l’eau est un corps brûlé

Elle avance vers toi.
D’ordinaire tu recules.

Autour de vous le dispositif des accessoires tourne en boucle. Armoires réfrigérantes pour les boissons. Distributeurs de gobelets, d’eau. Couverts en plastique. Sachets de sel et de poivre. Piles de serviettes en papier, boîtes cartonnées. Cornets, corbeilles. Faux plafond dissimulant un éclairage uniforme et violent.

Tu décris ce lieu, tu les décris tous.
Tu racontes son histoire, tu ne racontes rien.

Elle porte un tablier orange dont on voit les bretelles jaunes croisées dans le dos quand elle se retourne et se penche pour dire quelque chose à l’homme en cuisine. Un serre-tête retient ses cheveux.

Un film de quarante secondes qui précipite ses gestes, ses pas, la scène entière vers sa fin et sa reprise immédiate.

Tu as sous les yeux ce qui crève le cœur
sa voix qu’on n’entend pas.

Tablettes en formica, silhouettes attablées. Gros plans sur des cheveux bouclés, crânes ras, rouge à lèvres, joues creuses, doigts, dents. Sur les murs, les photos translucides commencent à jaunir.
Désolation des inventaires.

À la seconde 28, l’ombre cerne ses paupières.
On est au printemps, sous l’angle d’aujourd’hui tout est joué.

Dehors une rue grise, rideaux de fer baissés, reflets d’un néon sur le trottoir désert, fine pluie. Un dimanche en fin de journée.
Un job pour partir en août.

Ses tennis bleus glissent sur le carrelage blanc.
Tu t’écartes.
Elle a des boucles d’oreilles.
Elle est gracieuse.

Ses mains gantées s’agitent au-dessus des récipients, anchois, tomates, olives, poivrons, chorizo ou mozzarella. À emporter ou à consommer sur place.
Ce qui crève le cœur crève les yeux.

Tu répètes en boucle sur l’écran de l’ordinateur ce qui l’a fait tourner en vain tout un été entre les rues des Halles et les rues de Montpellier. La seconde chance était une malchance. Tu l’as compris en septembre quand tu as décroché le téléphone, tu as reconnu la voix qui donnait de ses nouvelles, ce n’était pas la sienne.

La mort n’en finit pas de renaître, ne distingue pas les causes des effets, la mer et le soleil, le sable du bitume.

Elle se tient droite derrière le comptoir transparent. Elle vous regarde avec attendrissement, son regard de toujours. Ceux qui la voient sont joyeux, leur joie l’attendrit. Elle trouve cette joie précoce, simplificatrice. Elle ne le dit pas. Elle accepte les tickets-restaurant. Elle sourit aussi. Elle enregistre la commande. Elle sourit.


« L’eau est un corps brûlé », dernière phrase de Gambara, Paris, juin 1837, Honoré de Balzac [1].

Dans Théorie des couleurs et des corps inflammables, et de leurs principes constituants : la lumière et le feu ; basée sur des faits, et sur les découvertes modernes [2], un ouvrage de M. Opoix inspecteur des Eaux minérales de Provins, de la Société de médecine et de celle des pharmaciens de Paris, de l’Athénée des arts et de la Société académique des sciences de Paris, de celle des sciences et arts de Strasbourg, etc., publié en 1808 à Paris chez Méquignon l’aîné et Gabon rue de l’École-de-Médecine, à la page 218, au paragraphe 558, on lit : « La nature se partage en corps inflammables et en corps brûlés. L’eau est du nombre de ces derniers… »

Dans l’édition de poche Garnier-Flammarion de Gambara, la note 114 de Marc Eigeldinger et Max Milner professeurs d’universités (Neuchâtel, Dijon) rappelle ce fragment de Novalis : « Toute flamme est un engendrement de l’eau [3]. »


13 juillet 2009
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[2Ce texte a été numérisé par Google. Lancer la recherche : « l’eau est un corps brûlé ».

[3Les fragments de Novalis ont été publiés par les éditions José Corti.