je ne suis pas Mathieu Bénézet
Merci à Corinne Godmer, doctorante à Paris IV, d’avoir réalisé dans le cadre de ses travaux, pour remue.net, cet entretien avec Mathieu Bénézet. Un entretien symétrique avec Benoît Conort va suivre.
A lire aussi, de Corine Godmer, sur Mathieu Bénézet : La déchirure.
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Le choix du vers ou de la prose se décide-t-il avant l’écriture ou s’impose-t-il pendant ?
C’est variable. Il m’est arrivé d’écrire un texte en prose puis de le reprendre en vers. Le plus important est la question de la forme : il faut trouver la forme. C’est une hésitation puis cela se range, dans un sens ou dans un autre.
S’agit-il d’un choix conscient ou imposé par l’écriture ?
Le choix se fait au fur et à mesure. Je me dis « Et si tu faisais l’inverse ? ».
Après l’écriture d’un livre, il m’est arrivé de prendre la fin et de la mettre au début. C’est la forme du livre qui importe, l’intelligence du livre. Je peux changer la forme du jour au lendemain. C’est la jouissance de se dire, face au tapuscrit, je commence par quoi, je finis par quoi, prose ou vers ? C’est un peu un jeu. Mais surtout un moment de jouissance.
Aragon m’a beaucoup appris, avec son copié-collé, lorsqu’il écrivait puis collait. Je travaille beaucoup avec les collages, ce moment m’intéresse : prendre tout et se dire, qu’est-ce que je fais ?
Il n’y a pas un moment où on se dit : je suis en train d’écrire. Le meilleur moment est celui où on décide. J’y pense tout le temps. C’est le moment qui m’intéresse. C’est ce qu’on appelle inventer, retrouver un livre à travers ce qu’on a écrit. Je n’ai pas de plan au départ, juste de vagues idées.
Je déteste tout ce qui est recueil, poème. Inventer une forme, c’est le livre, au sens mallarméen du terme, pas un recueil fait de poèmes rassemblés. La modernité m’apparaît comme importante de ce point de vue. Baudelaire, Mallarmé, n’ont pas écrit de recueil, ils ont publié un livre.
On note une distance critique par rapport au lyrisme sans pour autant vous démarquer du courant. Même impression par rapport au littéralisme. Comment vous situez vous ? Et faut-il se situer ou s’agit-il d’une vue universitaire ?
Anne-Marie Albiach, grande lyrique, n’est, a priori, pas considérée comme telle. Les poètes universitaires, comme dans une église, prêchent pour leurs saints. Il y a trop d’universitaires dans la poésie.
Les poètes, les écrivains ne sont pas des privilégiés : comme les autres, ils meurent.
Dans son lien à la souffrance, le poème figure-t-il un enfermement ou une porte de sortie, permet-il d’exprimer ou de dévier ?
Le poème n’aggrave pas, c’est un refuge. Il ne guérit pas non plus.
Pourtant vous déclarez : « Écrire, c’est être en prison » [1].
Ce n’est pas une prison dorée. Je vis avec Mathieu Bénézet, je ne suis pas Mathieu Bénézet. Je fais ce que je veux et lui fait ce qu’il fait. C’est plutôt lui qui décide que moi.
Mais le poète est privilégié parce qu’il a la possibilité de pouvoir s’exprimer.
L’expression est un énorme privilège. Pour apprendre à connaître la langue, comprendre l’autre aussi. Pouvoir s’exprimer est un énorme privilège : à la limite, je n’en reviens pas. Je le mets sur le compte de la chance. Mais ce n’est pas une posture de mendiant. Certains écrivains n’arrivent pas à publier aussi, connaissent la misère. Il faut y penser.
Pour moi, il faut finir ce qui est commencé, je n’ai plus de revendication.
On note l’importance de l’autre dans l’adresse du poème mais l’écriture est-t-elle tournée vers l’autre ou tournée vers soi pour le redonner à l’autre ?
Non. La vérité est en soi. Je me sens autre que moi-même. C’est ma vérité. Ce qui est important, c’est être soi-même autre vis-à-vis de soi-même. Cela permet une vérité extérieure mais une vérité intime aussi.
Mais la psychanalyse nous permet de nous comprendre nous, d’être lucide, et de comprendre l’autre, sans pour autant plaquer sa vérité sur celle de l’autre.
La psychanalyse permet de découvrir sa propre intégrité. Comme l’amour. La vérité est à vivre en soi puis après, à vivre auprès des autres.
Quelle est la place de la majuscule dans vos recueils ? Le désir de s’effacer, de laisser toute latitude aux poèmes ?
C’est instinctif. Les tirets aussi. J’ai un certain goût pour la typo. J’aime qu’un livre ne soit pas unifié. Le tiret, j’en ai ressenti le besoin. C’est toujours le rêve de changer, de jouer. Les italiques sont importantes aussi mais pourquoi ? Ce n’est pas systématique non plus.
Quel est votre lien à la peinture ?
