Les papillons
14 juillet 1941, Jean Reboul dansait avec Jeanne Fleury des papillons plein les poches. La fête prévue avait été autorisée par le préfet, puis interdite le 12. On avait attendu jusqu’au dernier moment, car elle aurait pu être finalement autorisée ; des agents de la Gestapo aurait pu l’utiliser pour espionner, surprendre une conversation ou un visage, faire un exemple en public. Elle devait avoir lieu sur la pelouse d’Asnières au bord de Seine et se déroula clandestine dans une cour d’immeuble de Clichy, rue de Paris. Avant de venir, ils avaient bu du vin, un rouge très fort mais rallongé, bu comme jamais depuis des mois maintenant ; une fête nationale et un dégoût. Jeanne le serra plus fort aux aigus d’un accordéon. C’était la fête dans le noir car l’obscurcissement l’imposait, quelques bougies, sans plus, à la fois intime, des mains glissées dans les ombres, et effrayant, étrange, une fête sans visages. De manière générale, rien à manger et plus rien à boire, peu à partager mais certains avaient apporté un panier. On était serrés sur le pavé glissant et les amoureux partaient les uns après les autres. Jean savait qu’il n’oserait pas, et puis où iraient-ils ? De toute façon, il surveillait l’heure ; rendez-vous à une heure avec Lloubes au Châtelet face aux vespasiennes des Innocents. C’était aux papillons qu’il pensait, slogans et espoir de ramener des camarades dans les groupes. Jeanne en avait aussi dans son corsage pour les coller à Gennevilliers et Villeneuve. Il ne devinait pas de policiers surveillant la fête, infiltrés, mais les regards de certains commerçants qu’il n’aimait pas, peut-être des traîtres qui feraient rapport le lendemain et qui avait dansé eux-aussi. Ou plutôt non, ces gens-là restaient chez eux. Il se méfiait de tous et ne leur parlait pas. Et puis non, encore, plus que tout, il se moquait d’être vu. Il osa, au bout d’un moment, proposer à Jeanne de le suivre au bord de Seine, empruntant des ruelles sombres à faire peur et à faire rire, jusqu’aux terrains vagues et au petit bois près du fleuve. Ils se déchaussèrent et, les pieds dans l’eau, s’embrassèrent sous les arches métalliques du pont de Gennevilliers. Il se sécha difficilement les pieds en frottant chacun contre le bas opposé de ses jambes de pantalon, manquant d’équilibre. Jeanne resta nu-pied pour longer la Seine avant de retraverser les bois. Lui, partit à grandes enjambées sur le pont, qu’il traversa, Clichy-la-Garenne puis Paris, place de Clichy. Deuxième heure du 15 juillet quand il traversa les Grands boulevards à la hauteur du Crédit Lyonnais. La Lune se levait, réverbère géant, Grande Ourse dans le ciel ouvert derrière, Capricorne devant. Lloubes en pardessus beige faisait les cent pas dans les vapeurs d’urine autour du lieu. Reboul s’approcha et dit : Lafargue ? Lloubes acquiesça d’un murmure. Dans l’ombre lui tendit une poignée de papillons. Ils pointèrent les murs remplis d’inscriptions qu’ils ne pouvaient pas lire. Entrèrent pour pisser à n’y rien voir et Lloubes sortit un pot de colle d’une de ses poches, en tartina d’une spatule de cuisine le mur et par-dessus les graffitis invisibles ils plaquèrent les papiers, rarement une simple faucille & marteau, plus souvent un slogan –
Empêchez l’ennemi, sabotez et ralentissez.
Rejoignez L’Appel du Gaulois.
Ne capitule pas
Si de cette vie tu es las
Tu peux vivre, tu peux vivre
Tu peux vivre comme nous !
Dis-le mot qui te délivre
Refuse de vivre à genoux
L’ennemi vit dans nos maisons, il nous brime, nous gruge, nous vole et
nous pille ! Qu’ils sortent de chez nous d’abord, nous collaborerons
quand ils seront dehors !
Dites-moi où, en quel pays
Sont allés les moutons du Maine
Nos vaches grasses nos brebis
Et nos moutons de haute laine ?
Surpris par disette soudaine
Nous restons là, claquant des dents
Rien à mettre dans nos bedaines
– heures passées à écrire et corriger, compter les pieds, feuilleter le Quitard et lister les rimes, réécrire, justifier proprement. Jean Lloubes et Marie Couette, le lendemain de leur révocation, étaient revenus prendre la ronéo, simplement comme ça. […] Puis dans l’appartement d’Andrée à Clichy les vapeurs et le rouleau, les feuilles encore imbibées aussitôt découpées, l’écriture légèrement troublée par le procédé. Distribution aux camarades jusqu’au soir, pause pour boire ce que certains avaient pu trouver, ou voler, et aller danser rue de Paris avec les papillons en poche et Jeanne par la main, puis dans la nuit noircissant traverser le dix-septième, éviter le cœur du neuvième trop allemand, descendre vite par les rues les moins directes jusqu’à la fontaine, Poissonnière, d’Aboukir, du Louvre, Étienne Marcel, Montorgueil, enfin donner les tracts et puis, une fois collés il en restait encore.
Après, ils traversèrent la Seine, tête baissée, le pas vif et synchronisé, rue de la Ferronnerie, obscure, deux policiers, vêtus de noirs, débouchèrent – Messieurs ! Presqu’invisibles, on ne pouvait toutefois pas se méprendre. Pas le temps et déjà plaqués au mur, fouillés. Un policier alluma sa lampe torche, l’autre finit par sortir de la poche de Lloubes les papillons. Il recula et pointa sa lumière, ne distingua pas grand-chose mais tout jouait contre les deux suspects. Alors ? – Des poèmes pour ma mie – Lloubes reçut un coup du plat de la main sur l’oreille. L’autre policier fouillant Reboul fut bredouille. Menottés dans le dos, ils remontèrent rue aux Ours, de temps en temps un coup de matraque sur les épaules. Plutôt léger, humiliant, et répété au même endroit, laisserait un bleu. Regards furtifs car les deux prisonniers pensaient au deux contre deux, mais les menottes pour eux, et les armes pour les autres. Tour à tour, ils firent appel au patriotisme des policiers, Français eux-aussi, mais ne reçurent que des claques, et pour leur avoir dit qu’ils servaient les Fritz, un coup de matraque. Reboul jetait des regards désespérés aux rues qu’ils passaient, noires et désertes. Enfin : lumière faible, celle du commissariat, et volée de marches à monter comme celles d’un échafaud, ignorant de leur sort à venir, tout restait possible. Et là, on les laissa sur un banc – Pardon, Lafargue. J’ai pu lâcher les papiers dans le caniveau – Non, non, bien joué, tu sais quoi, on se connaît pas. J’avais les papillons et toi t’es pour rien – Pas question – Si on tombe tous les deux ça sert à rien, et moi je serais vite sorti, c’est rien. Un policier accouru pour les séparer mais la version pu tenir et seul Lloubes fut enfermé. Reboul prit de nouvelles baffes et fut jeté dehors à quatre heures. La Lune était haute, il haïssait la police française.