'est plus à manier, construire, découvrir : identifications, liaisons, déliaisons, jeu du positif et du négatif, chaud froid, comme il serait normal que cela soit pour un enfant de mon âge, jeu de construction, syntaxe et chevilles, mobilier verbal, premier plan lexical, arrière plan spatial, ou l'inverse, ligne de fuite sémantique, perspective, mais le monde est entièrement défini dans son visage - enfant, juif, seul, mains levées, par père, par mère, avec casquette, crainte, crainte - qui le retient anéanti, catastrophé, au bord de disparaître, au bord de s'engloutir, sur le bord des yeux, des lèvres, dans les mains levées, avec le mourir entièrement entier dans son regard, retenu dans ses mains ouvertes, levées, sans âge, ramassé depuis le début jusqu'à la fin des temps le monde, le mourir, comme on ramasse ses dernières forces, comme on les cherche, les dernières forces du mourir ramassées, cherchées, trouvées, le monde avec lui, parce que mourir a bien failli s'engloutir, disparaître, sans qu'il en reste la moindre part pour chacun d'entre nous, pour que chacun puisse enfin mourir parce que vivre sans mourir non, ce n'est pas possible et qu'eux, jusqu'au bout, ont rendu le mourir possible, ont voulu le rendre possible, puisqu'eux ont voulu le rendre impossible, eux les victimes, eux les assassins, eux qui ont souhaité que mourir n'existe plus, mais à sa place disparaître comme s'ils avaient voulu que la vie se termine, les camps de la vie terminée, et qu'eux en ont fait les camps de la vie interminable.

Ils ont fait d'une mort évacuée ou par évacuation une mort humaine, par résistance, crainte, crainte que non, que la faim, la maigreur, la maladie, toutes les formes d'amaigrissement et d'amoindrissement aient empêché que la vie meure, que cela soit possible, que cela soit devenu possible qu'elle soit évacuée.

Je me dis, enfant jeté par père dans la pensée, par mère je l'emporte, par père et par mère il me faut penser, que partir en fumée, ce n'est pas mourir mais finir.

Ou bien ce que ma mère me dit, mère la vigilante, par mère il faut penser, de retour d'avoir vu un film de Frédéric Rossif - elle aime le cinéma - un film sur le ghetto de Varsovie, un documentaire, c'était insupportable me dit-elle, elle ne peut pas le garder pour elle, c'est impossible, elle va vomir, non elle va me dire ce qu'elle a vu, est-ce qu'elle l'a vu dans le film ou bien est-ce que quelqu'un l'a dit dans le film, je crois que c'est pire, je n'ose pas le lui demander, elle l'a vu, elle me dit qu'elle l'a vu, donc quelqu'un l'a filmé, l'a bien filmé pour qu'on le voie, pour qu'on dise qu'on l'a vu, que les nazis arrachaient les bébés à leur mère, à leurs mères arrachées, à leurs mères filmées pour qu'on les voie, hurlantes, hurlantes, crainte, crainte, les envoyaient en l'air et les faisaient tourner dans l'air, tournoyer, la bobine ne hurle pas, les bobines ne hurlent jamais, pour les tirer vivants les bébés d'un seul coup de pistolet, un seul coup pour le plus habile, plusieurs coups pour le moins adroit, c'est un concours de tir, c'est un tirage au sort, on choisit les mères, on les tire au sort, après la mort il y a le viol, est-ce mourir, est-ce bien mourir, crainte, crainte que non, je sais que les bébés rient quand on les envoie en l'air, qu'ils tournoient dans l'air en riant, ils ne sont plus là pour voir les mères violées, que le rire tournoie dans le tournoiement d'air qu'ils font avec leur corps, sans le tournoiement du corps dans l'air qu'il y a il n'y aurait que de l'air mort, c'est pourquoi nous bougeons, oui nous tournons dans l'air qui meurt, tournoyons pour que l'air ne meurt pas, qu'il danse avec nous puisque bouger et tourner c'est déjà danser, je le sais puisque mon père rit, que j'ai dansé avec lui pour que la vie ne meure pas entre nous, qu'elle danse avec nous, que mon rire a tourné dans ses pleurs, que c'est mon père, que c'est moi, qu'ils éclatent de rire les bébés dans l'air tournoyant, mon père et moi dans l'entre deux de l'air qui tournoie, parce qu'il n'y a plus rien autour d'eux que la vie qui tourne, que l'air que l'on respire, toi et moi nous tournons ensemble, nous dansons, nous nous aimons dans le vide de la vie, qu'ils retombent dans nos mains les bébés, qu'on les met contre soi, qu'on les embrasse parce qu'on les aime, ils ont les joues chaudes ou froides, tu m'as embrassé parce que tu m'aimais, qu'ils retombaient dans la mort les bébés, sur le sol, pas dans des mains, dans leur sang, fracassés, éclatés, inattendus, ils attendaient des mains chaudes ou froides, la mort n'en a pas, le sol, tu m'as proposé tes mains pour que je ne meure pas, ni dans le froid ni dans le chaud.

