La đ cloche đ & le 𩮠cubitus đŠŽ
On a toujours tort dâĂȘtre confiant. Câest invariablement une catastrophe Ă la hauteur du succĂšs espĂ©rĂ© qui se produit. Ainsi partais-je crayon Ă lâoreille au lycĂ©e Ălisa-Lemonnier, sĂ»re de ma mĂ©thode. Ă coup certain, une maniĂšre de faire dĂ©coulerait de la situation que jâavais inventĂ©e avec les Ă©lĂšves.
Je ne suis pourtant pas de ces candides qui, toutes pĂ©tries de leur art, se figurent quâil suffit de lâĂ©voquer avec une passion douloureuse pour le transmettre aux ilotes. VoilĂ le chemin le plus direct vers le fond de lâimpasse. Non, pour intĂ©resser quelquâun Ă son sujet, il faut sâintĂ©resser au quelquâun. Le fait a Ă©tĂ© scientifiquement prouvĂ© par des gĂ©nĂ©rations de commis voyageurs â « Quel est votre pĂ©chĂ© mignon, Madame ? Les rubans ? Voyez mes beaux rubans. »
Munie de ce bagage, je me suis bien gardĂ©e dâaborder frontalement LA LITTĂRATURE. Jâai cachĂ© mon jeu aux Ă©lĂšves. Je me suis intĂ©ressĂ©e Ă leur sujet, qui est la raison de ma prĂ©sence parmi elles. Quâest-ce que la vie dâune jeune fille Ćuvrant dans un institut de beautĂ© ? Elles mâont racontĂ© des histoires renversantes. Elles ont un talent pour Ă©chafauder des rĂ©cits, les mimer, les conter. Or que sont le mime et le conte sinon des Ă©critures gestuelles et orales ? JâĂ©tais dĂ©jĂ bien contente.
Puis sâest prĂ©sentĂ© le problĂšme de la đ cloche đ. La đ cloche đ nâest plus de PĂąques, Ă ding dong. Câest une sonnerie moderne, sympathique, conçue pour instiller lâenvie furieuse de se prĂ©cipiter du cours de français Ă celui dâanglais. Je nâai rien contre la đ cloche đ, mais elle sonne trop souvent. Nous avions Ă peine le temps de nous mettre en train, commencer Ă bricoler des phrases, les Ă©pousseter, ranger les mots Ă leur bonne et due place. Le temps dâun swipe, il fallait switcher.
Ă peine arrivĂ©e, je voulais rĂ©volutionner lâĂducation nationale. Jâallais revoir les emplois du temps, rĂ©attribuer les salles â laissez-moi la clĂ© de Pronote, je vous arrange tout ça. Or on peut avoir les meilleures raisons du monde â lâunivers est mal fait ; je lâaurais pensĂ© diffĂ©remment ; si l’on mâavait consultĂ©e, nous ne serions pas aux portes dâun cataclysme Ă©cologique â, il faut savoir reconnaĂźtre ses propres symptĂŽmes.
Moi, quand je dĂ©barque quelque part, je veux tout changer. Beaucoup de gens ont du mal Ă composer avec la nouveautĂ©. Une fois quâelle nâest plus neuve, ça roule comme sur un skate. En attendant, mon premier mouvement consiste Ă incriminer le cadre. Cette stratĂ©gie a ses avantages. Voyez ces autrices pĂ©trifiĂ©es par la page blanche. Je nâai jamais rencontrĂ© un tel obstacle. Avec moi, câest toujours la faute du papier.
Mais revenons au lycĂ©e. Partie la fleur au crayon, aprĂšs une poignĂ©e de sĂ©ances Ă accumuler les histoires vues, vĂ©cues, rĂ©inventĂ©es, Ă force dâentasser tout ce chatoyant matĂ©riel dont, plus il sâaugmentait, moins je savais comment mây prendre, JâAI COMMENCĂ Ă DOUTER. Je ne devais en vouloir qu’Ă moi-mĂȘme. C’est que jâavais nĂ©gligĂ©, au premier Ă©pisode de ce blog, dâinclure le doute dans ma mĂ©thode.
Sans doute mon inconscient refoulait-il ce moment dĂ©sagrĂ©able oĂč lâenthousiasme tirebouchonne comme une vieille Burlington. On se fouette pour se relancer, la chaussette retombe de plus belle, et de dĂ©sespoir on remise tous ses beaux projets en se disant jâaurais mieux fait dâĂ©couter mon pĂšre, Ă cette heure je dirigerais un centre dâart contemporain et ferais les artistes de New York Ă Tokyo.
Le doute est lâĂ©tape fondatrice du travail. Câest le point oĂč lâinspiration, lâidĂ©e, la situation, appelez-la comme vous voulez, rencontre le rĂ©el. Et le rĂ©el, de prime abord, se dresse sur votre route comme un monolithe kubrickien. Il barre le chemin, obstrue la perspective, il empĂȘche jusqu’Ă ce que dâun os vous appreniez Ă faire un outil, et hop, lâhistoire de lâhumanitĂ© est lancĂ©e. Faites lâĂ©conomie du doute, jamais un cubitus ne serait transformĂ© en vaisseau intergalactique.
Me voici donc dans lâobligation de mettre Ă jour ma mĂ©thode :
Chapitre 1 : Trouver une situation (= đ” lâinspiration đ”)
Chapitre 2 : CĂŽtoyer les abĂźmes du dĂ©sespoir (= đ” le doute đ”)
Chapitre 3 : Domestiquer le 𩮠cubitus 𩮠(= đ” la recette đ” )
Chapitre 4 : Faire confiance Ă lâhumanitĂ© (= đ” le hasard đ” )
Ă ce point, je devine chez ma lectrice une certaine impatience. Se serait-elle fatiguĂ© les yeux Ă lire tous ces petits caractĂšres pour, au bout du deuxiĂšme Ă©pisode, revenir au point de dĂ©part ? Ma lectrice craint dâĂȘtre flouĂ©e, et je la comprends. Elle a peur qu’on la mĂšne par le bout du nez du suspense pour lui servir une fin dĂ©cevante. Je nâaurais pas moins peur Ă sa place. On les connaĂźt, ces autrices qui tournent autour du sujet par mĂ©fiance de ce qui mijote dans le pot. Il serait pourtant regrettable que, sous lâinfluence dâune terreur infondĂ©e, elle se prive du prochain Ă©pisode : 𩮠Domestiquer le cubitus đŠŽ.