Francesco Forlani / Par-delà la forêt

Poète, traducteur et écrivain, Francesco Forlani est homme aux dons multiples. Dans la lettre qu’il rédigea à l’intention de l’Académie d’Orléans-Tours, c’est pourtant d’abord son talent de passeur entre l’Italie et la France qu’il fit valoir à l’appui de sa demande d’un poste d’enseignant. L’argument dut porter car dès la rentrée suivante, l’auteur de Par-delà les forêts se trouva à exercer son métier (oui, métier, il tient à ce mot qu’il fait résonner comme métier d’art) dans deux collèges situé de part et d’autre d’une forêt domaniale où se pratique encore la chasse à courre. Deux établissements, l’un désigné REP+ et l’autre, sans qualité ; deux univers disjoints et jumeaux tout à la fois qu’un emploi du temps implacable l’oblige à relier, à pied ou en stop, plusieurs fois par semaine. Pour aller de l’un à l’autre, il faut traverser la forêt, condition propice pour le poète qui trouve dans ses allées et venues matière à rêver et à fabriquer un conte moderne.
Avec fantaisie, pudeur et tendresse, Francesco Forlani raconte sa première année dans le monde pas toujours merveilleux de l’Éducation Nationale. Il porte un regard légèrement décalé sur les rites et les lourdeurs de l’institution scolaire. Il évoque ses collègues, le personnel des collèges, déchiffre les "petites lettres" codées de l’administration et s’initie aux rites d’une école dont il sait bien qu’elle n’est pas également bienveillante avec tous les élèves.
De son accent inimitable qu’on entend mezzo voce d’une page à l’autre, il partage avec le lecteur ses étonnements, ses trouvailles, les questions qui lui viennent et les anecdotes qui lui reviennent à fréquenter des adolescents dont on sent combien il fait attention à chacun d’eux, quel qu’il soit.
Pédagogue curieux et plein d’esprit, Francesco Forlani se dévoile à travers cette chronique comme l’enchanteur qu’il sait être, le prof d’italien qu’on aurait aimé avoir connu et comme le dandy communiste dont il aime à revendiquer le titre.

Je porte un costume, cravate et un chapeau Borsalino que mon inspecteur m’a autorisé à garder pendant les cours – à condition, évidemment, que la direction soit d’accord. Il s’agit d’un complet clair acheté à Montpellier pendant les soldes avec l’argent gagné grâce à une soirée littéraire et musicale organisée par ma copine Geneviève. C’est elle qui m’avait présenté, à la fin du siècle dernier, à Jean-Claude Michéa, et c’est grâce à elle qu’on est devenus amis et que j’ai pu traduire en italien L’Enseignement de l’ignorance. [1] C’est encore elle qui m’avait offert un nouveau costume pour que je ne détonne pas lors de mon premier jour d’école, et je me sens comme Pinocchio à qui Geppetto viendrait de fabriquer une jolie tenue, capable de résister au tsunami des collégiens.
Quand j’entre dans la cour, je découvre un monde que j’arrive à peine à distinguer : des visages, des cadres dessinés sur le sol portant un chiffre qui correspond à une salle de classe. Et c’est alors que j’entends retentir, au niveau du premier étage, la voix d’un ou peut-être deux gamins, qui crie très fort : « Wesh, y a un mariage ! »
Lucie et Guillaume se retournent vers moi. Oui, c’est vraiment ça : je suis invité pour une cérémonie, ou, en tout cas, je suis habillé comme si j’y allais. Alors, sans trop réfléchir, j’éclate d’un rire à la fois spontané et joyeux. Tout le monde fait pareil. Et c’est ainsi que j’ai conquis la cour. (p.20-21)


Francesco Forlani, Par-delà la forêt, Editions Léo Scheer, Paris, avril 2020

27 avril 2020
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[1L’Enseignement de l’ignorance et ses conditions modernes, Editions Climats, 2006.