Je suis à ce moment-là, inattendu sur le sol, devant l'enfant les mains levées, en dehors du vivre et du mourir qui se partagent tout son visage.

Le monde est entièrement entier, je le sais, dans la jointure de l'un à l'autre, dans la jonction qu'ils font, dans le jointement et si l'un l'autre ne s'étaient pas rejoints dans son visage, tout entier le monde se serait effondré.

Je comprends, par père, par mère, par effort de pensée, que cet enfant mains levées, crainte crainte, maintient entière la division du vivre et du mourir quitte à requérir, pensais-je, par ultimes forces, par courage absolu et quitte à nous en déposséder le début et la fin des temps, l'entier vivre et l'entier mourir.

Je comprends qu'il lutte avec ses forces de crainte contre la confusion de l'un et de l'autre, qu'il résiste à cette folie la plus folle qu'il y ait jamais eue, à cet affolement du monde, à cet affolement du temps, à cette folie absolument folle, confondre le vivre et le mourir, ce qu'ils ont voulu faire, ce que dans les camps, ils ont voulu faire, crainte crainte que cela réussisse, ma crainte ne cessera jamais et jamais plus je ne cesserai de lutter contre cette crainte, contre cet affolement, tout le reste de ma vie entièrement consacré à résister à cette confusion, à cette tentation, parce qu'enfant confronté à cette image d'enfant juif par père, par mère, polonais du ghetto de Varsovie, j'ai compris par compréhension abstraite, fulgurance nécessaire, que nous avions été exposés définitivement au risque d'une confusion totale qui aurait fait disparaître le monde.

Je le comprends abstraitement, avec une faculté sensible d'abstraction, et je perçois comme une conséquence tragique de cette pensée l'extériorité désormais définitive du monde.

Je comprends aussi que cet enfant n'aura pas le temps de découvrir le monde parce que je sais qu'il va mourir, qu'il est mort, qu'au moment où je le regarde, il est mort.

Je suis inattendu devant lui.

La vie et la mort se sont partagés son visage, le vivre et le mourir, entre eux l'entièreté du temps.

Plus rien du temps ne peut subsister à l'extérieur de son visage.

Le temps tout entier s'est en son corps amassé.

Le temps tout entier s'est en son corps réfugié.

Entièrement entier le temps dans son visage.

Dehors, seul et face, je suis inattendu.

A cette manière, toute en froid, plus tard je me reconnaîtrai.

Je me saurai seul dans la froideur du dehors à chercher qu'en soi le temps nous vienne et par delà.

Par cette épreuve involontaire de la photographie, enfant juif polonais avec casquette et mains levées, crainte, crainte, par cette épreuve du temps, qui est une persistance rétinienne du temps se regardant lui-même, ce qui n'était jamais arrivé avant, avec un regard définitivement ouvert qui est le regard qu'il porte sur son extériorité absolue, non pas la mort, la confusion du vivre et du mourir, je comprends que si monde il y a, c'est dans cette séparation du vivre et du mourir,.

Vivant, ne t'absorbe pas tout entier dans ma mort, redessine partout la division du vivre et du mourir.

