« en querellant les apparences du monde »

Mardi 22 février 2005. - Neige.

Au changement de métro à République les musiciens ce matin jouent des rythmes africains.

Sur le quai, en direction de Gare-de-l’Est, deux employés portant le blouson beige marqué du sigle Solidarité RATP tentent de convaincre un homme allongé sur un duvet et enfoui sous une couverture rouge de s’asseoir sur un des sièges-baquets inconfortables en plastique plutôt que rester allongé par terre. Ils portent des gants blancs non de distinction mais de protection. Lui ne veut pas bouger. Il les invective dans une langue étrangère, d’un pays de l’Est sans doute. Ils continuent de lui expliquer que c’est le règlement. Lui ne bouge pas, etc.

Une scène identique se déroule régulièrement sur le quai Porte-de-Saint-Cloud, près de la sortie vers l’église. En général l’homme finit par s’asseoir, les employés repartis il se rallonge.

La gare est un espace non-fumeurs.

On peut cependant fumer une cigarette si on consomme au comptoir d’une des buvettes. À deux mètres de ce comptoir, une table ronde haute. Et là, peut-on fumer ? demande un voyageur. Oui, répond le serveur, l’espace du comptoir s’étend jusqu’au carrelage, c’est au-delà que c’est interdit.

À ma gauche, un retraité de la gare boit un ballon de rosé et s’informe de la présence de ceux qui travaillent encore. Et Fabienne ? Et Jean-Louis ? Et Valérie ? Façon de prolonger son existence professionnelle, la grande affaire restant les travaux qui seront bientôt entrepris dans le hall en vue de l’arrivée du TGV Est en 2007.

Le haut-parleur annonce le train de Charleville sur le quai 17.

Un court-métrage de fiction se déroule dans cette gare. Mademoiselle Eva de Jérôme Descamps raconte la matinée de ces deux personnes que les voyageurs ne croisent jamais : une harpiste et une cantatrice. Ce sont elles qui s’installent dans l’auditorium secret de la gare et annoncent les départs et les arrivées des trains de grandes lignes.

Fin du scénario : « Le train n°1960 à destination de Charleville-Mézières et de Sedan, départ 8h01, partira voie 5. (musique) Il dessert Leuze, Amagne-Lucquy, Signy-le-Petit, Auvillers-les-Forges, Charleville-Mézières et Sedan. (musique) Le train n°1946 à destination de Garosse, départ 8h06, partira voie 7. (musique) Il dessert :

Forléans Marimbault

Vollore-Ville-Volmerange

Avize-Avoine Vallerange

Ainval-Septoutre-Mongibaud

Aigrefeuille-d’Aunis-Feuilleuse

Magnat-l’Étrange Florentin

Tilleul-Dame-Agnès Dammartin

Vers-Saint-Denis Auvers Joyeuse

Caer and Biscarosse

Poignards

Saint-Geniès-de-Comolas

Néronde Orny et Garosse... »

Le texte s’inspire de « Le conscrit des cent villages », un poème de La Diane française d’Aragon.

Dans les paysages enneigés, les distances s’allongent, la sensation d’éloignement s’accroît.

J’imagine ce voyage.

On monterait dans le train pour Charleville-Mézières. On descendrait à la première gare, Château-Thierry. On resterait là jusqu’à ce qu’on ait envie d’en repartir. On remonterait dans le train. On descendrait à Épernay, la gare suivante, etc.

Combien de jours ou de semaines faudrait-il pour arriver à Charleville ?

Caroline est de retour après un séjour à l’hôpital qui l’a privée de la journée à Paris. Jessica devait choisir le texte de Rimbaud que nous lirions, elle est malade, c’est Latifa qui la remplace. Elle a choisi « Les effarés » : « Noirs dans la neige et dans la brume/Au grand soupirail qui s’allume », parce que, explique-t-elle, il y est question de l’hiver et de la neige, d’enfants qui sont dehors et qui ont froid et faim. Elle est la première à dire aussi clairement les raisons de son choix. Les autres écoutent avec attention. Les prochains à choisir seront, j’imagine, à leur tour plus explicites. D’une manière générale, je ne sollicite pas le commentaire ni ce qu’on appelle l’argumentation. L’exercice verse facilement dans son opposé : l’argumentaire cherchant le texte qui l’appuiera. Les choses simples qu’énonce Latifa aujourd’hui me paraissent intéressantes d’abord du fait même qu’elle a fait l’effort, on le voit, d’y réfléchir, ensuite parce qu’elle est partie du texte, du récit de ce poème.