Ce n’est pas possible de me passer de peinture. Mon prochain livre sera illustré par Philippe Hénon. La couleur, la peinture, les dessins sont importants. La peinture est silencieuse. Regarder une œuvre aussi. J’ai un besoin fou de peinture, elle est essentielle à ma vie.
Et par rapport aux formes d’art ?
L’art vient d’abord, il est primordial. C’est le rapport le plus exact que nous ayons à la mort. Priver d’art, c’est priver de liberté. Depuis la naissance des temps. La grotte de Lascaux, est-ce de l’art ou pas de l’art ? Mais l’important est l’inscription, la trace physique.
Vous avez d’ailleurs déclaré « Ce qui s’inscrit dans l’espace, signes, gestes, est cela la sculpture » [2]
Oui, la sculpture est ce qui s’inscrit. Que dire ? Avant tout, l’importance de la beauté, de la grâce.
Ressentez-vous la même impression devant un paysage ?
Non
Et devant des ruines ?
Oui devant les ruines de Crête, c’est le poids de l’histoire, des générations qui m’ont précédé. La main qui se tend.
Vous l’avez évoqué tout à l’heure, « Je vis avec Mathieu Bénézet, je ne suis pas Mathieu Bénézet. », mais, entre le moi fictionnel et le moi autobiographique, les deux identités se mélangent-elles ?
Je ne fais pas de différence entre les deux moi, le moi autobiographique et le moi de l’écriture. C’est un mélange des deux. Je peux mêler des choses intimes qui m’apaisent et les mélanger avec d’autres formes, des éléments divers. L’écrivain est à la fois un homme biographique et une œuvre. C’est une fusion entre les deux. Je vous renvoie au titre de Pierre Rottenberg « je suis un homme et j’écris ». Il n’y pas de partage pour moi. C’est ce que m’a « appris » la littérature : tu es un homme et tu écris.
Je reviens sur une citation de vous : « Plus sérieusement : qui écrit n’est jamais l’auteur de ses livres, car on ne peut vivre et écrire avec à la mémoire ses propres livres, ce serait folie … » [3]
Non, on ne peut pas garder la mémoire de ses livres. Les livres ne m’appartiennent pas, je les abandonne.
Aux lecteurs ou à la vie ?
Aux deux. C’est extraordinaire de penser que quelqu’un achète un livre et le lit. C’est extraordinaire de se dire ça en tant qu’écrivain. En tant qu’homme, je le fais. Ecrire, c’est jeter une bouteille à la mer. J’aime le livre, il a un destin. Je suis dans la position de Paul Valéry décrite dans une lettre à son frère « je préfère être lu sept fois par la même personne que une fois par sept personnes ». L’important est de donner quelque chose. Au-delà de la reconnaissance. L’important est de durer.
Pourquoi ce titre L’Aphonie de Hegel ? Nous renvoie-t-il à l’impuissance de la philosophie ? Je reviens sur une de vos citations : « La poésie n’a pas pour tâche d’assurer la survie de l’homme mais sa fin ! Le philosophe et le poète sont requis par une même tâche : ils doivent, de concert, travailler à notre perte ! » [4]
Le titre entre en consonance avec la folie de Hölderlin. Je ne peux pas accepter certaines théories de Hegel sur la fin de l’art, l’art est mort. Le sens de ce titre serait : on s’arrête de parler, la poésie prend le relais.
La théâtralité est-elle une manière de mettre en scène les mots ?
Le théâtre est ma première passion, concomitante à la peinture. Comme la passion de la littérature. Chacun de mes livres est une pièce de théâtre ratée, dans le sens d’une écriture théâtrale. J’ai rencontré le théâtre très tôt, c’est une émotion énorme. Dans le théâtre, j’aime les chœurs. Faire les voix. J’ai écrit Ceci est mon corps, je n’aime pas le côté christique. Juste la voix.
L’émission de radio a-t-elle une influence sur l’écriture et l’inverse ?
Je connais en général les gens que je reçois mais pas toujours. J’aime découvrir. L’émission me nourrit intellectuellement. Recevoir des gens passionnés par l’écriture me plaît énormément. Je leur tire mon chapeau. Breton, Aragon, Bonnefoy, il faut leur rendre hommage, marquer notre reconnaissance. J’ai une passion pour la littérature. Ce n’est pas seulement la connaissance mais l’amour. L’écrivain est celui qui vit, aime, écrit. Aimer suppose de connaître.
cet entretien de Corinne Godmer avec Mathieu Bénézet pour remue.net a été réalisé le 26 avril 2007
[1] L’Aphonie de Hegel, Article Le Matricule des Anges, n°031, juillet aout 2000
[2] Choses parmi les choses, Ubacs, 1984, p 21
[3] Mathieu Bénézet, Alain Coulange, Considérations simples, simples considérations, collection Manifeste, Editions du Rocher, 1996, p 94
[4] Mon cœur mis à vif in Haine de la poésie, C. Bourgeois, 1979, p 32