Le monde est d'emblée ramené à son reste, au il du que reste-t-il, défini par diminution, destitution, souveraineté déchue, majesté détruite, grandeur infiniment divisée.

Le monde est ce qui reste de lui.

Le monde se découvre par épuisement, fatigue, désolation.

Le monde est dans cette pauvreté-là, dans sa richesse infiniment divisée jusqu'à rien, dans cette soustraction infiniment recommencée, dans l'amoindrissement progressif du nom jusqu'à l'haleine, jusqu'au souffle, jusqu'à la bouche.

Le monde est caché dans cette diminution, dans ce retrait, dans cet amoindrissement.

Le monde n'est rien d'autre que ce qui le tient en lui réduit à lui seul se tenant.

Le monde est le monde réduit à rien.

Le monde qui m'est donné n'est rien d'autre que lui-même réduit à rien mais c'est le monde. Tout le reste est destructible, amoindrissable, défaisable.

Le monde défait n'est plus réductible.

S'ils brûlent les os, cela donne de la cendre.

S'ils brûlent la cendre, cela donne de la cendre.

La cendre ne brûle pas.

Seule la nudité résiste.

Je suis inattendu devant cette catastrophe d'une réduction infiniment recommencée de l'homme réduit à rien puisque, je le vois bien, l'enfant juif devant mes yeux est mort et tous les autres, nus et maigres, réduits à ce dernier signe qu'ils sont d'eux mêmes et si c'était moi, on ne fera pas que je ne le pense pas.

Cette pensée-là suffit à me brûler.

Je dis : que l'on ne me parle plus de la beauté de vivre, du monde et qu'il est beau, je me réduirai au dernier signe de moi-même. Je ne serai plus rien d'autre que moi dans la maigreur du monde réduit à rien. Je ne serai rien d'autre que celui qui se tient en lui-même tenant à lui-même par le seul pouvoir de ses os, de son haleine, par épuisement et soustraction.

Je serai debout, seul et devant.

Je serai sans nom.

Je serai dans cette passion et dans ce tourment.

On ne saura plus qui je suis.

Je serai nu et devant.

Je serai seul.

J'irai jusqu'à cet endroit où plus rien ne résiste et cela jusqu'à ce qu'il n'y ait que soi et, je ne sais pourquoi, c'est face à l'homme que cela va.

Je sais aujourd'hui quelle résistance est l'appauvrissement, la diminution, la soustraction, quelle ultime colère gît dans ce tourment, quel gisement de vie est la nudité.

On ne tue que celui qui a un nom et s'ils me tuent, ils ne tueront personne, je n'aurai même plus de nom.

Et l'anonymat sera ma colère et ma folie, ma nudité mon ultime résistance par défection, appauvrissement, amenuisement, colère de mes os.

La colère est le sentiment le plus rapproché des os.

Je dis, oui - avec oui j'avance dans le non, c'est un pas pour rompre l'immobilité - que pour l'enfant que je suis, huit ans, par père, petit, juif par mon père uniquement, je dis, oui, qu'à partir de ce moment-là, moment de confrontation, défait de soi dans la soustraction du qui est-il, par un mouvement nécessaire de mes idées, une mobilisation, forcée, inévitable, par un mouvement absolument vital de remplacement, une motion de tout mon corps mobilisé, je suis entré dans la pensée, par le biais donc d'un remplacement entré dans l'abstraction, d'un mouvement indispensable de ma pensée, inévitable, vital, par le biais donc de cette supposition de remplacement qui était une possibilité réelle, la seule vraie possibilité qui m'était donnée, donc par le biais forcé de cette obligation vitale de supposer qui est une entrée forcée dans l'abstraction tout autant que dans la pensée.

J'ai dû moi, vivant, huit ans, petit, juif par mon père uniquement, privé du mourir qui est le mien, comprendre qu'ils avaient confisqué, eux, eux dans lui, eux dans moi, l'entier mourir du temps et que vivants nous étions nous, mais d'une communauté de vivants équivalente à la communauté des mourants.

Cette équivalence réelle du vivant et du mourant, cette confiscation, cette abstraction de remplacement, ce biais forcé de la supposition vitale aboutissent en moi à l'idée du mourir confisqué et tout le reste de ma vie ne sera qu'une nécessaire résistance à cela ou bien, quand elle cède, ma dévastation.