J’ai apporté aujourd’hui un texte de Goria, Il paraît. En voici quelques extraits :

Il paraît que les cailloux possèdent un pouvoir hypnotique qui leur permet de se déplacer : quand un caillou veut changer d’endroit, il attend que quelqu’un passe, il l’hypnotise, le passant le ramasse et l’emporte ailleurs.

Il paraît que dans l’île de Socotra il n’y a pas de mot pour dire « arme ».

Il paraît que les Indiens des Plaines fumaient le calumet de la paix en tirant six bouffées : une pour le Nord, une pour le Sud, une pour l’Est, une pour l’Ouest, une pour le Haut, une pour le Bas.

Il paraît que pour les Mayas la Terre était plate et carrée.

Il paraît que courrier vient de courir.

Il paraît qu’en Camargue lorsqu’on estimait un cheval on l’enterrait debout.

Il paraît qu’en Grèce les gens ont sur eux un sifflet parce qu’en cas de tremblement de terre on entend ceux qui sifflent sous les décombres.

Il paraît que chez les Dogons les dieux ne parlent pas, ils dessinent.

Il paraît que chez les Aborigènes vivant autour de la montagne Uluru, on ne prononce pas le nom d’un mort et on ne l’écrit pas pendant plusieurs semaines afin de ne pas déranger son esprit en route vers son lieu de repos éternel.

Il paraît qu’un moustique bat des ailes 133000 fois par minute.

Il paraît que dans certaines tribus d’Esquimaux, au pôle Nord, parfois les hommes se réunissent, choisissent l’un d’entre eux et tous ensemble le jettent en l’air le plus haut possible pour qu’il voie très loin et raconte.

Il paraît que Rimbaud collectionnait les gravures à quatre sous.

Nous partirons de la dernière phrase pour composer un « cadavre-exquis » autour de la figure d’Arthur Rimbaud. Chacun récrit cette phrase sur une feuille, en écrit une suivante, replie la feuille et la passe à son voisin. Quinze feuilles sont donc en circulation, passent de table en table. Quand on arrive en bas de la feuille, celui qui l’a en main s’arrête. Voici l’ensemble des « il paraît » :

Il paraît que Rimbaud est maintenant parmi nous.

Il paraît que Rimbaud était un homme.

Il paraît que Rimbaud ne se lavait jamais.

Il paraît que Rimbaud sortait avec une actrice de cinéma connue et célèbre.

Il paraît que Rimbaud ne se brossait pas les dents.

Il paraît que Rimbaud habitait dans un quartier pauvre.

Il paraît que Rimbaud était une star.

Il paraît que Rimbaud a été amoureux d’une femme belle et gentille.

Il paraît que Rimbaud n’habitait pas tout seul.

Il paraît que dans Le Cercle des poètes disparus on lisait des textes de Rimbaud.

Il paraît que Rimbaud n’avait plus de cheveux.

Il paraît que Rimbaud a vu la tour Eiffel.

Il paraît que Rimbaud avait une culotte trouée.

Il paraît que Rimbaud était amoureux d’une femme.

Il paraît que Rimbaud connaissait beaucoup de langues.

Il paraît que Rimbaud aimait beaucoup les tropiques.

Il paraît que Rimbaud jouait au cadavre exquis.

Il paraît que Rimbaud n’était pas beau.

Il paraît que Rimbaud était un beau gosse.

Il paraît que Rimbaud était amoureux de Verlaine.

Il paraît que Rimbaud a beaucoup aimé sa famille.

Il paraît que Rimbaud aimait beaucoup les voyages.

Il paraît que Rimbaud vit encore.

Il paraît que Rimbaud est allé au musée du Louvre.