Le seul réel possible fut à un moment donné pour éviter la dévastation une motion de remplacement, une construction abstraite, un dispositif, une configuration de places, une fabulation.

Si je n'avais pas pensé que je pouvais être lui, si je n'avais pas accepté la menace, qu'elle fut aussi pour moi, si je ne m'étais pas senti dans ma chair la victime possible de la mort donnée, une victime de plus à sa place, il serait mort définitivement et je n'aurais jamais pu continuer à parler, j'aurais tout simplement remis le langage à sa place, à l'intérieur de moi, derrière mes dents, et j'aurais refusé définitivement de dire le moindre mot.

J'ai compris cette alternative de parler ou de ne plus parler.

J'ai dû moi par père et mère dans mon corps menacé trouver cette idée de survie, qui est un remplacement par abstraction, qui est un mouvement vital, une fabrication de pensée, pour ne pas trouver à l'intérieur de moi une abstraction de moi en peur, une peur absolument abstraite, un mourir d'angoisse, un mourir absolument sans fin qui n'est pas une fabrication de pensée mais exactement son contraire, un épuisement qui n'est pas un mourir de vie, qui est celui auquel j'ai droit, mais un épuisement de moi qui aurait pu donner il.

Le mourir de vie fabrique des pensées, du bonheur de penser dans la pensée, tout de suite du bonheur de penser je suis vivant mais son contraire fabrique il.

C'est un mourir de mort soustraite, de mort infinie, qui devient tout de suite, sans attendre, un mourir de ne pas pouvoir parler, parce que moi, petit, huit ans, enfant, juif par mon père, g w, je ne peux pas dire qui est cet enfant que j'ai devant les yeux.

Donc par un mouvement de survie, de substitution par abstraction, de résistance absolue, j'ai dit je suis moi, g, et par construction qui est une opposition à la mort confisquée, tu es moi dans le remplacement du qui est-il avec ma parole à g zéro.

Je ne sais pas comment tu t'appelles, je ne peux pas le savoir, ai-je pensé, je ne le saurai jamais mais je suis moi, par substitution, ta possibilité de mourir vivant et je mourrai donc pour toi, c'est à dire à ta place, c'est à dire que j'accepterai de mourir d'une mort confisquée, c'est à dire que j'irai dans il avec moi.

Je suis donc à ce moment-là comme lui, petit, circoncis, muet devant, incapable de dire ou de prononcer mon nom, avec l'appendice de ma mort au lieu du mourir des vivants, au lieu du mourir de la vie qui fabrique des pensées et dans le tu es moi comme dans un qui est-il de remplacement, on ne peut pas, je n'ai pas pu, ne pas entendre, on le voudrait qu'on ne le pourrait pas, je le voudrais que je ne le pourrais pas, le verbe de la mort, du crime appelé, du crime désiré, le mourir à sa place.

Je n'ai pas pu ne pas entendre comme une convocation le verbe du mourir mort, qui n'est pas un mourir vivant qui fabrique des pensées, un mourir d'âge et de temps, mais un mourir dans la mort parce que je meurs devant moi dans l'il du qui est-il de l'image qu'il est.

Mais pourtant par un effort qui est une création de pensée, une substitution abstraite, une abstraction réelle, je veux encore le sauver alors qu'il est déjà mort dans l'il, je le sais, parce que, je le dis, je le comprends, g w, la mort par crime, est une mort du mourir dans la mort et non pas une mort du mourir vivant.

Je le vois me dire, les mains levées, le regard dans la mort, la casquette dans la mort, redonne moi le vivant de la vie, redonne-moi la mort du mourir vivant, et moi, je vous le dis, huit ans, circoncis, effrayé de tout, muet devant, je lui ai dit par un mouvement abstrait de remplacement, par un mouvement d'abstraction, par une motion abstraite de survie, par un agencement de mon corps en forme d'idée, redonne-moi le mourant du mourir parce que j'avais basculé par lui, par crime, par angoisse, par peur, dans la mort du mourir mort et si c'était moi.