Il paraît que Rimbaud adorait voyager.

Il paraît que Rimbaud a voyagé dans beaucoup de villes.

Il paraît que Rimbaud était généreux.

Il paraît que Rimbaud a été arrêté par les flics.

Il paraît que Rimbaud a été soldat.

Il paraît que Rimbaud a fait énormément de voyages.

Il paraît que Rimbaud rêvait d’aller en Amérique.

Il paraît que Rimbaud a souffert.

Il paraît que Rimbaud aimait l’Égypte.

Il paraît que Rimbaud est tombé malade en Afrique.

Il paraît que Rimbaud a abondamment souffert.

Il paraît que Rimbaud est tombé amoureux d’un homme.

Il paraît que Rimbaud allait à la piscine.

Il paraît que Rimbaud est né dans une maison de Charleville.

Il paraît que Rimbaud a toujours beaucoup pensé et qu’il était triste.

Il paraît que Rimbaud avait une sœur qui s’appelait Isabelle.

Il paraît que Rimbaud a été très malade.

Il paraît que Rimbaud aimait écrire.

Il paraît que Rimbaud va venir à Charleville.

Il paraît que Rimbaud résidait à Roche pendant ses vacances.

Il paraît que Rimbaud a eu une jambe coupée.

Il paraît que Rimbaud a fait le tour du monde.

Il paraît que Rimbaud a été blessé.

Il paraît que Rimbaud n’aimait pas Charleville.

Il paraît que Rimbaud avait un frère aîné qui s’appelait Frédéric.

Il paraît que Rimbaud c’est Arthur.

Il paraît que Rimbaud a beaucoup manqué à sa sœur.

Il paraît que Rimbaud a eu quatre frères.

Il paraît que Rimbaud est vivant.

Il paraît que Rimbaud a connu Verlaine.

Il paraît que Rimbaud est mort à trente-quatre ans.

Il paraît que Rimbaud a pleuré.

Il paraît que Rimbaud était papa.

Il paraît que Rimbaud est allé à Paris.

Il paraît que Rimbaud dictait ses poèmes et corrigeait les fautes.

Il paraît que Rimbaud a tiré sur Verlaine.

Il paraît que Rimbaud a fait un clin d’œil à Jésus-Christ.

Il paraît que Rimbaud est mort d’une maladie grave.

Il paraît que Rimbaud est algérien.

Il paraît que Rimbaud fumait de l’opium.

Il paraît que Rimbaud était marié.

Il paraît que Rimbaud écrivait des poésies.

Il paraît que Rimbaud a été à l’hôpital de Marseille.

Il paraît que Rimbaud marche.

Il paraît que Rimbaud était l’ami de Madame Gilles et de Dominique.

La lecture à voix haute de chaque feuille, par celui qui l’a en main, étonne à plusieurs titres : la similarité de nombreux thèmes ou, au contraire, l’imprévu, l’inattendu. Ensuite chacun est pour la première fois confronté à la matérialité de l’écriture des autres, quelque chose de moins facilement assimilable que le fait d’écouter.

Le soir, sur le quai de République, l’homme qui dormait ce matin est assis. Il discute avec d’autres.


Approches rimbaldiennes sur remue.net :

« Le premier pas qui aide », un texte de Pierre Reverdy.

Le dossier Pierre Michon, auteur de Rimbaud le fils.

On dit qu’après Bruxelles, Verlaine étant dans Mons, bien avant les champs de bananes Rimbaud revint au bercail ; que dans le grenier des Ardennes, à Roche, au beau milieu de terres et de bois où les paysans de la lignée maternelle avaient couché en vaines moissons leurs vies jusqu’à Vitalie Cuif, au temps de cette moisson, cet effroyable jeune homme, cette brute, ce petit cœur de fille écrivit Une saison en enfer ; que, du moins, s’il la commença ailleurs, chez Baal, dans des métropoles où la civilisation était tombée sous la patte de Baal, la patte enfumée, futuriste, il la finit ici, dans ce trou rural hautement civilisé, dans la clarté antique des moissons.

27 février 2005
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